Les cercles militaires à Washington et à Londres sont
engagés dans des récriminations mutuelles au sujet du retrait partiel des
troupes britanniques présentes à Basra. Ce faisant, les gradés américains
parlent de « l’étape Saïgon » de la Grande-Bretagne et de son
retrait total. L’armée britannique a clairement exprimé sa colère face à
de telles critiques ouvertes et les médias ont réagi en accusant les Etats-Unis
de choisir la Grande-Bretagne comme bouc-émissaire pour dissimuler
l’incapacité des propres forces américaine à mettre en échec les insurgés
irakiens.
La Grande-Bretagne a effectivement perdu le contrôle non
seulement de Basra mais de l’ensemble de l’Irak du Sud. Toutefois,
ceci n’est que l’expression la plus développée de la catastrophe
militaire et politique plus vaste à laquelle est confrontée l’occupation conduite
par les Américains et de l’échec de l’intensification militaire de
l’armée américaine en particulier.
Le gouvernement a déjà promis de réduire de 500 hommes la
présence des troupes britanniques pour la ramener à tout juste 5000. Du point
de vue militaire, il y a peu d’intérêt à ce que le reste demeure si ce
n’est comme faisant partie d’une troupe plus importante sous la conduite
des Américains. Mais un retrait total n’a jusque-là pas été proposé, dans
le but de sauvegarder l’alliance entre la Grande-Bretagne et les
Etats-Unis et pour ne pas donner l’impression d’avoir été mis en
déroute.
Lors de la réunion à Camp David avec le président George
Bush, le premier ministre britannique Gordon Brown a promis que « nous
avons des devoirs à remplir et des responsabilités à prendre » et
d’attendre pour prendre une décision quelconque sur le nombre des troupes
le 15 septembre lorsque le commandant en chef des forces américaines en Irak,
le général David Petraeus, fera son rapport au Congrès sur les résultats du « surge »,
la montée en puissance américaine. Il a promis de faire un rapport complet sur
l’Irak quand le parlement reprendra ses travaux en octobre. Le ministre
de la Défense, Des Browne, a également précisé que des réductions
supplémentaires n’auraient lieu qu’avec l’accord des
Américains.
Le 19 août, le journal Independent on Sunday, a rapporté
que deux généraux britanniques de haut rang avaient « dit au gouvernement
que la Grande-Bretagne n’avait "plus rien" à attendre en Irak
du Sud-est et que les 5500 soldats britanniques qui y sont encore déployées devraient
s’engager à se retirer sans plus attendre ». Le conseil militaire
adressé à Brown était « On a fait ce qu’on peut dans le Sud. »
Le rapport continue : « Les commandants veulent d’ici
la fin août rendre Basra Palace où 500 soldats britanniques affrontent
jusqu’à 60 tirs de roquettes et de mortier par jour et où les convois de
ravitaillement ont été décrits comme étant des "missions suicides
nocturnes". Le retrait de 500 soldats a déjà été annoncé par le
gouvernement. L’armée projette en ce moment le "repositionnement"
des 5000 hommes qui resteront à l’aéroport de Basra et prévoit d’en
rapatrier la plus grande partie dans les prochains mois. »
Remarquant l’étendue de la débâcle à Basra, l’Independent
poursuit « Avec la diminution du nombre de soldats, les pertes parmi les
troupes britanniques se sont accélérées. Rien que cette année, 41 militaires,
hommes et femmes, sont morts, contre 29 en tout en 2006. Leur zone
d’opération a en effet été reprise par trois groupes de milice rivaux,
l’armée du Mehdi, le SCIRI (Conseil suprême pour la révolution islamique
en Irak) et le Fadhila (du parti de la vertu), tous trois fortement impliqués
dans des activités de contrebande de pétrole, d’intimidation et
d’escadron de la mort. »
Le maintien des troupes à l’aéroport de Basra
n’est pas viable à long terme et signifie qu’elles seront surtout
occupées à se défendre contre les attaques des insurgés. Un article du 20 août
paru dans le Financial Times et carrément intitulé, « Comment
l’armée britannique a perdu Basra », cite un général de brigade à la
retraite disant que l’objectif des troupes restantes « semble être
en grande partie celui de donner un spectacle de soutien symbolique à
Washington et au gouvernement irakien. »
La réaction de l’armée américaine à la réduction les
troupes et à un éventuel retrait est pleine d’amertume et est reprise par
des personnalités proches du gouvernement Bush. Le Sunday Telegraph cite
un officier américain disant « Cela se résume à dire que les Britanniques
ont perdu Basra, si toutefois ils l’avaient jamais tenue… Les
Américains sont déçus parce que, à leur avis, on peut encore gagner. Ils
n’ont pas l’intention de capituler… A cause de cela,
l’armée britannique prendra un sacré coup dont elle aura du mal à se
remettre. »
Le général américain, Jack Keane, architecte de la stratégie
du « surge » a déclaré au Sunday Telegraph, « Il
est décevant et frustrant de voir une situation qui, à un moment donné,
fonctionnait plutôt bien à Basra, se désagréger à présent. » Stephen Biddle,
conseiller militaire de Bush, a dit au Sunday Times que le retrait
britannique serait « laid et embarrassant ».
Un fonctionnaire américain anonyme a déclaré que des
fonctionnaires de la Maison-Blanche étaient déçus de ne pas être parvenus à un
accord plus ferme avec Brown en faveur du maintien des troupes britanniques à
Basra : « Ils ne sont pas préoccupés par un changement de rhétorique,
mais le minimum pour le président était de laisser Basra sous responsabilité
britannique. Il n’a pas obtenu tout ce qu’il voulait. Il y avait un
petit air d’hypocrisie dans tout ça. »
De telles attaques ouvertes et railleuses ont suscité de
nombreuses récriminations dans les médias. Dans un article du Telegraph,
Con Coughlin écrit « Ce n’est pas le pilonnage constant de tir de
roquettes sur leur enceinte lourdement fortifiée à Basra qui sape le moral des
troupes britanniques. Ce sont les salves d’invectives qui semblent sans
fin, lancées presque quotidiennement d’outre Atlantique à leur encontre par
les gradés de l’armée américaine. »
Les récriminations concernant la capitulation britannique ne
sont rien moins que l’expression de la rancoeur du gouvernement Bush et
de l’armée américaine face à l’aggravation de leur propre crise. Le
président Bush et le premier ministre Tony Blair étaient partis en guerre contre
l’Irak suivant l’hypothèse que la supériorité de la puissance
militaire américaine viendrait rapidement à bout du régime de Saddam Hussein. Les
forces alliées seraient alors accueillies en libérateurs par les masses
irakiennes, un régime fantoche serait alors mis en place et le pillage des
réserves de pétrole irakien pourrait alors commencer. Dans la mesure où ni la
Grande-Bretagne ni les Etats-Unis ne disposaient d’une « stratégie
de sortie », l’issue était basée sur une transition sans heurts de
la situation d’occupation à celle de gouvernement parla force de
sécurité de leur mandataire irakien.
Dès l’invasion, la Grande-Bretagne a joué un rôle
militaire subordonné. Dans une riposte assez longue du 22 août aux récriminations
américaines, « L’histoire nous dira qui a perdu l’Irak »,
le Financial Times remarquait judicieusement que « la couverture politique
de la Grande-Bretagne a toujours été prisée par le gouvernement Bush mais,
comme l’a fait comprendre de façon humiliante Donald Rumsfeld,
l’ancien secrétaire à la Défense, sa contribution militaire était considérée
comme facultative. »
Il pouvait difficilement en être autrement. L’armée
permanente britannique compte moins de 100.000 hommes, auxquels
s’ajoutent 25.000 soldats de l’armée de terre (Territorial Army). Il
lui était tout à fait impossible d’assurer une occupation prolongée de
l’Irak et avait commencé à réduire ses troupes, qui au plus fort s’étaient
élevées à 35.000 soldats, presque immédiatement après la prise de Bagdad. Toujours
est-il que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont été obligés de maintenir
leurs troupes en Irak, année après année, en raison de l’insurrection contre
l’occupation et de la guerre civile entre les groupes sunnites, chiites
et kurdes et que leurs propres actions avaient provoquées.
Le « surge » américain n’a pas réussi
à inverser cette situation. Le 21 août, l’Independent commentait,
« Plutôt que d’endiguer la violence, le « surge » semble
de plus en plus l’avoir déplacée, [du centre de l’Irak] vers les
zones limitrophes kurdes dans le Nord de l’Irak et le Sud chiite, qui
tous deux avaient connu une paix relative auparavant. La conclusion qui
s’impose doit être que même le niveau actuel des troupes américaines est
trop faible pour pacifier l’ensemble de l’Irak. »
Le Financial Times a également amèrement remarqué,
« Pour commencer, cela n’aurait jamais dû revenir à la
Grande-Bretagne de perdre le Sud de l’Irak. L’incompétence du
Pentagone de Rumsfeld a vraisemblablement perdu l’Irak lors de l’anarchie
survenue immédiatement après la prise de Bagdad. Les provinces du Sud ont été épargnées
de ce chaos, en raison uniquement de ce que la hiérarchie cléricale chiite
menée par l’ayatollah Ali al-Sistani avait imposé de la retenue. Elle a
gardé le contrôle jusqu’au moment où le processus politique, une nouvelle
constitution et des élections représentatives, ont livré l’Irak à sa
majorité chiite. Contrairement au centre et à l’ouest sunnite où lesbaasistes,
les suprématistes sunnites et les jihadistesont lancé une insurrection
mortelle contre l’occupation anglo-américaine, le Sud était relativement
calme. Le calme précaire a été rompu par la rixe inter chiite pour le pouvoir
entre trois dynasties cléricales rivales et leurs alliés armés. »
Le gouvernement Blair a fait tout ce qui était en son
pouvoir pour entrer dans les petits papiers de Washington et Brown ne veut rien
d’autre que de continuer à faire de même. Mais, les relations de
subordination entre la Grande-Bretagne et l’impérialisme américain au
moyen desquelles elle avait cherché à sauvegarder ses propres intérêts géopolitiques
mondiaux tels l’accès au pétrole, ont également conduit les troupes
britanniques en Afghanistan. L’armée britannique redoute qu’elle y
essuie aussi une défaite, à moins de réduire ses engagements en Irak.
Le général, Richard Dannatt, chef d’état-major des
forces armées britanniques, a admis que les déploiements de troupes en Irak et
en Afghanistan ont poussé les forces armées à leurs limites. Le ministère de la
Défense envisage de transférer 2000 hommes d’Irak en Afghanistan afin d’y
renforcer les 7000 qui y sont déjà engagés dans des missions de l’OTAN. Ceci
est rendu d’autant plus nécessaire au vu du refus de l’Allemagne,
de la France et de l’Italie d’engager des forces importantes dans
le conflit, et qui au contraire espèrent que la débâcle de Washington au
Proche-Orient leur permettra de réaliser une meilleure affaire que ne l’a
fait la Grande-Bretagne en échange de toute assistance militaire qu’ils
pourraient offrir.
Le 21 août le Daily Mail rapportait, « La
mission de consolidation du contrôle de la province du Helmand où la plupart
des troupes britanniques combattent est de plus en plus fortement considérée
comme une tâche divisionnelle nécessitant neuf groupes de combat pouvant être
déployés rapidement et comptant chacun environ mille combattants. Mais, pour le
moment la Grande-Bretagne ne dispose que de trois groupes de combat et, en
dépit d’appels répétés aux alliés de l’OTAN, il n’y a aucune
indication que d’autres pays fournissent le niveau de soutien
requis. »
Une source militaire a dit au Mail, « Le sale
petit secret de l’Ouest est que nous n’avons pas suffisamment
d’effectifs d’infanterie pour tenir le terrain. Il est à présent
tout à fait probable que les effectifs transférés d’Irak vers
l’Afghanistan y soient absorbés. »
L’un des aspects les plus significatifs des plaintes
formulées à l’encontre de la Grande-Bretagne et venant de Washington est
que Brown cède à la pression du pays, contrairement à Bush et à Blair qui tous
deux ont clamé de façon répétée leur volonté de poursuivre l’occupation
de l’Irak en dépit d’une énorme opposition populaire.
Mais personne ne devrait croire que Brown s’écartera vraiment
de cette position antidémocratique. Il reste à voir ce que Brown fera en terme
de réduction du nombre de troupes en Irak pour calmer les exigences contradictoires
émanant de Washington et de l’élite dirigeante en Grande-Bretagne. Quoi
qu’il en soit, toute démarche qu’il entreprendra se fera dans le cadre
de la stratégie néocoloniale dont Blair fut le pionnier, et en collaboration
continue avec les Etats-Unis.
Il existe des exigences grandissantes parmi certaines
sections des médias britanniques en faveur d’un retrait total de
l’Irak. Mais parmi les principaux partis, seul le parti des démocrates
libéraux a soutenu un retrait. Il n’y a aucune raison de supposer que
Brown prête attention à de tels appels s’ils risquent de provoquer la
colère des Etats-Unis. Du reste, la situation au Proche-Orient ne peut que
s’aggraver selon la conclusion qu’en tirent de nombreux néo-conservateurs
clés à savoir que la stabilisation de l’Irak signifie l’extension
du conflit à l’Iran.
Quoi qu’il advienne, aucune faction de l’élite
dirigeante britannique n’exprime l’authentique sentiment anti-guerre
ressenti par la population laborieuse. Ceux d’entre eux, comme le dirigeant
démocrate libéral, Menzies Campbell, qui appellent à un « cadre pour le
retrait » de l’Irak ne veulent que des changements tactiques
d’ordre militaire et politique dans le but de mieux sauvegarder les
intérêts de l’impérialisme britannique. Ceci concentre l’attention
sur les exigences d’envoyer davantage de troupes pour la guerre en
Afghanistan prétendument « gagnable » et « juste ». Comme
l’écrivait l’Independent dans son éditorial du 19 août,
« L’Irak et l’Afghanistan sont deux fronts différents, deux
campagnes tout à fait différentes. En Afghanistan, la présence de nos troupes
est justifiée et utile ; en Irak, il n’y a d’autre raison à
leur présence que la nécessité politique de faire montre de solidarité avec le
gouvernement américain… Nous devrions nous retirer de Basra et nous
redéployer en Afghanistan. »