A la suite de l’élection parlementaire du 7 septembre
dernier un nouveau gouvernement devrait être nommé dans les prochains jours au
Maroc. Malgré une abstention massive et une mince victoire aux voix du parti
islamiste modéré, on a apparemment décidé de reconduire, avec des changements
mineurs, la coalition de centre droit qui gouvernait le pays depuis 2002.
L’élection législative du 7 septembre avait vu les
électeurs se détourner massivement des urnes. Malgré une campagne soutenue de
la part des autorités et des partis de l’establishment politique
et économique afin d’obtenir un taux de participation supérieur à 50 pour
cent, le scrutin s’était soldé par une abstention massive de 63 pour cent,
le taux de participation étant, selon le ministère de l’Intérieur
marocain de 30 pour cent dans les villes et de 40 pour cent dans les campagnes.
A Casablanca, la plus grande ville du pays, le taux de participation fut de 27 pour
cent et à Tanger de 22 pour cent. De plus, on enregistra 19 pour cent de
bulletins blancs ou nuls.
Ces élections avaient été présentées par la monarchie
marocaine, l’establishment politique et la presse nationale et
internationale comme une étape importante vers une
« démocratisation » et une « modernisation » du pays, un
gage de plus de transparence et de fiabilité de l’administration, des
conditions exigées surtout par les pays voulant intensifier leur présence au
Maroc. On avait fait grand cas de la présence d’« observateurs
marocains et internationaux » chargés de surveiller le déroulement du
scrutin et de leur « satisfecit » à la suite de l’élection. Les
élections devaient être vues comme une rupture avec un système politique et une
économie rendus, aux yeux des investisseurs, trop imprévisibles par une
« corruption » endémique. Il y eut des appels de la part du roi du
Maroc, d’innombrables spots publicitaires, tracts, réunions et panneaux
électoraux appelant au vote, mais tout cela en vain.
L’élite marocaine avait aussi l’espoir
qu’une forte participation, quel que soit le score des différents partis
officiels, l’aiderait à stabiliser un régime de plus en plus instable et
à lui fournir une légitimité politique pour ses plans futurs. Cela n’a
pas réussi.
Dans des conditions où toute opposition réelle au régime est
muselée, l’abstention massive exprime un profond mécontentement social de
la part de la population marocaine, mais aussi politique vis-à-vis du régime et
des partis politiques qui le soutiennent. Certains articles de presse parlent
d’un « désaveu politique » de tout le système en place. Le
quotidien français Le Monde écrivait au lendemain de l’élection :
« Le taux de participation a atteint un niveau historiquement bas »,
ce journal estimant que « la désaffection est un revers pour les autorités
marocaines et les partis politiques en lice ».
Un nombre total de trente-trois partis politiques
s’étaient présentés à cette élection basée sur un mode de scrutin à la
proportionnelle. Aucun parti politique n’étant sûr d’obtenir la
majorité, les partis arrivant en tête devant former des coalitions pour
gouverner. Aucun des partis en lice n’a obtenu plus de 11 pour cent des
voix.
D’autres partis, comme le parti islamiste Justice et
bienfaisance (non autorisé, mais toléré) et le parti « d’extrême
gauche » Voie démocratique, avaient appelé à un boycott des élections.
Bien que les islamistes modérés du PJD (Parti de la Justice et
du Développement) aient obtenu le plus grand nombre de voix (10,9 pour cent),
ce parti obtient, du fait du découpage électoral, moins de sièges que le parti
conservateur Istiqlal (Indépendance) qui obtient le plus grand nombre de sièges
(52) avec 10,7 pour cent des voix, le PJD obtenant 46 sièges. Le Mouvement populaire
(MP, berbériste) obtient 41 sièges, leRassemblement national des indépendants
(RNI, un parti de centre droit) 39 sièges, l’Union socialiste des forces
populaires (USFP, sociaux-démocrates) 38 sièges, l’Union constitutionnelle
27 sièges, et leParti du progrès et du socialisme (PPS,
staliniens reconvertis) 17 sièges. Le parlement marocain comporte 325
sièges.
Tous les partis qui avaient participé à la coalition
gouvernementale en place depuis le scrutin de 2002, ont perdu des voix et des
sièges. Le Bloc démocratique, composé de l’Istiqlal, de l’USFP et
du PPS et qui constituait le noyau dur de la coalition gouvernementale
sortante, est passé de 134 à 105 sièges. L’USFP et le PPS furent les
grands perdants de ces élections. L’USFP qui avait fait naître des
espoirs quand elle se trouvait dans l’opposition supervisa une fois au
gouvernement un programme agressif de privatisations et d’attaques contre
les prestations sociales. Ce parti a en outre soutenu la répression de
journalistes par le régime. De premier parti en 2002 (50 sièges), l'USFP est
devenu le 5e (38 sièges) le 7 septembre.
La classe politique marocaine avait aussi envisagé et
peut-être espéré, comme alternative possible au discrédit des anciennes
formations et à la radicalisation à forme islamiste d’une fraction de la
population, une victoire électorale des islamistes modérés. Les médias avaient
pronostiqué une victoire importante de leur part, ce qui ne s’est pas
réalisé. Bien que le PJD ait devancé l’Istiqlal dans les grandes villes,
il n’a obtenu qu’un peu plus de la moitié des sièges qu’il
avait escomptés (80). Le PJD n’est pas perçu comme une menace par le
régime marocain.
Durant la dernière décennie, les partis islamistes avaient
connu une hausse importante de leur audience. Ils avaient triplé le nombre de
leurs sièges au parlement en 2002. En 2003, le régime avait reporté les
élections municipales prévues pour juin 2003 de crainte d’une forte
avancée de leur part. A la suite d’attentats suicides meurtriers en mai
2003 (Casablanca), on avait parlé d’une « menace » islamiste.
Des attentats suicides avaient encore eu lieu plus récemment, en mars et avril
de cette année (encore à Casablanca). Les islamistes modérés du PJD étaient vus
comme un moyen d’endiguer une radicalisation islamiste de sections de la
population, et de la jeunesse en particulier.
Le mensuel Monde diplomatique notait à ce propos en
août 2007 : « Comme l’explique M. Moustapha Khalfi, membre
du conseil national du PJD : "Les Américains doivent montrer
qu’ils ne sont pas hostiles à l’islam. Ils encouragent donc le
modèle PJD, un modèle modéré qui pourrait s’appliquer à d’autres
pays arabes et musulmans." Chef du département politique d’al-Adl wal-Ihsane,
[Justice et bienfaisance] M. Abdelwahed Motawakil le reconnaît :"Les
Américains viennent régulièrement nous voir. Ils sont plus intelligents que les
Français, qui subissent des pressions et annulent parfois leurs rencontres avec
nous. Ils savent ce que nous pouvons faire pour contrecarrer l’influence
du terrorisme." »
Le régime marocain s’est ostensiblement placé toutes ces
dernières années aux côtés de l’impérialisme américain et a soutenu
l’invasion de l’Irak alors que la grande majorité de la population
marocaine est opposée à la guerre. Le roi du Maroc Mohammed VI a fait entrer le
Maroc dans la « coalition des volontaires » soutenant la guerre.
Le Maroc a souvent été cité ces dernières années comme exemple
de la vision de l’administration Bush d’une « zone économique
libre » en Afrique du Nord. Lorsque Colin Powell, le ministre des Affaires
étrangères américain fit la tournée du Maghreb et du Moyen-Orient pour y
mobiliser du soutien pour l’invasion de l’Irak il visita le Maroc
et y annonça en remerciement de son aide dans la « guerre contre le
terrorisme », une augmentation massive de l’aide financière, un
doublement de l’aide militaire et un quadruplement de l’aide
économique.
Le Maroc entretient des prisons pour la CIA et fournit des
tortionnaires pour son programme de « rendition » de prisonniers des
Etats-Unis suspectés de terrorisme. Le régime marocain a aussi ouvertement,
fidèle à sa politique pro-sioniste, soutenu Israël dans ses attaques contre les
Palestiniens. La population marocaine au contraire a été l’une des plus
visiblement opposée à la guerre, organisant des manifestations parmi les plus
importantes contre l’invasion de l’Irak dans tout le monde arabe.
Un des slogans favoris de ces manifestations était « nous sommes tous des Irakiens ».
La crise sociale s’est fortement aggravée ces dernières
années. Cela est marqué avant tout par un fort accroissement des inégalités
sociales et une fracture sociale de plus en plus grande. Pauvreté et chômage (
taux officiel 30 pour cent) s’accroissent, alors que de l’autre
côté on assiste à la réalisation de grands projets d’infrastructure
financés par les investisseurs étrangers (USA, UE et Moyen Orient) et à une
augmentation du PIB de 5 pour cent par an (8 pour cent en 2006). L’exode
rural et l’exode des jeunes hors du Maroc sont constants. Il y a dans le
pourtour des villes des bidonvilles qui abritent des milliers de gens dans des
conditions misérables.
Les problèmes endémiques du Maroc persistent.
L’analphabétisme se trouve encore au-delà de 50 pour cent. Le Maroc est
toujours le pays le plus pauvre d’Afrique du Nord. Plus de 5 millions de
personnes vivent sous le seuil de pauvreté, parmi une population totale de plus
de trente millions d’habitants. Dans les campagnes, c’est une
personne sur quatre qui est touchée.
La population a été sévèrement affectée récemment par la
hausse des prix, en particulier ceux de denrées alimentaires comme le pain. De
violents heurts se sont produits la semaine dernière encore dans la ville de Séfrou,
au centre du Maroc, entre la police et des manifestants qui protestaient contre
la hausse des prix des aliments faisant une cinquantaine de blessés.
Le 19 septembre, après une série de réunions entre les
dirigeants des partis qui ont obtenu plus de 20 sièges au parlement et le roi,
celui-ci nomma le dirigeant du parti Istiqlal, Abbas El- Fassi premier ministre
et le chargea de mener des pourparlers en vue de constituer le prochain
gouvernement. Selon la constitution marocaine c’est le roi qui
nomme le premier ministre, puis les ministres, sur suggestion du premier
ministre. El-Fassi a occupé de nombreux postes de ministre et
d’ambassadeur sous l’actuel régime et celui d’Hassan II.
Depuis trois semaines El-Fassi a bien annoncé la composition
de sa future coalition, qui ressemblerait à s’y méprendre à
l’ancienne, mais n’a toujours pas réussi à former un gouvernement.
La raison principale avancée est celle de « tractations difficiles »
à propos du nombre et de la nature des postes revendiqués par chaque parti. On
a écarté une coalition avec les islamistes, malgré le fait qu’ils soient
disposés à entrer au gouvernement. Leur présence dans une même coalition avec
des partis « laïcs » comme l’Istiqlal avait été jugée
incompatible. La presse marocaine donnait ces derniers jours de nets signes
d’inquiétude devant le fait que le gouvernement n’avait, à quelques
jours de l’ouverture du nouveau parlement, toujours pas été nommé.
Si elle se constitue, la nouvelle coalition serait composée
des mêmes partis que ceux qui avaient constitué la coalition sortante sous la
direction de l’ancien premier ministre Driss Jettou (Istiqlal, USFP, PPS,
RNI et MP). Le RNI est un parti bourgeois situé au centre droit et le MP est un
parti libéral conservateur.
Tous ces partis soutiennent le régime monarchique. Bien
qu’ayant dans le passé parlé de réforme constitutionnelle, ils ont tous
accepté la constitution en vigueur qui donne au roi l’essentiel du
pouvoir politique, le parlement n’ayant qu’un rôle accessoire. La
constitution marocaine ne reconnaît pas la séparation des pouvoirs. Le roi
désigne en outre directement les ministres en charge des ministères dits de
« souveraineté », c'est-à-dire les Affaires étrangères, l'Intérieur,
la Justice et les Affaires islamiques.
Le fait que les mêmes partis constituent la même coalition
dans des conditions ou une grande majorité de la population a exprimé son
désaveu et où aucun des partis formant la coalition n’a obtenu plus de 11
pour cent des voix donne la mesure du gouffre qui existe entre la bourgeoisie
marocaine et la population laborieuse du pays et de son mépris à l’égard
de celle-ci.
Le dernier gouvernement avait poursuivi une politique
agressive de privatisation des entreprises publiques, mais aussi de la
formation et de l’éducation et de la santé, de déréglementation et
d’enrichissement d’une mince couche de profiteurs.
Le programme d’un nouveau gouvernement verra un
renforcement de ces mesures et une intensification de l’exploitation de
la population laborieuse. Parmi ses priorités il y aura
« l’amélioration de l’environnement économique »,
c'est-à-dire la création de conditions encore plus favorables à l’argent
en provenance de l’UE, des Etats-Unis et d’Asie, pour concurrencer
les autres pays africains et du Moyen-Orient, comme l’Egypte et la
Turquie en tant que plate-forme de production à très bon marché.
Déjà en décembre dernier l’ancien premier ministre Jettou
avait, selon le magazine Jeune Afrique, « ..proposé aux patrons
français que le Maroc serve de plate-forme à ceux d’entre eux qui
souhaitent se lancer à l’assaut du Maghreb et de l’Afrique
subsaharienne »
lors d’une visite à l’organisation patronale
française Medef. Le magazine donnait aussi cette information :
« Quatre cent quatre-vingt-cinq entreprises françaises sont actuellement
implantées au Maroc. La France est le premier fournisseur, le premier client et
le premier donateur du royaume. Convaincu qu’un "potentiel reste à
explorer", Jettou souhaite néanmoins aller plus loin. »
Les partis de la coalition prévoient une « réforme de la
fiscalité », c'est-à-dire la création d’encouragements fiscaux pour
les investisseurs, en particulier une réduction de l’IS (impôt sur les
sociétés), une réduction de l’impôt sur le revenu a déjà eu lieu en 2007.
Les cinq partis de la coalition se sont mis d’accord sur une nouvelle
réduction de l’IR (impôt sur le revenu), c'est-à-dire selon toute
probabilité une détaxation des hauts revenus.
Ils ont également annoncé que le nouveau gouvernement aurait
aussi comme priorité les « questions sociales », en particulier la
« réduction du chômage ». Un des buts politiques avoués du régime est
de contrecarrer l’influence des islamistes. La « lutte contre le
chômage » doit en partie être vue dans ce contexte.
L’inspiration patronale directe du programme est
évidente. Dans une interview accordée au journal La Gazette du Maroc, le
vice-président de la CGEM (Confédération générale des entreprises du Maroc)
revendiquait un taux d’imposition de 25 pour cent au lieu de 35 pour cent
et réclamait en général des facilités fiscales pour tous les domaines de
l’économie. Il réclamait aussi une réforme du code du travail qui doit
être plus fortement déréglementé, une poursuite de l’« amélioration
de la justice ». « La justice s’est améliorée, je n’en
disconviens pas, mais on est loin du système efficient et efficace qui sécurise
les investissements et crée un climat de confiance juridique et
judiciaire ». Ce journal introduisit ainsi l’interview :
« La CGEM attend de pied ferme le nouveau gouvernement qui doit agir vite
pour ne pas briser l’élan de croissance. Son vice-président, Mohamed Chaïbi,
nous éclaire sur les attentes des entrepreneurs. »