Lors du bref, mais intense sommet qui a eu lieu à la
propriété de la famille Bush à Kennebunkport dans le Maine, le président russe
Vladimir Poutine a surpris son homologue américain, George W. Bush, pour la
deuxième fois en moins d’un mois.
Des responsables américains et russes s’étaient
entendus lors des préparatifs de la rencontre qui a duré moins de vingt-quatre
heures qu’aucune proposition importante ne serait faite par l’un ou
l’autre des protagonistes. L’administration Bush en particulier
s’inquiétait de soulever la moindre attente d’une avancée sur une
des nombreuses questions géostratégiques qui ont contribué à intensifier les
conflits entre Washington et Moscou. Ces conflits atteignent aujourd’hui
un niveau insurpassé depuis la fin de la Guerre froide il y a près de vingt
ans.
Toutefois, Poutine a profité de la rencontre — qui a
eu lieu à sa demande — pour élargir la demande surprise, qu’il
avait lancée lors du sommet du G8 du mois passé, de transformer la proposition
de développer un bouclier anti-missiles américain dans les anciens pays de
l’Europe de l’Est ayant fait partie du Pacte de Varsovie en un
projet conjoint des Russes et des Américains basé dans une installation
militaire russe dans l’ancienne république soviétique d’Azerbaïjan.
Tant la première proposition qui fut faite en Allemagne le
mois dernier que la version augmentée faite sur le bord de la mer dans le Maine
ont pour but de bloquer les tentatives d’encerclement de la Russie par
les Etats-Unis.
Après une brève excursion de pêche de Poutine, Bush et son
père, l’ancien président H.W. Bush, le président américain a donné une
description des pourparlers avec Poutine qui ne pouvait pas engager à moins.
« Nous avons eu une bonne discussion décontractée sur
une variété de questions, a dit Bush. Vous savez, il y a eu des moments dans
notre relation où nous avons été d’accord sur des questions et il y a eu
des moments où nous n’avons pas été d’accord sur des questions.
Mais je sais maintenant une chose de Vladimir Poutine, c’est qu’il
est constant, transparent, honnête et qu’il est facile de discuter
d’ouvertures et de problèmes avec lui. »
Poutine, quant à lui, a tenté de jeter une lumière plus
positive sur les pourparlers, déclarant que Bush et lui avaient « discuté
de pratiquement l’ensemble des questions bilatérales et des questions
internationales ». Il a ajouté : « Nous cherchons les
points de contact de nos positions respectives et, souvent, nous les
trouvons. »
La réponse des deux hommes aux questions des journalistes,
toutefois, n’a laissé aucun doute sur le fait que « les points de
contact » de la position américaine et de la position russe n’avaient
pas rapproché les deux parties d’un accord concret sur les principaux
points en litige.
Lorsqu’on lui demanda s’il avait été en mesure
de convaincre Poutine d’appuyer des sanctions économiques des Nations
unies plus sévères contre l’Iran et son programme nucléaire, Bush
répondit : « Je m’inquiète au sujet des Iraniens qui tentent de
développer les technologies et le savoir-faire nécessaires à l’arme
nucléaire. Le président partage ce point de vue — j’hésite un peu à
parler pour lui, mais je crois qu’il partage les mêmes
inquiétudes. »
Pour sa part, Poutine n’a fait que réitérer son
engagement à poursuivre les négociations sur la question nucléaire iranienne au
Conseil de sécurité de l’ONU — probablement pour
s’opposer à une action unilatérale des Etats-Unis — et il a déclaré
que les pourparlers entre l’Iran, le Haut représentant pour la Politique
étrangère de l’Union européenne Javier Solana et l’Agence
internationale de l’énergie atomique (AIEA) avaient produit « des
données et des informations positives ».
La Russie, contrairement aux Etats-Unis, a
d’importants intérêts économiques en Iran et est impliquée non seulement
au niveau de ses industries pétrolières et d’énergie nucléaire, mais
aussi dans la vente d’armes conventionnelles, d’avions et
d’autres marchandises manufacturées.
De plus, Moscou entretient ses propres relations complexes
avec Téhéran, percevant une guerre américaine contre l’Iran comme une
menace stratégique intolérable, bien qu’au même moment les ambitions
régionales de la République islamique soient sources de conflits, en menaçant
de réveiller l’islam politique dans les territoires frontaliers de la
Russie et dans les anciennes régions soviétiques de l’Asie centrale.
Lors d’une récente conférence à Téhéran qui
réunissait les cinq nations bordant la mer Caspienne, cette complexe relation a
trouvé expression dans une déclaration du ministre russe des Affaires
étrangères, Sergei Lavrov, qui a affirmé que la Russie était la seule des cinq
à posséder la puissance militaire nécessaire pour défendre la région contre
« l’avarice et les ambitions des ennemis étrangers ».
Le malaise croissant de Moscou face au développement
continu de l’influence militaire américaine dans les anciennes
républiques soviétiques de l’Asie centrale sous le prétexte de lutte
contre le terrorisme s’est profondément accentué par la proposition du
bouclier anti-missiles américain.
L’administration Bush a fait passer ce plan visant à
déployer des batteries anti-missiles en Pologne et des installations radar en
République tchèque pour un bouclier défensif contre les attaques
d’« Etats voyous », et en particulier l’Iran.
Le gouvernement russe juge que cela n’est qu’un
prétexte et soutient que l’Iran ne constitue pas une telle menace et que
ces installations menaceraient plutôt la sécurité de la Russie. À la veille du
sommet, le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, avait déclaré :
« Si les Etats-Unis déploient un radar en République tchèque, ce radar
sera dirigé contre nous, car il n’existe aucune autre cible. »
Au même moment, Poutine accuse le projet américain de
marquer une résurgence de la course aux armements nucléaires qui exigerait
inévitablement une réaction de la part de Moscou, y compris la redirection de
son propre arsenal nucléaire vers l’Europe.
Le président russe alla même jusqu’à comparer la
politique étrangère des Etats-Unis à celle du Troisième Reich d’Hitler et
à qualifier Washington — ce qui n’est pas inexact — du
« principal violateur des libertés et droits humains à l’échelle de
la planète ».
La proposition d’utiliser l’Azerbaïdjan comme
site alternatif pour le bouclier anti-missiles proposé par les États-Unis, le
plaçant sous contrôle conjoint des États-Unis et de la Russie, visait
clairement à miner et mettre à nu le plan offensif de l’administration.
Depuis, les représentants américains, y compris le secrétaire à la Défense,
Robert Gates, ont tenté de repousser la proposition russe en décrivant la base
d’Azerbaïdjan comme obsolète pour les besoins de Washington.
Poutine a utilisé la rencontre de Kennebunkport pour
contrer ces objections, tout en élaborant sur la proposition russe. En plus de
proposer la modernisation de la base d’Azerbaïdjan, le président russe
proposait d’amener plus de nations européennes dans le processus
décisionnel sur le déploiement du bouclier antimissile envisagé et a offert
l’utilisation d’autres sites dans le sud de la Russie.
À la lumière de sa proposition, insistait Poutine,
« Il ne serait plus nécessaire de créer d’autres sites en Europe
– je veux dire les sites en République tchèque et la base de missiles en
Pologne. »
Tout en décrivant les propositions de Poutine
« d’innovatrices » et de « vraiment sincères » Bush a
été très clair sur le fait que son administration n’avait pas
l’intention d’abandonner son plan initial d’introduire la
puissance nucléaire américaine en Europe de l’Est. « Comme je
l’ai dit à Vladimir, a-t-il dit, je pense qu’il est nécessaire
que la République tchèque et la Pologne fassent partie intégrante du
système. »
Bush et Poutine n’ont fait aucune référence aux
autres points récents de discordances dans la relation entre les États-Unis et
la Russie : la proposition appuyée par les États-Unis et préparée aux
Nations Unies de déclarer la province serbe du Kosovo, avec sa population
ethnique majoritairement albanaise, indépendante de la Serbie – qui en a
perdu le contrôle effectif à cause de l’intervention militaire de
l’OTAN en 1999 – au lieu d’offrir plus d’autonomie à la
province. Moscou dont les liens avec la Serbie remontent à avant l’Union soviétique
et qui fait face à ses propres conflits avec des territoires sécessionnistes
comme le Tchétchénie, a menacé d’utiliser son veto au conseil de sécurité
pour bloquer le plan. Washington a laissé entendre qu’il pourrait en
contrepartie reconnaître unilatéralement l’indépendance du Kosovo.
Malgré toutes les déclarations d’admiration mutuelle
et de « chaleur » entre Poutine et le clan Bush, le mini sommet de Kennebunkport
n’a fait que souligner le conflit continu entre l’impérialisme
américain et la Russie. Ce conflit est enraciné dans les inquiétudes
croissantes au sein de la nouvelle élite dirigeante de Russie envers la menace
que le militarisme américain pose à ses intérêts financiers et géostratégiques.
Ces tensions sont alimentées, d’un côté, par la
confiance grandissante de cette couche dirigeante et de l’Etat russe
suite à croissance importante de l’économie russe à cause de la richesse
générée par ses vastes ressources énergétiques. De l’autre côté, on
considère de plus en plus que la puissance américaine faiblit à cause de
l’approfondissement de la débâcle en Irak.
Il y a de cela seize ans, Bush père — qui est allé pêcher
avec son fils et Poutine lundi passé — occupait la Maison-Blanche au
moment de la dissolution de l’Union soviétique et des proclamations euphoriques
d’un « monde unipolaire » et de l’émergence de
l’impérialisme américain en tant qu’unique superpuissance
mondiale. Aujourd’hui, son fils récolte les fruits amers de
l’orgueil démesuré de Washington, y compris la réapparition d’une
Russie nationaliste dotée de l’arme nucléaire. Les conflits tendus entre
les intérêts des Etats-Unis et ceux de la Russie menacent de déstabiliser
encore plus la situation internationale avec des conséquences potentiellement
catastrophiques.