Au cours de ces dernières semaines, les
litiges de longue date ont atteint au sein du Parti social-démocrate allemand
un degré extrême. Cette semaine s’adressant à des journalistes, le
président du SPD, Kurt Beck, a parlé d’une « guerre
d’annihilation » qui est en train d’être menée contre lui. Il
a dit au magazine Der Spiegel qu’il trouvait « odieuse »
la manière dont il était traité en ajoutant, « J’aimerais au moins qu’on
me prenne quelque peu au sérieux. »
Lors d’une conférence régionale du SPD à
Berlin, le président du SPD a affirmé sa prétention de diriger le parti en
disant, « Je suis debout. » Il a dit ne pas vouloir « se cacher
derrière un arbre. » Les critiques anonymes de Beck l’avaient
qualifié de « couard ».
Mardi, il a revendiqué la loyauté du groupe
parlementaire (Bundestag) en soulignant, « Ce qui est clair c’est
que je veux lutter. » Il a poursuivi en disant aussi, « Si je devais
être une partie du problème, je ne colle à aucun siège. » Ce qui fut
immédiatement interprété comme une manière détournée de menacer de
démissionner, une intention que Beck a aussitôt niée. Une fois de plus, il a dit
avoir été interprété intentionnellement de façon erronée.
Que se cache-t-il derrière le conflit ?
Bien que les conflits au sein du SPD n’aient
rien de neuf, ils revêtent à présent des formes de plus en plus féroces et le
parti déplore des pertes d’adhérents et une chute de sa cote de popularité
dans les sondages.
Le déclin de la popularité du SPD remonte à la
politique antisociale et pro-patronale introduite par l’ancienne
coalition SPD-Verts et dirigée par l’ancien chancelier Gerhard Schröder
(SPD). Sa coalition (1998-2005) avait introduit l’Agenda 2010 ainsi que
les lois Hartz IV haïs et qui ont rapidement créé un vaste marché de
main-d’œuvre bon marché et précaire. Depuis ce moment,
l’opposition de la population contre son « agenda de réformes »
et son parrain politique, le SPD, n’a cessé de grandir.
A l’origine, une telle opposition avait
pris la forme de vastes manifestations et de protestations. Le SPD avait alors
connu des défaites humiliantes aux élections régionales. La réponse de l’ancienne
direction Schröder fut d’appeler à de nouvelles élections en 2005 en
lançant un ultimatum à l’électorat selon la devise : « marche
ou crève ». Il envisageait plutôt de remettre le pouvoir à
l’opposition conservatrice que de céder à l’opposition populaire
contre son programme de réforme.
Le dirigeant de l’Union
chrétienne-démocrate conservatrice (CDU), Angela Merkel, a jugé qu’elle
pourrait exploiter le large mécontentement contre la coalition SPD-Verts en opérant
un plus fort tournant à droite. Lors de sa propre campagne électorale en 2005,
elle avait annoncé une augmentation de la taxe à la valeur ajoutée, une baisse
d’impôts pour les riches et davantage d’attaques sur les acquis
sociaux. La réaction immédiate fut une chute de la cote de popularité de son
parti qui la fit presque perdre les élections.
En dépit du fait qu’il existait en
automne 2005 une majorité électorale pour la formation d’une coalition
entre le SPD, les Verts et le Parti La Gauche, Merkel poursuivit en formant une
grande coalition avec le SPD dans le but d’accroître ses chances d’appliquer
son propre programme impopulaire.
Sous la grande coalition, Franz Müntefering, le
remplaçant de Gerhard Schröder au poste de président du SPD, accéléra le projet
de réforme de l’Agenda. Il appela lui-même à repousser l’âge de la
retraite à 67 ans. Ce qui allait précipiter le déclin du SPD. Au printemps
dernier, la présidence du parti avait annoncé que le nombre d’adhérents
totalisait 532.800. Ceci représente une perte de près de 400.000 membres depuis
la réunification de l’Allemagne il y a environ vingt ans. Des fédérations
locales entières ont été dissoutes faute d’adhérents.
L’organisation de jeunesse du SPD qui avait compté 330.000 membres sous
l’ancien chancelier Willy Brandt a perdu 85 pour cent de ses adhérents.
Dans le même temps, l’influence du Parti
La Gauche formé récemment s’est accrue. La Gauche est né l’année
dernière de la fusion du parti stalinien de l’ancienne Allemagne de
l’Est, le Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), et du groupe
d’Allemagne de l’Ouest, l’Alternative électorale Travail et
Justice sociale (WASG). Le parti est représenté au Bundestag et dans dix des seize
parlements régionaux des Länder. Il range à présent en troisième position dans
la République fédérale avant le parti des Verts. La direction du parti, Oscar Lafontaine
et Gregor Gysi, a été en mesure de profiter de l’impopularité croissante
du SPD et ce, en dépit du fait que leur parti a appliqué, partout où il est au
pouvoir, une politique allant à l’encontre de ses promesses électorales.
La Gauche partage présentement le pouvoir à Berlin (avec le SPD) et dans de
nombreuses communes et villes dans l’est de l’Allemagne.
Le soutien électoral pour La Gauche augmente
tandis que le SPD chute dans les sondages qui le créditent présentement de
seulement 20 pour cent. Dans de nombreuses régions à l’est du pays, le
Parti La Gauche devance déjà le SPD et à l’ouest aussi il a pu remporter d’emblée
de nombreux sièges parlementaires lors des récentes élections.
Dans ces conditions, le dirigeant du SPD, Beck
a exigé que quelques « réajustements » soient apportés à
l’Agenda 2010 pour soulager le fardeau porté par les travailleurs plus
âgés et qui dépendent des maigres versements de Hartz IV. Il s’est
également prononcé en faveur d’un léger allègement des règles concernant
l’allongement de l’âge de la retraite. Beck a souligné qu’il
considère que de telles « améliorations rétroactives » étaient
entièrement conformes à la politique de l’Agenda dont il est déterminé à
poursuivre l’application. En fait, les conséquences pratiques des
changements qu’il propose sont minimes. Ils ne diminueraient que peu le
risque de pauvreté pour les travailleurs plus âgés et les retraités dans des
conditions où les nouvelles désastreuses concernant la hausse rapide de
l’inflation, l’augmentation des licenciements et des restrictions
supplémentaires des acquis sociaux sont chose courante.
Beck a cherché à apporter quelques petits
changements cosmétiques dans le but de miner le soutien au Parti La Gauche.
Mais, les concessions faites ont eu un effet contraire. Lafontaine et Gysi ont
réagi en déclarant de façon triomphale : « Nous sommes le parti le
plus influent. Tous les autres partis réagissent à la politique que nous
défendons. »
Beck a effectué un autre tournant à la fin du
mois de janvier dernier suite au succès remporté par La Gauche aux élections
régionales en Hesse et en Basse Saxe, deux bastions du SPD. Dans ces deux
Länder, La Gauche a remporté suffisamment de voix pour être représenté aux
parlements de ces Länder. Avant les élections en Hesse, Beck, tout comme Andrea
Ypsilanti, la présidente du SPD en Hesse, avait catégoriquement exclu toute
coopération avec La Gauche. Après les élections, toutefois, il est apparu
clairement qu’il ne serait possible de chasser le gouvernement droitier
sortant de la CDU que si le SPD arrivait à bénéficier du soutien de La Gauche. Beck
changea de position en donnant à Ypsilanti le feu vert pour qu’elle tente
d’obtenir le soutien de La Gauche pour pouvoir se faire élire ministre président
du Land.
C’en était trop pour la droite du SPD.
La fraction droitière du SPD, le « Cercle de Seeheim » se mobilisa en
faisant une campagne vigoureuse contre Ypsilanti, refusant de soutenir sa
candidature en tant que ministre président. Le groupe intensifia aussi ses
attaques contre Beck.
Puis, en mars, le Parti La Gauche remporta également
suffisamment de voix pour accéder au parlement régional de Hambourg.
L’ancien maire de la ville, Klaus von Dohnanyi (SPD), a réagi en disant
« toute collaboration quelle qu’elle soit avec La Gauche» est
impensable. Le SPD et les Verts ont alors offert leurs services au CDU pour lui
procurer une majorité à Hambourg et les sociaux-démocrates soutinrent par la
suite la création du tout premier gouvernement régional consistant en une
coalition entre le CDU et les Verts.
Les attaques hystériques de la droite du SPD et
l’appel systématique pour l’exclusion de La Gauche n’ont rien
à voir avec une appréhension de contact à l’égard des anciens cadres
staliniens du PDS (Parti du socialisme démocratique, anciennement le SED, parti
d’Etat stalinien de la RDA). En fait, certains membres de droite du SPD
ont signalé que la crise actuelle aurait pu être évitée si le SPD avait absorbé
après la réunification les petits et moyens cadres du SED. Ce sont précisément
ces couches qui constituent à présent l’épine dorsale de La Gauche dans
l’est du pays. Klaus von Dohnanyi lui-même avait collaboré étroitement
avec les membres dirigeants du PDS lorsqu’il avait participé il y a
quatre ans à l’établissement de zones économiques spéciales à
l’Est, dans le Land de Mecklenbourg-Poméranie occidentale.
Le SPD est tout à fait conscient du palmarès
de La Gauche (en l’occurrence à Berlin), mais le fait que La Gauche se
soit prononcée en faveur d’un retrait des lois antisociales Hartz a suffi
à l’aile droite pour la traiter comme un paria. Tout parti qui soulève
les questions sociales et qui traite du fossé des inégalités sociales, et ce
même de manière aussi limitée et superficielle que le fait La Gauche, doit être
banni et exclu du courant politique principal.
En d’autres termes, alors que la
campagne actuelle vise directement La Gauche, le véritable objectif est
l’électorat et la population laborieuse. Il s’agit d’éviter à
tout prix que l’opposition populaire grandissante à l’encontre de
la politique gouvernementale ne s’extériorise dans la politique
officielle. Les critiques formulées à l’encontre de Beck sont qu’il
est trop faible, trop complaisant, trop flexible et prêt à tout compromis.
L’aile droite du SPD considère
l’appareil du parti comme un instrument servant à discipliner la
population et à garantir la paix et la sécurité pour le compte de l’élite
dirigeante. Elle répond à toute pression émanant de ses propres rangs par la
répression. Ceci jouit d’une longue tradition au sein du SPD. Depuis le
vote des crédits de guerre, il y a près d’un siècle, le SPD a joué un
rôle crucial en temps de crise en intervenant pour sauver l’ordre
bourgeois. Sa priorité première est la défense de l’Etat et des intérêts
d’Etat, même si le parti doit en pâtir.
Un apparatchik du SPD
C’est là que Frank-Walter Steinmeier
entre en jeu. Au fur et à mesure où les luttes factionnelles s’intensifient
au sein du parti, l’influence de cet apparatchik du SPD de 52 ans gagne
en influence. Durant sa carrière politique, l’actuel ministre des
Affaires étrangères allemand, vice-chancelier et vice-président du SPD,
n’a jamais été élu à un poste politique par le vote populaire. Il
n’est rien moins que l’incarnation vivante d’un fonctionnaire
social-démocrate.
En tant que proche collaborateur de Gerhard
Schröder, Steinmeier a dirigé au milieu des années 1990 la chancellerie
d’Etat du Land de Basse Saxe. Il devint ensuite durant le gouvernement
Schröder chef de la chancellerie fédérale et chef des services de renseignement,
il élabora les documents d’orientation sur la réforme des retraites et de
soins de santé et joué un rôle clé dans l’élaboration de l’Agenda
2010 et des réformes Hartz.
La montée de Steinmeier dans le SPD
caractérise la transformation du parti d’une organisation politique qui
avait précédemment visé à atteindre une certaine forme de réconciliation et de
dialogue social, en un organe d’Etat visant à discipliner la population.
Toutefois, un problème subsiste pour le
SPD : des élections ont toujours lieu et le SPD continue de subir des
défaites et d’être puni aux urnes. Une partie de ce mécontentement s’exprime
par le vote croissant en faveur de La Gauche. C’est pourquoi, les voix se
multiplient mettant en garde qu’une exclusion de La Gauche ne peut être
maintenue et se révélerait être contre-productive à la longue.
Il y a quelques semaines, la décision du
comité directeur du SPD de désigner Gesine Schwan comme sa candidate à la
fonction du président de la République fédérale a représenté un nouveau stade
dans le conflit actuel. Schwan ne pourrait être élue présidente qu’avec
les voix des Verts et de La Gauche et son élection serait un important signal pour
une éventuelle coalition au niveau fédéral entre le SPD, les Verts et La
Gauche. Souvent dans le passé les élections présidentielles ont joué un rôle
important dans le changement de la constellation politique en Allemagne.
Une fois de plus, Kurt Beck fut indécis. Pendant
longtemps, il avait laissé entendre que le SPD s’abstiendrait de
présenter son propre candidat et soutiendrait un deuxième mandat de
l’actuel président Horst Köhler, puis il annonça son soutien pour la
candidature de Schwan.
Le fait que des sections de l’élite
dirigeante envisagent sérieusement la participation de La Gauche au
gouvernement est lié à l’aggravation de la crise sociale dans le pays.
Des millions d’Allemands ont été durement touchés par le déclin des
salaires, la hausse de l’inflation et les conditions de travail
précaires. Le mécontentement croissant pourrait à tout moment dégénérer en
conflit ouvert et La Gauche, qui entretient d’étroites relations avec une
partie de la bureaucratie syndicale, pourrait s’avérer nécessaire à
réprimer la résistance populaire. C’est ce qui s’est déjà passé à
Berlin où une coalition au Sénat entre le SPD et La Gauche a imposé des coupes
sans précédent des salaires, des emplois et des acquis sociaux.
Malgré le fait que Beck avait déjà envisagé une
coopération avec La Gauche en début d’année, l’opposition à son
égard n’a cessé de croître au sein du SPD. Bien que ceci paraisse
paradoxal, la raison en est simple. Un soi-disant « gouvernement de
gauche » aurait la tâche d’intensifier les attaques contre les
acquis sociaux et de démanteler des droits démocratiques, tout à
l’exemple de la coalition SPD-Verts durant la décennie précédente. Un
chancelier Beck ne serait pas à la hauteur d’une telle tâche. C’est
la raison pour laquelle le choix de Gesine Schwan comme candidate au poste de
président va main dans la main avec le fait de miser sur Frank-Walter Steinmeier
comme candidat à la chancellerie. Ce n’est donc plus qu’une
question de temps avant que la décision soit rendue publique.
La lâcheté de la gauche
Alors que la droite du SPD a été en mesure
d’intervenir dans l’actuel conflit d’une manière franchement
agressive et arrogante en affichant clairement son mépris pour
l’électorat, la réaction de la soi-disant « gauche » du parti a
été absolument lâche.
Pas un seul des cadres de la
« gauche » du parti, tels Andrea Ypsilanti et Andrea Nahles, ne s’est
opposé d’une quelconque façon à l’aile droite. Un membre dirigeant
du SPD, le droitier Wolfgang Clement, avait même appelé lors de la campagne
électorale en Hesse à voter contre Ypsilanti et personne n’a bougé pour
exiger que ce provocateur soit expulsé du parti. Au lieu de cela, toutes sortes
de manœuvres et de tractations politiques en coulisse ont eu lieu et qui
ont fait tout simplement que l’aile droite a pu dominer dans les médias.
En aucun cas, l’un des membres auto
proclamés de gauche du parti ne se fera le porte-parole de l’opposition
croissante dans la population, ce qui fut déjà le cas il y a dix ans lorsque
l’actuel dirigeant de La Gauche, Oskar Lafontaine, avait jeté
l’éponge en tant que ministre de l’Economie du SPD. Quand le
chancelier Schröder avait déclaré à l’époque qu’il n’était
pas prêt à appliquer une politique allant à l’encontre du patronat,
Lafontaine prit ses cliques et ses claques en permettant à Schröder de dominer le
gouvernement et le SPD.
Lafontaine démissionna en se retirant de la
vie politique pour ne réapparaître qu’au moment où la résistance
populaire à l’Agenda menace d’échapper à tout contrôle. Dans sa
présente alliance avec le PDS, Lafontaine est déterminé à faire tout son
possible pour que la radicalisation politique au sein de vastes couches de la
population demeure prise au piège dans les plates-bandes tracées par les illusions
sociales réformistes.
De par leur lâcheté politique sans bornes à
l’égard de l’aile droite du SPD, la soi-disant gauche du parti a
une fois de plus montré clairement que le SPD a depuis longtemps coupé les
derniers liens qui le reliaient à la grande masse de la population laborieuse.
Les présents conflits au sein du parti font partie intégrante du processus de
décomposition d’un parti qui, du point de vue du progrès social, est
dépassé depuis très longtemps.