La façon dont Tony Blair a quitté son poste de premier
ministre en dit long sur la politique en Grande-Bretagne et dans le monde.
L’homme le plus détesté de Grande-Bretagne par une
bonne longueur, sa dernière prestation au Parlement lors de la période des
questions au premier ministre a ouvert la porte aux regrets nostalgiques, aux
louanges mutuelles et à la flagornerie. Alors que Blair a conclu son discours
en déclarant : « Je souhaite le meilleur à tous, ami ou ennemi, et
c’est ainsi, c’est la fin. » L’assemblée lui a donné une
ovation debout.
Le parlement n’a jamais été le témoin d’une
telle chose. Même les conservateurs se sont levés et ont applaudi, avec à leur
tête le chef du parti, David Cameron, qui avait auparavant donné un long
hommage sentimental au premier ministre sortant et à ses prétendues
réalisations.
Le déroulement de cette journée a fait mentir Blair qui
avait déclaré qu’il « n’avait jamais cessé de craindre »
les jours où il se présentait au parlement et que « c’est dans cette
crainte que l’on garde le respect ». Comme Simon Hoggart du Guardian
l’a noté, en réalité « ils ne l’ont jamais touché. Les députés
ont été, à de rares exceptions, les caniches du caniche. »
Dans le même esprit, le dernier jour de Blair devant
l’assemblée des députés a souligné combien on avait abandonné la
prétention de faire partie de formations politiques distinctes — avec
résultat que la Grande-Bretagne fonctionne maintenant, pratiquement, comme si
elle n’avait qu’un parti unique.
Ce développement n’est pas récent, mais est la
culmination de processus sociaux et politiques qui ont débuté en 1979 sous
Margaret Thatcher. Toutefois, pour comprendre à quel point la transformation de
la vie politique s’est complétée sous Blair, il est instructif de
comparer le départ des deux premiers ministres.
Les deux ont été des personnalités qui ont suscité des
divisions extraordinaires, et pourtant, les différences de leur départ
respectif ne peuvent être plus frappantes. Devant quitter ses fonctions à cause
de l’hostilité populaire et subissant un coup au sein de son propre
parti, la dernière déclaration de Thatcher devant le parlement — son
départ ayant été forcé par une motion de non-confiance — dénonçait le
socialisme et donnait des avertissements graves que les travaillistes
ramèneraient « le conflit et la confrontation » en Grande-Bretagne et
qu’ils renverseraient les privatisations des principaux services publics
effectuées par les conservateurs. Alors que son propre parti venait à son
secours, les députés travaillistes dénonçaient leurs homologues conservateurs
pour être des « hypocrites ».
S’il n’y a pas eu trace de division idéologique
lors du départ de Blair, c’est pour une bonne raison. La réponse du Parti
travailliste à la crise du pouvoir qui frappait le capitalisme britannique
— provoquée par la profonde impopularité et les divisions du Parti
conservateur — a été de finaliser l’abandon de son ancien programme
de réformisme social.
L’élection de Blair en tant que dirigeant
travailliste en 1994 a signifié la proclamation du « nouveau
travaillisme » et l’abandon de la clause 4 de la constitution du
parti sur la propriété sociale des moyens de production. En conséquence, la
victoire électorale des travaillistes lors des élections qui ont suivi en 1997
n’ont pas confirmé les avertissements de Thatcher, loin de là. Blair a
plutôt été son disciple sur les questions économiques et a promis de soumettre
encore plus les questions sociales aux nécessités d’une économie de
marché et de la concurrence mondiale.
Ce qui a été appelé la « Troisième Voie » des
travaillistes, ou parfois « blairisme », n’était en réalité
qu’une présentation sous un jour différent de l’orthodoxie
thatchérienne. La politique économique du Parti travailliste a consisté à
continuer la déréglementation, y compris en mettant un terme au contrôle de la
Banque d’Angleterre par le pouvoir central, et à accroître la
privatisation des systèmes de santé et d’éducation. De plus, les
prestations universelles d’aide sociale ont été remplacées par un système
basé sur le niveau de richesse individuelle.
L’effet net a été une redistribution des richesses
sans précédents historiques des travailleurs vers les super-riches. Les mille
personnes les plus riches de Grande-Bretagne ont plus que triplé leur richesse
dans les dix ans où Blair fut au pouvoir. En conséquence, la Grande-Bretagne
est présentement le pire parmi les pays industrialisés en terme de mobilité
sociale, derrière même les Etats-Unis. L’an dernier, pour la première
fois, la Grande-Bretagne a dépassé les Etats-Unis en ce qui concerne le nombre
moyen des heures travaillées.
Les conservateurs ne trouvent rien dans le programme
économique des travaillistes avec lequel ils puissent être en désaccord, ce qui
explique la tentative de Cameron de se présenter comme l’héritier naturel
de Blair et son aversion déclarée pour les disputes entre partis politiques. Le
successeur de Blair, Gordon Brown, a lui aussi proclamé que « le besoin de
changement ne peut être satisfait par la vieille politique » et qu’il
ira « plus loin que le commandent les intérêts étroits de parti »
pour « construire un gouvernement qui utilisera tous les talents »
des « hommes et des femmes de bonne volonté ». Il a déjà fait des
ouvertures aux démocrates libéraux, offrant à Shirley Williams — une des
dirigeantes de l’ancien Parti social-démocrate, un parti né d’une
scission à droite du Parti travailliste — un poste de conseillère et
invitant l’ancien dirigeant du parti, Paddy Ashdown, à se joindre à son
conseil des ministres. Le leader du monde des affaires, Alan Sugar, a aussi été
nommé conseiller pour les affaires.
Il y a aussi essentiellement unité sur la question de la
politique étrangère britannique, malgré le désastre en Irak.
Il est universellement reconnu que c’est
l’hostilité populaire à la guerre en Irak et à l’occupation qui
continue encore à ce jour qui a forcé Blair à quitter ses fonctions plus tôt
qu’il l’aurait voulu. Et pourtant, dans son dernier discours, Blair
a pu défendre sa décision de se joindre à l’assaut sous direction
américaine. Personne n’était en position de l’attaquer sur ce
point.
Brown et la vaste majorité du Parti travailliste ont
soutenu la guerre, tout comme les conservateurs. Les deux partis ont travaillé
d’arrache-pied pour s’extirper de la débâcle de l’Irak et de
ses conséquences à l’intérieur. Mais il est difficile de réussir.
Jamais les critiques au sein des cercles dirigeants ne sont
allées plus loin que des plaintes envers Blair pour avoir lié trop étroitement
les intérêts de la Grande-Bretagne à ceux des Etats-Unis, en particulier aux
néo-conservateurs de l’administration Bush. Plusieurs croient qu’il
aurait été possible d’obtenir plus ou que si elle avait gardé une plus
grande indépendance diplomatique, la Grande-Bretagne aurait pu devenir une
influence pour contenir Washington. Personne, toutefois, n’a sérieusement
proposé de rompre avec les Etats-Unis. Plutôt, la Grande-Bretagne a offert de
prendre une plus grande part de responsabilité en Afghanistan pour compenser
une réduction des troupes au sud de l’Irak.
Pour aller plus loin, il faudra que se développe un bloc
des puissances européennes qui pourrait servir de contrepoids aux Etats-Unis.
Mais malgré des inquiétudes largement répandues à Berlin et à Paris sur la
façon dont Washington a déstabilisé le Moyen-Orient, la perspective d’une
défaite américaine en Irak les inquiète encore plus.
Cela peut expliquer en partie pourquoi l’attitude
politique si déconnectée de la réalité affichée lors des adieux de Blair au
parlement s’exprima aussi dans la réaction des milieux internationaux.
Durant les derniers jours où Blair était encore en poste,
l’administration Bush a tenté avec acharnement de l’imposer au
Quartette du Moyen-Orient — les Etats-Unis, l’Union
européenne, la Russie et les Nations unies — en tant qu’émissaire
pour la « paix ». La nomination de Blair à un tel rôle constitue un
acte d’indifférence cynique, encore un autre pied de nez calculé des
grandes puissances à l’opinion populaire. Des millions de personnes de
par le monde perçoivent Blair comme un criminel de guerre à cause de ce
qu’il a fait en Afghanistan et en Irak, son opposition à un cessez-le-feu
durant l’offensive d’Israël l’an dernier contre le Liban, et
ses tentatives visant à encourager les luttes de factions entre les
palestiniens. Son nom est synonyme de promotion de la guerre au Moyen-Orient au
nom de l’administration Bush.
Mais c’est précisément pour cette raison que les
Etats-Unis ont mis de l’avant sa candidature pour remplacer
l’ancien président de la Banque mondiale James Wolfensohn. Il est
l’homme de Washington, ayant pour tâche d’établir à tout prix son
hégémonie sur les réserves de pétrole du Moyen-Orient.
Tous le savent. La Russie était clairement opposée à la
nomination de Blair, tout comme l’Allemagne, qui n’avait été
informée qu’à la dernière minute. Et malgré tout, après un court délai, Blair
fut choisi — pour causer plus de dégâts et de souffrances contre
les peuples du Moyen-Orient.
Plusieurs commentateurs ont été étonnés de la façon dont
Blair a quitté le 10 Downing Street et été assigné à son nouveau poste.
Jonathan Freedland du Guardian nota qu’étant donné que la
« réputation de Blair était entachée à jamais par l’invasion de
2003 », sa « sortie gracieuse » et « la manière dont il fut
choisi » laissaient « perplexe ».
« Existe-t-il un précédent à cela ? »
s’est-t-il demandé, mentionnant qu’Anthony Eden de Grande-Bretagne
n’avait pas survécu à la crise de Suez de 1956, que le président Lyndon
Johnson était « dépassé par son intensification de la guerre du
Viêt-nam » et que la « guerre du Liban de 1982 avait eu un effet
semblable sur Menachem Begin ».
« Le cas de Blair ne concorde pas avec ces
exemples » a-t-il poursuivi, déclarant que son assignation en tant
qu’émissaire au Moyen-Orient « laisse croire qu’il aurait
réussi à être réhabilité instantanément, du moins au sein des dirigeants
mondiaux ».
Blair peut continuer d’occuper un important poste politique,
car il n’est pas, au véritable sens du terme, un politicien britannique —
ce qu’il confirma immédiatement en déclarant qu’il allait quitter
son poste de député de Sedgefield.
Pas plus que sa dépendance envers Bush ne fait de lui —
à proprement parler — un politicien américain. Plus justement, il est la
créature politique d’une oligarchie financière mondiale qui dicte la
politique économique et sociale aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et à travers
le monde — sur la seule base de son propre enrichissement personnel.
Le départ de Blair coïncida avec la sortie d’une
étude de 71 pays par la banque d’investissement Merrill Lynch et la
société de conseil Capgemini, dévoilant comment les 100.000 personnes les plus
riches du monde avaient presque réussi à s’isoler du reste de la société.
Selon l’étude, pour l’an dernier, la « mondialisation de la
création de richesse » avait vu la richesse de la « valeur nette des
plus riches individus » croître de 11,4 pour cent — haussant
leurs avoirs totaux à 37.200 milliards $, plus de 15 fois la production
annuelle de l’économie du Royaume-Uni.
Cette couche est non seulement désintéressée par la
situation à laquelle fait face la très grande majorité de l’humanité —
ses propres fortunes dépendent de la continuation de son appauvrissement.
Les développements politiques qui ont pris place aux Etats-Unis
et en Grande-Bretagne au cours des deux dernières décennies étaient en quelque
sorte une première historique, en ce sens que la domination de cette minuscule
et fabuleusement riche couche fut atteinte le plus rapidement et de la manière
la plus achevée dans ces deux pays. Mais le même développement se déroule à
travers l’Europe et internationalement. Son impact le plus significatif a
été le réalignement fondamental de la politique officielle vers la droite et la
perte de représentation des masses de la population qui en a résulté.
Durant des années, le départ éventuel de Blair était
présenté comme une possibilité de changement de cap et de gouvernement plus à
l’écoute des sentiments de l’électorat. Plutôt, l’image
officielle de Blair en tant qu’homme politique chevronné et la servilité
du parlement envers lui ont confirmé que — sur les questions
fondamentales de l’agression impérialiste et de la réaction sociale —
tout se poursuit comme par le passé. Ainsi, la rupture entre les travailleurs
et l’establishment politique au complet provoquera nécessairement un
réalignement politique inverse dans la classe ouvrière — un réalignement
vers la gauche devant être basé sur une perspective anti-impérialiste et
socialiste.