Le siège de Lal Masjid, ou Mosquée rouge, d’Islamabad
par l’armée pakistanaise s’est terminé brutalement mardi dernier
dans de violents combats qui ont coûté la vie à de nombreuses personnes. Citant
des sources au sein de l’armée pakistanaise, le réseau de télévision Dawn
News avait rapporté mardi en fin de journée, alors que les combats se poursuivaient,
que 88 civils et 12 commandos de l’armée avaient été tués.
Il était cependant impossible à ce moment de déterminer
avec exactitude le nombre de morts. Un porte-parole de l’armée, le major
général Waheed Arshad, n’a pas voulu donner un décompte précis, affirmant
sans mâcher ses mots : « Nous ramasserons les corps lorsque
l’opération sera complétée. »
On croit que de nombreuses victimes seraient de jeunes
étudiants de la madrassa, venant de familles pauvres et des régions déchirées
par les conflits comme le Cachemire et la province de la frontière du
Nord-Ouest. Pendant que la mosquée était assiégée, des gens très agités se
rassemblaient aux coins des rues, à l’extérieur des barricades de fils
barbelés érigées par l’armée, espérant des nouvelles de leurs enfants ou
de membres de leur famille coincés à l’intérieur.
« Il reçoit de l’argent pour chaque étudiant
des Etats-Unis, de l’Europe et d’ailleurs », a affirmé Badshah
Rehman, dont les deux fils étaient à l’intérieur de la mosquée, parlant
du dictateur militaire du Pakistan soutenu par les Etats-Unis, le général Pervez
Musharraf. « Il a tué nos enfants pour de l’argent », a-t-il
déclaré à l’agence de presse Reuters, poursuivant sa vigile avec
d’autres parents.
Mardi, dès le début de la matinée, Islamabad fut secoué par
une série d’explosions et de tirs nourris d’armes automatiques. La
mosquée assiégée est située au centre de la ville et les combats se sont
déroulés à proximité d’édifices gouvernementaux et de quartiers
résidentiels où demeurent des représentants de l’Etat. La majeure partie
de la capitale pakistanaise était soumise à un couvre-feu, ses habitants
n’ayant pas le droit de circuler dans les rues. Certains reportages
faisaient mention de civils ayant été touchés par des balles perdues à près
d’un kilomètre de la mosquée.
L’opération fut exécutée par plusieurs milliers de
soldats pakistanais. Selon certains reportages, Musharraf aurait
personnellement coordonné l’attaque, qui était dirigée par un commando
d’élite qui avait été précédemment sous ses ordres. Le fait que les
combats se poursuivaient toujours, 17 heures après le début de l’assaut,
témoignait de la ténacité de la résistance.
Les soldats et les policiers pakistanais gardèrent les
médias loin de la mosquée et interdirent l’accès aux hôpitaux dans le but
de contrôler l’information sur les morts et les blessés, qui pourrait
s’avérer encore plus horrible que ce qui a été rapporté jusqu’ici.
On menaça même d’abattre les journalistes qui tentaient de franchir ce
périmètre.
Parmi ceux qui ont été tués à la mosquée de Lal Masjid se
trouvait son recteur Abdul Rasheed Ghazi. Le porte-parole du ministère de
l’Intérieur, le brigadier Javed Cheema, a déclaré à la presse
pakistanaise qu’il avait trouvé ce dernier barricadé au sous-sol de la
mosquée en compagnie de femmes et d’enfants. Le brigadier a soutenu que,
après que les militants eurent fait feu sur les troupes, « Les soldats
répliquèrent et il fut tué dans les affrontements. »
On ne sait pas ce qui est advenu des femmes et des enfants
qui étaient avec Ghazi, mais en appelant d’un téléphone cellulaire à
l’intérieur de la mosquée, un homme rapporta qu’il y avait
« des cadavres partout » et que la mère de Ghazi avait été tuée.
L’armée et le gouvernement qualifiaient couramment les femmes et les
enfants se trouvant dans l’enceinte de « boucliers humains », mettant
ainsi leur mort sur le compte des chefs de la mosquée. Ces derniers ont
toutefois insisté que ceux qui étaient demeurés dans l’enceinte
l’avaient fait volontairement.
Le massacre fut ordonné par Musharraf afin, semble-t-il,
d’apaiser les demandes de Washington pour des mesures plus drastiques
contre les forces islamiques radicales et pour contenir l’effondrement de
sa propre position politique au Pakistan.
Cependant, il y a fort à parier que cette violente attaque
contre la mosquée et les nombreuses morts déstabilisera encore plus le Pakistan
et pourrait ne s’avérer que la première bataille d’une guerre
civile.
Des centaines de supporters armés des assiégés de la
mosquée ont bloqué l’autoroute stratégique de Karakorum dans
l’Himalaya, une route commerciale clé entre le Pakistan et la Chine. Les
manifestants, beaucoup d’entre eux des étudiants de madrassas locales,
ont juré de mener une djihad contre le régime de Musharraf.
Lundi dans la région du Bajaur dans la province de la frontière
du Nord-Ouest, à la veille de l’attaque contre la mosquée, 20.000 membres
de tribus, dont plusieurs avec des fusils d’assaut, ont manifesté dans
les rues en opposition au siège de la mosquée, scandant « Mort à Musharraf ! »
et « Mort aux Etats-Unis ! » Selon les reportages de la presse,
le régime pakistanais avait déployé une division d’environ 20.000 soldats
dans la région agitée, qui borde l’Afghanistan.
Les forces d’occupation en Afghanistan, menées par
les Etats-Unis, ont procédé à des tirs de missiles sur des cibles dans la
région, causant ainsi de nombreux morts, et ont exigé d’Islamabad la
permission de mener des opérations de « poursuite » au-delà de la
frontière jusque dans le Bajaur et dans d’autres régions du nord-ouest.
L’intensification d’une crise entre le régime de Musharraf et les
forces islamiques pourrait fournir le prétexte nécessaire à une intervention
majeure des Etats-Unis au Pakistan.
Un porte-parole du département d’Etat a indiqué que
Washington approuvait ce massacre. « Le gouvernement du Pakistan a agi de
manière responsable », a-t-il déclaré. « Tous les gouvernements ont
la responsabilité de maintenir l’ordre. »
Negroponte livre
son message
À la veille de la bataille, l’ambassadeur américain
aux Nations Unies, John Negroponte, qui avait visité Islamabad le moins
dernier, déclara lors d’un interview à Voice of America :
« C’est une question qui je crois doit être réglée par le
gouvernement et les autorités, y compris les représentants des forces de
sécurité du gouvernement pakistanais. Ce n’est pas à nous de le dire.
Nous allons donc respecter la décision prise par le gouvernement du Pakistan,
quelle qu’elle soit. »
Negroponte, un vétéran d’un nombre considérable de massacres
organisés par les États-Unis, de l’Amérique centrale à l’Irak,
était excessivement modeste. Il ne fait aucun doute que sa discussion avec Musharraf
et les autres officiels pakistanais contenait un ultimatum de Washington
qu’il termine le travail contre les islamistes.
Le Président Bush, lors d’une apparition à Cleveland
mardi, a clairement endossé le massacre à Islamabad. « Je l’aime et
je l’apprécie, » a dit Bush à propos du dictateur Musharraf, le
décrivant comme « un allié fort dans la guerre contre ces
extrémistes. »
Le fait que ces « extrémistes » soient en large
mesure le sous-produit de la politique poursuivie par Washington et par ses
alliés dans la région, dont le régime militaire pakistanais, est passé sous
silence.
La tension entre la mosquée et le gouvernement Musharraf
est devenue de plus en plus aiguë dans les derniers mois en raison, d’une
part, d’une campagne gouvernementale pour s’approprier des terrains
supposément occupés illégalement par les mosquées, et d’autre part,
d’une escalade des demandes soulevées par les islamistes pour que la charia
soit imposée dans la capitale et à travers le pays. Les étudiants de la mosquée
rouge menaient une campagne pour établir leur propre vigile, attaquant des
magasins qui vendaient des DVD et des cassettes vidéo et, dans un incident
largement couvert le mois dernier, enlevant un groupe chinois d’un salon
de massage.
Cet épisode a provoqué des protestations à Pékin ainsi que
la colère du gouvernement pakistanais, qui compte la Chine parmi ses
partenaires commerciaux et alliés les plus proches.
Mais ces relations n’ont pas toujours été aussi
empoisonnées. Ce n’est pas par hasard que le centre principal de la
mosquée se trouve à quelques coins de rue seulement des quartiers généraux des
services de renseignement militaires pakistanais, le ISI. Durant plusieurs
années, Lal Masjud était virtuellement une mosquée gouvernementale, profitant
du patronage des dirigeants militaires successifs, à commencer par Ayud Khan il
y a plus de 40 ans.
C’est sous le dernier dictateur militaire, Zia ul Haq,
que la mosquée a commencé à être étroitement impliquée dans la politique alors
poursuivie par le régime pakistanais et les États-Unis dans la région. Elle
servit de base idéologique et matérielle significative aux combattants moudjahidin
luttant contre l’Union soviétique en Afghanistan. En retour, Zia accorda
l’exclusivité immobilière à l’endroit même où se sont déroulés les
combats d’hier.
Maulana Abdullah, le clerc musulman qui a dirigé la mosquée
pendant des décennies, a été assassiné en 1998. Ses fils – Abdul Aziz,
maintenant sous garde policière, et Abdul Rashid, tué lors de l’Assaut –
prirent en charge Lal Masjid, maintenant des liens étroits avec les successeurs
des moudjahidin, y compris les talibans afghans et Al Qaïda – une
relation qu’ils partageaient avec le régime pakistanais et le ISI.
Les relations entre la mosquée et Musharraf se
détériorèrent après septembre 2001, lorsque le dirigeant pakistanais appuya
l’invasion américaine de l’Afghanistan et le renversement du régime
des talibans. Cependant, malgré leurs dénonciations de ses politiques, Musharraf
traitait les islamistes avec une relative tolérance, les voyant comme un contre-poids
à l’opposition venant de la gauche.
Il ne fait pas de doute que le dictateur pakistanais a pris
une décision politique calculée en mettant fin au siège de Lal Masjid par un
bain de sang. Dans les premières heures de mardi, une équipe de négociateurs
de haut niveau dirigée par Chaudhry Shujaat Hussein, un ancien premier ministre
et dirigeant de la Ligue musulmane du Pakistan, avait préparé une entente pour
l’évacuation de la mosquée. Cependant, lorsque le document a été présenté
à Musharraf, celui-ci révisa presque tous les termes de l’entente, la rendant
caduque. Peu de temps après, l’attaque de la mosquée commençait.
Si le besoin de rentrer dans les bonnes grâces de
Washington était sans doute un facteur décisif dans les calculs de Musharraf,
un autre était la crise politique profonde qui frappe son régime.
Les soulèvements populaires déclenchés par son limogeage du
juge en chef du Pakistan, Chaudhry Iftikhar, avaient entraîné des critiques
acerbes de son gouvernement et un questionnement sur sa capacité de rester au
pouvoir, particulièrement au sein de l’establishment politique et médiatique
américain. L’effusion de sang à Lal Masjid a changé la teneur du débat
politique, Musharraf étant maintenant présenté comme un allié clé dans la
« guerre à la terreur ».
On spécule aussi qu’il pourrait utiliser le siège et
les soulèvements qui devraient s’ensuivre comme un prétexte pour imposer
un nouvel état d’urgence, contournant ainsi les élections présidentielles
et parlementaires prévues dans les prochains mois.
Musharraf peut tenter de procéder à un tel coup en alliance
avec le Parti populaire du Pakistan (PPP) de Benazir Bhutto, qui a indiqué être
prêt à faire cause commune avec le chef militaire au nom du maintien du
sécularisme contre les islamistes.
Le quotidien pakistanais Dawn a noté mardi que le
PPP avait presque fait dérailler l’adoption d’une déclaration
commune lors d’une conférence regroupant plusieurs partis, tenue par
l’opposition pakistanaise à Londres le week-end dernier.
Alors que d’autres partis avaient prôné la démission
en masse de leurs membres des assemblées législatives nationales et
provinciales existantes si Musharraf essayait d’utiliser ces organes pour
se donner un autre mandat sans élection, « le PPP, qu’on croit déjà
en négociations secrètes avec le gouvernement, ne voulait pas s’engager à
ce que ses parlementaires quittent les assemblées, comme les autres partis sont
apparemment déterminés à faire si le général-président va de l’avant avec
ses plans », a fait savoir le journal.
Quel que soit l’arrangement que pourraient concocter
les factions rivales de l’élite pakistanaise, le massacre de Lal Masjid
est un autre signe de la profonde instabilité de toutes les institutions
politiques du pays et de la menace montante qu’un important « allié
dans la guerre à la terreur » de Washingtion sera plongé dans une crise
révolutionnaire.
(Article original anglais paru le 11 juillet 2007)