La décision de la compagnie Airbus de supprimer 10 000
emplois est le point culminant d’une large offensive visant à ramener le
niveau de vie de tous les travailleurs européens à celui de leurs
grands-parents et arrière-grands-parents. Les événements actuels chez Airbus ne
sont pas un sujet de préoccupation uniquement pour les travailleurs et les
employés de l’entreprise, mais pour tous les travailleurs et les jeunes
en Europe, qui ne sont pas prêts à accepter un retour aux conditions sociales
prévalant dans les années 1930.
Les événements chez Airbus soulignent les problèmes
fondamentaux auxquels sont confrontés les travailleurs de par le monde :
la subordination de tout développement économique à long terme aux intérêts à
court terme d’une aristocratie financière visant à maximiser le taux de profit ;
les attaques permanentes sur le niveau de vie et les emplois ; la faillite
des syndicats, qui n’ont aucun moyen de s’opposer à ces
développements et qui font office de co-gestionnaires dans les grandes entreprises ;
et le rôle pernicieux joué par les gouvernements, qui divisent les travailleurs
selon les nationalités — montant les travailleurs de chaque pays les uns
contre les autres.
La défense des emplois et des acquis sociaux, la possibilité
même du progrès technologique et culturel, requiert une stratégie politique fondamentalement
nouvelle. La contestation syndicale et les pressions sur les élites dirigeantes
ne suffiront pas. Il faut retirer la production du contrôle de
l’aristocratie financière et la mettre au service de la société tout
entière. La classe ouvrière doit rompre avec ses anciennes organisations
nationales et s’unifier sur une base européenne et mondiale pour mener la
lutte en faveur d’une réorganisation socialiste de la société.
Telles sont les leçons qui émergent de la crise actuelle chez
Airbus.
Production de haute
technologie et carnets de commandes pleins
Airbus est un des leaders de l’industrie technologique.
Fondé en décembre 1970, il produit à présent une gamme complète d’avions
ultramodernes et se partage avec Boeing le marché des grands avions du
transport civil. Son carnet de commandes est plein. Environ 7 000 avions
sont commandés à l’avance — plus que la compagnie ne peut en
produire. Selon le président du comité d’entreprise d’Airbus
Allemagne, Rüdiger Lütjen : « Nous avons une quantité de travail
infinie. »
Malgré cet état de fait, un emploi sur neuf de la compagnie
Airbus et de ses sous-traitants doit être supprimé ou extériorisé. Ce
n’est pas le manque de commandes qui explique cette décision, mais plutôt
les efforts pour maximiser les profits. D’ici à 2010, la compagnie prévoit
d’économiser 6,6 milliards d’euros et, par la suite, 2 milliards
d’euros par an.
Ces économies sont réalisées entièrement aux dépens du
personnel. La vente d’usines entières ainsi que l’extériorisation de
la production ont pour objectif de diminuer les salaires et d’augmenter à
grande échelle la productivité au sein de la compagnie.
Le plan de restructuration, nommé Power 8, prévoit que
30 pour cent de la production du modèle A350, qui est encore à l’étape de
la planification, seront réalisés par des fournisseurs étrangers, en Europe et
dans des pays comme la Chine où la main-d’œuvre est bon marché. En
même temps, Airbus concentrera ses achats faisant ainsi passer le nombre de ses
fournisseurs de 10 000 à 7 000. Cela mettra énormément de pression sur
les fournisseurs pour qu’ils diminuent leurs prix, ce qui conduira
inévitablement à davantage de suppressions d’emplois.
Au sein d’Airbus, la productivité dans le domaine de la
construction sera augmentée de 15 pour cent d’ici quatre ans, alors que,
dans le même temps, les coûts administratifs devront être réduits de 30 pour
cent.
Le démantèlement d’usines entières ayant un personnel formé
hautement qualifié et les pressions accrues pour augmenter la productivité vont
inévitablement se répercuter sur la qualité et, à plus long terme, sur la
sécurité des passagers.
Lorsque la compagnie avait été fondée il y a plus de 35 ans,
il était clair qu’un projet aussi complexe et ambitieux que celui de la
construction d’avions modernes pour le transport civil nécessitait la
convergence de ressources financières et techniques de toute l’Europe. Après
des années de préparation et une participation importante des gouvernements,
Airbus est né en tant qu’entreprise conjointe franco-allemande. En 1971,
l’Espagne s’est jointe au projet Airbus, suivie par la
Grande-Bretagne en 1979. Les coûts de développement des nouveaux avions, qui s’élèvent
à des milliards, ont été assumés presque entièrement par l’impôt sur le
revenu.
Les gouvernements ne se sont pas impliqués dans ce projet sur
la base de considérations altruistes. Le développement d’une industrie aéronautique
européenne visait à défier la domination américaine du marché. Dans les années
1960, les Etats-Unis produisaient presque 85 pour cent de tous les avions
commerciaux, alors que l’Europe en produisait tout juste 10 pour cent.
Plusieurs personnalités politiques, tel le dirigeant de l’Union chrétienne-sociale
d’Allemagne et premier président directeur général d’Airbus, Franz
Joseph Strauss, considéraient le développement d’une industrie
aéronautique européenne efficace comme une étape importante du développement de
l’industrie européenne de l’armement, cette dernière partageant de
nombreuses technologies avec l’aéronautique.
En combinant les ressources sur une large base européenne,
Airbus a pu arriver à des résultats techniques remarquables. Après des
problèmes et un très faible volume de vente au début, Airbus avait réalisé une
percée à la fin des années 1970. Dans les années 1990, il s’est hissé au
niveau de son compétiteur, le grand constructeur américain Boeing.
Le plus ambitieux projet d’Airbus d’un point de
vue technologique est l’A380 qui est presque prêt à être livré. Le plus
grand avion pour passagers produit en masse dans le monde peut transporter
jusqu’à 850 passagers sur une distance de 16 000 kilomètres et
dépasse le jumbo jet 747 de Boeing quant à ses performances. Les coûts de
développement de ce modèle ont atteint la somme approximative de 12 milliards
d’euros.
Les conditions
américaines
Les retards dans la livraison de l’A380 et les coûts de
développement élevés de l’A350 (un avion long-courrier plus petit basé
sur une technologie complètement nouvelle), ainsi que la faiblesse du dollar
américain, sont présentés comme les principales raisons des difficultés
actuelles d’Airbus justifiant le plan de restructuration Power 8.
Mais il est clair que des problèmes financiers passagers, qui se sont déjà produits
dans l’histoire d’Airbus, sont utilisés comme prétexte pour lancer
une offensive de grande envergure contre le personnel.
Cela a été exprimé clairement par le magazine d’affaires
britannique Economist, qui déplore un « code du travail strict et des
sensibilités politiques en Europe » qui font obstruction à des
suppressions d’emplois encore plus draconiennes. Par opposition, le « code
du travail américain plus souple » a facilité le dégraissage chez Boeing.
Le magazine termine : « Quel que soit le résultat obtenu par Airbus
en réduisant ses coûts ou en extériorisant, la compagnie américaine aura plus
de facilité à extérioriser sa production là où les coûts sont les plus bas. »
La plupart des commentaires du monde des affaires attribuent les
problèmes financiers d’Airbus à l’ingérence politique dans les
affaires de la compagnie. Andreas Nölting, rédacteur en chef de Manager
Magazine, exprime typiquement ce point de vue : « Airbus ne sera
libre de ses mouvements que quand l’entreprise sera complètement émancipée
de la politique ; c’est la théorie pure de l’économie libérale. »
Tout cela n’est qu’absurdités. Des compagnies
privées telles que Siemens, Volkswagen et Bayer-Schering ont aussi procédé
récemment à des restructurations draconiennes aux dépens du personnel. Deutsch
Telekom vient d’annoncer l’extériorisation d’environ
50 000 emplois ainsi que des diminutions de salaires allant jusqu’à
30 pour cent.
Le principal rival d’Airbus, Boeing, a réalisé sa propre
restructuration six ans plus tôt, transférant à Chicago sa maison mère de
Seattle installée près du principal site de production. Au cours des trois
années précédentes, Boeing a fermé plusieurs usines, supprimant 25 000
emplois dans la production d’avions et 49 000 dans l’ensemble
de la compagnie.
Le but de cette opération était de transformer Boeing en une
compagnie mondiale, se consacrant exclusivement aux profits de ses actionnaires.
Le président directeur général de la compagnie avait déclaré que cette démarche
était nécessaire « pour cesser d’être dépendant de Seattle et ouvrir
boutique dans un important marché financier pro-entreprise et
centralisé. »
Boeing souhaitait réaliser des réductions de coûts de
production pouvant atteindre 50 pour cent, par le transfert de la production vers
d’autres compagnies et d’autres sites et pays. Cela afin de
permettre à la compagnie de réduire les salaires et de réduire, ou augmenter,
le personnel au pied levé selon ses commandes. De plus, le temps entre la
commande et la livraison devait être diminué de moitié selon un système appelé « fabrication
dégraissée. »
Ce programme a tout de suite obtenu des résultats. En 2001,
Boeing enregistrait des revenus record de 57 milliards de dollars américains et
rapportait des marges de profit de 10 pour cent pour la première fois en dix
ans. Le plan Power 8 d’Airbus est la réponse au programme de
restructuration de Boeing.
L’appel à un
Etat fort
Les comités d’entreprise et les syndicats ont réagi au
plan de redressement d’Airbus en appelant à une intervention de
l’Etat.
Sans l’initiative de l’Etat, Airbus n’aurait
jamais existé. Mais cette époque, où la politique économique nationale créait
et assurait des emplois et le progrès technologique, est bien révolue. Depuis
des années, en Allemagne comme en France, les gouvernements tant sociaux-démocrates
que conservateurs réduisent systématiquement les droits des travailleurs et
déréglementent le marché de l’emploi, afin de donner libre cours au
capital financier.
Le plan de redressement d’Airbus a créé des tensions
considérables entre la France et l’Allemagne. Finalement, le président
Jacques Chirac et la chancelière Angela Merkel se sont personnellement attaqués
au problème. Toutefois, ni l’un ni l’autre n’a remis en
question les objectifs du programme Power 8. Leur principale
préoccupation était la « juste » répartition du fardeau —
c’est-à-dire, faire en sorte que les travailleurs français et allemands
en souffrent équitablement.
Le rachat d’actions d’Airbus par des gouvernements
d’Etat ou de région n’est guère mieux. Les länder allemands et les
régions françaises, qui sont particulièrement touchés par le plan de
restructuration, ont fait de telles propositions. Ils ont le soutien des
syndicats et de la candidate à la présidentielle du Parti socialiste français,
Ségolène Royal.
Selon son président, Martin Malvy, la région de Midi-Pyrénées
au sud de la France serait prête à racheter entre 5 à 10 pour cent des actions
d’Airbus. Il craint la perte de 60 000 emplois répartis entre 480
moyennes entreprises de la région, suite à la crise chez Airbus. Des
propositions semblables ont été exprimées par le Land de Basse-Saxe au nord de
l’Allemagne, qui est aussi durement touché.
Ces gouvernements régionaux n’apportent pas de réponse à
la situation critique des travailleurs. Selon eux, leur tâche est de défendre
les intérêts de la région aux dépens de toutes les autres. Leur travail se base
sur le principe de Saint-Florian : « Oh Saint-Florian, épargne ma
demeure, brûle celle de mon voisin ! »
Cela fait un certain temps que l’Union européenne appelle
à une telle « concurrence entre les régions ». C’est un
mécanisme pour diminuer les salaires, les impôts et les dépenses sociales. Pour
« attirer les investisseurs, » les régions doivent se faire une
concurrence féroce, cherchant chacune à offrir mieux que l’autre. Il en
résulte une balkanisation de l’Europe, la lutte de chacun contre tous,
permettant ainsi aux grandes entreprises de réduire encore plus les salaires et
le niveau de vie tout en récoltant des profits énormes et quasiment sans devoir
payer d’impôt.
Les syndicats divisent les travailleurs
Les syndicats jouent un rôle criminel dans cette tentative de
monter les travailleurs français et allemands les uns contre les autres.
Ni le syndicat industriel IG Metall, ni les confédérations
syndicales françaises n’ont remis en question la réorganisation
d’Airbus, par principe. Au lieu de cela, ils ont fiévreusement travaillé
au sein de comités d’entreprise et de conseils de direction pour préparer
et mettre en œuvre le plan, recevant ce faisant de généreux salaires et
compensations financières. Lorsqu’ils organisent une manifestation,
c’est pour mieux canaliser la colère générale envers les travailleurs des
autres pays.
Un mois avant la publication de Power 8, le syndicat
français présentait sa propre étude, qui prétendait que les usines françaises
étaient plus productives que celles en Allemagne. Selon Jean François Knepper, coprésident
du comité d’entreprise européen et délégué central du syndicat Force
ouvrière (FO) : « Lorsqu’on cherche à réorganiser sur une base
égale et équitable, il faudrait tenir compte de qui a déjà le plus contribué à
la performance. » (retraduit de l’anglais)
Le président du comité d’entreprise allemand, Rüdiger Lütjen
(IG Metall), a répondu de la même manière. Il a qualifié la déclaration de Knepper
« d’insolente » et a ajouté : « Les travailleurs
allemands d’Airbus sont au moins aussi productifs que les travailleurs français,
et même, en partie plus productifs. »
Il ne pouvait y avoir meilleur incitatif au plan de la
direction que cette rivalité pour prouver qui a été « plus productif »
et au moindre coût. Cela bafoue les principes les plus élémentaires de
solidarité internationale. Et ce, dans une entreprise où des travailleurs
français, anglais, allemands et bien d’autres encore travaillent en
étroite collaboration, et dans bien des cas ont même déménagé dans le pays
voisin pour leur travail.
Ni les syndicats allemands, ni les syndicats français
n’ont soulevé la revendication d’une défense inconditionnelle de
tous les emplois — l’unique revendication qui pourrait souder au-delà
des frontières les travailleurs touchés. Ils ont pris grand soin de faire le
nécessaire pour que les grèves et les manifestations organisées sur les différents
sites demeurent séparées les unes des autres, et ils ont cherché à empêcher
toute action qui affecterait directement les opérations de la compagnie dans sa
lutte avec Boeing. Ils ont maintenant organisé une demi-journée de grève dans
toutes les usines d’Airbus et une manifestation européenne conjointe à
Bruxelles le 16 mars, mais ces appels ont un caractère largement symbolique et
visent à dissimuler leur véritable rôle.
Engagés à défendre les entreprises qu’ils servent et
totalement hostiles à une perspective socialiste, les syndicats ont depuis
longtemps achevé leur transformation et sont devenus cogestionnaires au sein des
grandes entreprises. Sous la pression de la concurrence internationale et la
menace constante de la délocalisation vers les pays à bas salaire, ils
considèrent que leur rôle consiste à défendre leur propre « site»
en assurant la croissance des profits de l’entreprise pour laquelle ils
travaillent.
Cette évolution peut être observée chez les syndicats du monde
entier. Récemment, le comité d’entreprise de la compagnie allemande
Volkswagen a accepté un allongement des heures de travail sans compensation
salariale équivalente afin d’assurer le transfert de la production du
modèle Golf de la compagnie de Bruxelles vers celle de Wolfsburg en
Allemagne. L’usine VW de Bruxelles est maintenant petit à petit en
train de fermer.
Rompre avec les syndicats et les comités d’entreprise
est la condition de base pour la défense des emplois à Airbus. Les
travailleurs doivent mettre sur pied des comités de défense indépendants qui établissent
des contacts entre eux et se tournent vers l’ensemble de la classe
ouvrière européenne. Ces comités doivent également établir des contacts avec
les travailleurs de Boeing. Les travailleurs de l’aéronautique en
Europe et en Amérique doivent s’assurer de ne pas être divisés et montés
les uns contre les autres. Une lutte unifiée des travailleurs des deux côtés de
l’Atlantique est l’unique base pour conduire une lutte efficace contre
le plan Power 8.
La construction des comités de défense contre les
licenciements de masse et les réductions de salaire et d’allocations,
doit être combinée à l’élaboration d’une perspective socialiste
internationaliste qui prend pour point de départ le caractère international de
la production moderne et l’intérêt commun de tous les travailleurs à
échelle mondiale. Une telle perspective vise à la transformation socialiste de
la société, subordonnant les profits des grandes entreprises aux intérêts et
besoins sociaux de la classe ouvrière, la vaste majorité de la
population.
Nous lançons un appel à tous les travailleurs d’Airbus
et à tous ceux qui soutiennent leur lutte et veulent construire des comités de
défense sur leur propre lieu de travail. Contactez le comité de rédaction du WorldSocialistWebSite (WSWS) et discutez de ces questions
avec vos collègues.