Andy Durgan, The Spanish Civil War (New
York, New York, Palgrave Macmillan, 2007)
Voici la dernière des deux parties de la
critique. La
première partie a été publiée le 17 décembre 2008.
Le seul point sur lequel Andy Durgan remet en
question la vision que Paul Preston et Helen Graham donnent de l'histoire du
Front populaire est lié aux tactiques électorales suivies par la gauche et les
républicains en 1933. Beaucoup d'historiens, dont Preston et Graham, ont mis la
défaite de la gauche aux élections de 1933 sur le compte de leurs divisions et
suggèrent que s'ils avaient été à même de former un Front populaire dès cette
époque, les partis de gauche auraient pu l'emporter et empêcher la montée de la
droite. À l'opposé, Durgan avance que les statistiques montrent que même s'ils
avaient formé une alliance de Front populaire, ils n'auraient pas remporté les
élections de 1933.
Le désaccord de Durgan avec Preston et Graham
sur ce point nous en dit long sur sa conception du rôle de la conscience
politique dans le processus historique. Pour Durgan, la question la plus importante
concernant un Front populaire n'est pas de savoir quel effet une alliance des
partis ouvriers avec des partis libéraux et républicains aurait sur la
conscience politique de la classe ouvrière, mais de savoir si oui ou non elle
pourrait gagner une élection.
La description que donne Durgan de la conduite
militaire de la guerre civile elle-même dénote l'influence de Preston.
L'explication qu'il donne du refus de Franco de prendre Barcelone, ce qui
aurait certainement mis fin à la guerre, et de sa décision de se diriger plutôt
au Sud vers Valence, ce qu'il admet être « l'une des décisions les plus
inattendues de la guerre », suit le Franco de Preston.
Preston prétend que Franco avait pris cette
décision parce qu'il était inquiet de ce qu'il resterait encore beaucoup de
républicains en armes au centre et dans le sud de l’Espagne s'il tentait de
prendre Barcelone. Preston et Durgan rejettent la conclusion bien plus évidente
selon laquelle Franco n'avait pas tenté de prendre Barcelone, comme le lui demandaient
avec insistance ses alliés nazis, parce qu'à Barcelone il aurait eu affaire aux
sections les plus combatives de la classe ouvrière espagnole.
Quand il aborde enfin la chute de Barcelone en
1939, Durgan écrit : « Barcelone tomba aux mains des troupes de Franco le
26 janvier, provoquant un exode en masse des civils vers la frontière. Des
querelles politiques internes, des attaques systématiques contre les gains de
la révolution, des bombardements aériens et un manque croissant de nourriture
s'étaient combinés pour miner l'esprit de résistance de 1936 ».
Qui mena ces attaques contre les gains de la révolution ?
Qui tua les dirigeants révolutionnaires ? Durgan ne le dit pas. Il ne pose
même pas la question. Tout cet épisode historique est présenté comme un
processus tout à fait tragique et entièrement naturel dont nous n’avons pas à
rechercher les causes. Le lecteur n'a aucune idée de ce qu'était la lutte à
mort qui se déroula durant les Journées de mai, ou des problèmes de direction
révolutionnaire qui se posèrent dans une situation aussi tendue. Il faut
noter que même l'historien militaire Beevor, formé à Sandhurst [l'Académie
militaire royale britannique, ndt] et qui ne se considère pas de gauche, rend
compte de ces questions politiques mieux que Durgan.
Pour Durgan, le résultat de la lutte en
Espagne était largement déterminé par la question de l'intervention étrangère,
ou du manque d'intervention. « Les causes de la guerre civile étaient
principalement internes », écrit-il, « mais son résultat fut
largement déterminé par l'intervention, ou la non-intervention, des grandes
puissances de l'époque. »
Encore une fois, il suit précisément Preston.
La question du résultat d'une révolution n'est pas vraiment une question politique
d'après ce raisonnement. Les travailleurs peuvent se révolter, mais le succès
ou l'échec de leur révolution est déterminé dans les chancelleries des grandes
puissances, il n'est pas entre leurs mains et n'a certainement rien à voir avec
la perspective politique des partis ouvriers.
Durgan maintient que le premier ministre Léon
Blum qui dirigeait un gouvernement de Front populaire en France aurait souhaité
intervenir, mais que ses généraux s'y étaient opposés. Mais c'est là précisément
la nature d'un Front populaire, que ce soit en Espagne ou en France. Un gouvernement
de Front populaire maintient les généraux et les institutions de l'Etat
bourgeois en place. Durgan voudrait bien nier le lien entre les Fronts
populaires espagnol et français, mais ce lien est présent dans son propre récit.
C'est lorsqu’il aborde la question de la
dualité du pouvoir que l'on voit clairement à quel point Durgan s'aligne sur
les positions de Preston et Graham et leur soutien au Front populaire.
Une situation de dualité du pouvoir apparaît
lorsque les institutions de l'Etat bourgeois continuent à exister, mais que les
organes du pouvoir ouvrier se sont développés parallèlement. C'est une
situation temporaire qui doit se résoudre en faveur d'une classe ou de l'autre.
En Russie, elle fut résolue par la Révolution d'octobre lorsque le gouvernement
provisoire fut renversé. Une situation semblable émergea en Espagne le 19
juillet 1936, lorsque les travailleurs s’opposèrent à la tentative de l'armée
de prendre le pouvoir. Le gouvernement républicain fut réduit à une coquille
vide, privée de l'appareil répressif dont il avait besoin pour conserver son
pouvoir. Le véritable pouvoir tomba dans les mains des ouvriers, mais au cours
des mois suivants, ce pouvoir s'effrita parce que les partis ouvriers, y
compris le POUM, se rallièrent au gouvernement et l'aidèrent à reprendre le
contrôle. Cette lutte culmina en mai 1937 lorsque l'Etat s'attaqua aux derniers
vestiges du pouvoir ouvrier à Barcelone.
Durgan nie qu'il y ait eu une situation de
dualité du pouvoir en Espagne et rejette toute comparaison avec la Russie de
1917. Ce faisant, il s'aligne sur les staliniens qui nièrent cet état de fait à
l’époque et qui continuent toujours de le nier. La réfutation de l'existence
d'une dualité du pouvoir, avancée par Durgan, revient à admettre que le gouvernement
de Front populaire était l’unique forme de gouvernement possible et légitime en
Espagne à l'époque. Pour Durgan, une révolution prolétarienne n'était tout simplement
pas à l'ordre du jour en Espagne.
Le livre de Durgan reflète l'évolution vers la
droite de toute une couche d'intellectuels qui, à une époque, se seraient
associés à la politique de gauche et se seraient même définis comme des
révolutionnaires. Ce livre représente un abandon des positions que Durgan
prenait dans sa description du POUM dans Revolutionnary History. Le
héros du SWP vénérait alors le POUM et chantait les louanges de ses erreurs
politiques. Maintenant, Durgan se contente d'accepter la thèse de la
modernisation de Graham, qui dépeint le POUM comme une force réactionnaire
opposée à la modernisation.
Le fait qu'Eahlam doive déclarer dans sa critique
que Durgan s'oppose à Graham et Preston, à leur soutien au Front populaire,
suggère que le SWP n'est pas encore prêt à suivre cette ligne dans ses
déclarations publiques. Mais la position de Durgan reflète plus exactement la
position politique actuelle du SWP et le caractère essentiellement
petit-bourgeois de ce parti.
Il est néanmoins possible de voir les prémices
de cette trajectoire dans les premiers travaux de Durgan. Dans son histoire de
la fondation du POUM, il mentionnait « les écrits abondants et
généralement excellents de Trotsky sur l'Espagne entre 1930 et 1940 », et
il critiquait en partie la décision du POUM de rejoindre le Front populaire.
Mais même à cette époque, Durgan n'acceptait pas vraiment l'attitude de Trotsky
envers le dirigeant du POUM, Andres Nin. Les critiques de Trotsky, écrivait-il,
« semblent particulièrement dures ».
Une étude impartiale des lettres de Trotsky à
Nin ne révélerait aucune dureté injustifiée dans son attitude. La
caractéristique la plus frappante de cette correspondance est la manière
extrêmement patiente avec laquelle Trotsky essaie d'expliquer son analyse de
la situation espagnole et ce qu'il pensait que Nin devrait faire. Encore en
juin 1936, soit six mois après que le POUM eût rejoint le Front populaire,
Trotsky n'excluait pas la possibilité d'une réconciliation avec Nin si ce dernier
était prêt à brandir l'étendard de la Quatrième Internationale en Espagne sans
ambiguïtés. Même deux semaines après le coup d'État de Franco, Trotsky
déclarait à Victor Serge, « Si Nin se ressaisissait aujourd'hui et se
rendait compte à quel point il est discrédité aux yeux des travailleurs, s'il
en tirait toutes les conclusions nécessaires, alors nous l’aiderions comme on
aide un camarade. » [7]
Ce ne sont pas là les paroles dures d'une
personne sectaire dans son attitude envers le POUM ou motivée par des rancoeurs
personnelles, contrairement à ce que suggère Durgan. Trotsky avait le plus
grand respect pour Nin, mais Durgan ne peut concevoir le conflit qui les opposa
qu'en termes de relations personnelles et refuse d'y voir des questions de
principes politiques. Durgan ne peut pas non plus accepter les critiques émises
par Trotsky à propos du nationaliste catalan Joaquin Maurin, dirigeant du Parti
ouvrier et paysan (BOC), avec lequel Nin s'était allié pour créer le POUM.
Durgan conclut qu’« il est clair d'après les écrits de Trotsky qu'il
n'était que superficiellement au fait de ce que disait Maurin ».
Trotsky avait une appréciation très sûre des
orientations politiques de Maurin et une vision lucide de ce vers quoi conduisait
l'adaptation de Nin à Maurin et au milieu nationaliste. Maurin, avait
averti Trotsky, tentait de faire passer le séparatisme national pour du
communisme et adoptait des slogans de gauche pour se rapprocher des
anarcho-syndicalistes de la CNT.
La question cruciale à laquelle Trotsky
revenait sans cesse était celle de l'internationalisme et de la nécessité pour
un parti révolutionnaire de travailler en collaboration la plus étroite
possible avec ses partenaires internationaux et sous la discipline d'une
organisation internationale. Trotsky écrit : « Sans aucun doute, vous
reconnaissez que, le socialisme ne pouvant être réalisé dans un pays seul, une
politique marxiste ne peut être menée uniquement dans un pays. » [8]
La résistance de Nin aux tentatives de Trotsky
de développer une orientation internationale parmi l’Opposition de gauche
espagnole l'amena en 1935 à la fusion avec le bloc ouvrier et paysan de Maurin
et moins d'une année plus tard à ce qu'ils rejoignent le Front populaire. Le gouvernement
de Front populaire qui arriva au pouvoir en 1936 fit de vagues promesses de
réformes, mais il maintint le système capitaliste et laissa intact le corps des
officiers – ce qui permit à Franco de lancer son coup d'Etat militaire quelques
mois plus tard.
La classe ouvrière résista au coup d'État,
mais ses propres dirigeants l'empêchèrent de consolider leur contrôle du
pouvoir et de créer un Etat ouvrier en Espagne.
« Le prolétariat espagnol »,
écrivait Trotsky, « a manifesté des qualités combatives de premier ordre.
Par son poids spécifique dans l'économie du pays, par son niveau politique et
culturel, il se trouvait, dès le premier jour de la révolution, non au-dessous,
mais au-dessus du prolétariat russe du commencement de 1917. Ce sont ses
propres organisations qui furent les principaux obstacles sur la voie de la
victoire. La clique qui commandait, en accord avec la contre-révolution, était
composée d'agents payés, de carriéristes, d'éléments déclassés et de rebuts
sociaux de toutes sortes. Les représentants des autres organisations ouvrières,
réformistes invétérés, phraseurs anarchistes, centristes incurables du POUM,
grognaient, hésitaient, soupiraient, manœuvraient, mais en fin de compte
s’adaptaient aux staliniens. » [9]
Durgan a toujours rejeté cette analyse. Mais
il ne pouvait pas ignorer Trotsky s'il voulait avoir un tant soit peu de
crédibilité à gauche, il fut donc obligé de lui rendre hommage dans son article
pour Revolutionnary History. Maintenant, près de vingt ans plus tard,
Trotsky ne mérite plus que deux vagues références dans son dernier livre. Ce
n'est tout simplement pas acceptable. Trotsky était un participant actif des
événements dont traite Durgan et, en tant que dirigeant d'une révolution qui
mena une armée révolutionnaire à la victoire, il était l'un des plus qualifiés
pour commenter les événements en Espagne. La réfutation cavalière des arguments
de Trotsky par Durgan indique à la fois l’incapacité de ce dernier en tant
qu'historien à saisir les questions soulevées par la guerre civile espagnole,
et aussi l'évolution politique du SWP.
Le fait que l'un des membres dirigeant du SWP
puisse écrire sur la guerre civile espagnole de cette manière sans que cela crée
une scission politique montre à quel point le parti a évolué vers la droite
durant les années qui ont suivi l'écriture de l'article de Durgan sur le POUM pour
Revolutionnary History. Il critiquait Trotsky alors, et il rejetait son
analyse de la situation mondiale et du développement de la révolution en
Espagne, mais il ne s'était pas aligné directement sur le Front populaire de la
manière dont il le fait dans ce livre en adoptant la théorie de la
modernisation.
Non seulement le SWP n'a pas remis en question
l'analyse de Durgan sur la guerre civile espagnole, mais il va jusqu'à affirmer
que Durgan s'oppose à Preston et Graham. Cela ne peut être interprété que comme
une tentative cynique d'induire en erreur une nouvelle génération de jeunes
gens qui vont s'intéresser à ce livre en cherchant un guide dans la masse de
plus en plus complexe des documents d'archives et des ouvrages sur cette
période. Ce livre est destiné aux étudiants de première année à
l'université, aux lycéens et à leurs professeurs. L'effet de ce livre ne peut
être que de perpétuer une perspective historique fausse et de consolider les
mensonges staliniens qui ont été à maintes reprisesréfutés par des
historiens réputés.
Fin
Notes :
7. Leon Trotsky, The Spanish Revolution,
(1931-1939) (New York: Pathfinder, 1973)
p. 233
8. Ibid p. 176
9. Ibid p. 322
(Article original anglais paru le 17 septembre
2008)