Le 7 juin dernier, le journal L’Humanité du Parti
communiste français stalinien (PCF) publiait un débat entre le porte-parole du
PCF Olivier Dartigolles et le théoricien de la Ligue communiste révolutionnaire
(LCR) François Sabado. La discussion donne une idée claire de l’analyse
de la direction de la LCR sur la situation politique : ils conçoivent leur
rôle comme consistant à préparer un rempart à gauche pour la bourgeoisie afin
de piéger la classe ouvrière derrière un programme réformiste lorsque se
développera une situation révolutionnaire.
Les sections plus sagaces de la bourgeoisie française
reconnaissent la validité de tels calculs. Au moment où les travailleurs sont
confrontés à la stagnation des salaires et à l’augmentation du prix de la
nourriture et des carburants, le gouvernement impopulaire du
président Nicolas Sarkozy poursuit les attaques sur les acquis sociaux et
s’appuie sur la direction syndicale pour empêcher que les grèves ne se
transforment en un mouvement politique contre lui. Le quotidien Le Monde
fait remarquer que le manque d’opposition des cercles politiques
bourgeois explique « la facilité avec laquelle M. Sarkozy pousse les
réformes. Mais avec un risque : que soudain tout s'embrase. Dans la
majorité, on est conscient du danger. »
Le Monde a aussi interviewé le
conseiller de Sarkozy sur les questions sociales, Raymond Soubie, qui a dit
qu’il veillait attentivement à empêcher « un affaiblissement des
syndicats et l'apparition de mouvements incontrôlés ».
Dans un tel contexte, il est essentiel que la bourgeoisie ait
un parti qui soit capable d’avoir une rhétorique révolutionnaire tout en
agissant politiquement pour lier les travailleurs aux syndicats et à
l’appareil d’Etat. La LCR qui se disait auparavant trotskyste, mais
met à présent en avant Che Guevara et se prépare à se dissoudre dans un Nouveau
Parti anticapitaliste (NPA), a gagné ses galons pour cette tâche.
Cette organisation a un long bilan d’opportunisme qui
remonte au début des années 1950, où une section du mouvement trotskyste
français avait abandonné le programme de construction de partis
révolutionnaires indépendants pour s’adapter aux staliniens ou autres
bureaucratiques qui fourvoient la classe ouvrière. La LCR joue depuis des
décennies un rôle essentiel d’entrave à la construction d’un
mouvement de la classe ouvrière en dehors des partis stalinien ou
social-démocrate et des directions syndicales existantes.
En 2002, elle avait appelé à voter pour le candidat de
l’élite dirigeante française, Jacques Chirac, au second tour de
l’élection présidentielle, tout comme le reste de la gauche officielle.
Les grands médias français mettent activement en avant depuis
quelque temps le candidat de la LCR à l’élection présidentielle de 2007,
Olivier Besancenot. Une série de sondages récents ont estimé sa cote de popularité
entre 45 et 60 pour cent et il est à présent invité régulièrement dans les
émissions de débat.
Pour le PCF, qui participe depuis 1981 à des gouvernements de
coalition bourgeois et qui a vu son électorat s’effondrer,
l’intérêt principal de la LCR est qu’elle représente un autre
partenaire potentiel dans un gouvernement de coalition avec le Parti socialiste
(PS), tel que la coalition de la gauche plurielle du premier ministre PS Lionel
Jospin entre 1997 et 2002. Dans l’interview du 7 juin, Sabado a dit
clairement que la LCR se préoccupait davantage du potentiel d’émergence
d’une situation révolutionnaire en France.
Le stalinien Dartigolles a dit : « Nous sommes les
uns et les autres dans les manifs. Mais nous voyons bien qu'aujourd'hui ce qui
limite ces mobilisations, c'est l'absence de traduction politique en termes de
projet. Cette situation ne peut plus durer. [...] Etre révolutionnaire
aujourd'hui, c'est aussi être capable de définir ici et maintenant, pour les
cinq prochaines années, les mesures incontournables, nécessaires pour changer
le rapport des forces. Des mesures réalisables, avec les moyens financiers,
institutionnels, et démocratiques, des mesures cohérentes entre elles qui
dessinent une alternative démocratique. »
En réponse, Sabado de la LCR a dit : « Les
principales conquêtes dans le pays ont parfois été enregistrées par tel ou tel
gouvernement, mais elles sont le produit de grèves générales, de situations
révolutionnaires ou prérévolutionnaires. [...] Quand la droite pousse le
bouchon trop loin, il peut y avoir un retour de balancier et on ne peut pas
écarter une réaction populaire. Mais nous sommes réalistes, le rapport des
forces s'est dégradé avec l'offensive néolibérale. »
C’est révélateur de la vision de la direction de la LCR,
qu’au vu des grèves et des manifestations de plusieurs millions de
personnes de ces dernières années, Sabado se contente de dire que l’on « ne
peut écarter » un soulèvement social. Mais plus révélateur encore est son
commentaire qu’une « réaction populaire » puisse encore se
produire en réponse à la politique de Sarkozy. Sabado sait bien que les
récentes grèves et manifestations sous le contrôle des syndicats ne sont pas un
mouvement « populaire » libre, de la classe ouvrière s’opposant
à la politique gouvernementale réactionnaire, mais plutôt un moyen de maintenir
la classe ouvrière sous l’emprise de la bureaucratie syndicale.
Mais un tel point de vue risque de surprendre les lecteurs de
la publication de la LCR, Rouge, qui promeut et glorifie sans réelle
critique les manifestations appelées par les syndicats.
La raison du décalage entre ce que la LCR publie et ce que sa
direction pense, est apparue clairement au cours de l’interview. Citant
des chroniqueurs du quotidien de droite Le Figaro qui espère voir la LCR
affaiblir le PS, Dartigolles a affirmé que « la position actuelle de la
LCR est un élément du paysage interdisant que s'ouvre à gauche un horizon en
termes de projet et de dynamique politique ».
Sabado a expliqué que la LCR veut bien participer à un
gouvernement, mais veut le faire portée par une lutte de masse de la classe
ouvrière: « Il ne s’agit pas de refuser toute participation
gouvernementale, nous nous situons clairement dans une optique de gouvernement,
mais un gouvernement qui soit le produit des mouvements sociaux, des rapports
de forces politiques, et non le fruit d’alliances parlementaires
institutionnelles avec le centre gauche et le PS. »
Après d’autres questions de Dartigolles portant sur la
participation de la LCR à un gouvernement regroupant tous les partis de la
gauche, Sabado a dit : « Accepter de se subordonner au parti dominant
au nom d'une majorité parlementaire, cela a déjà été fait, et le bilan est
négatif. On pourra peut-être rediscuter avec les partis de la gauche, mais dans
le cadre d'un rapport de forces où le mouvement populaire donne le la. »
Les remarques de Sabado méritent que l’on s’y
attarde. C’est sûr que la direction de la LCR, qui se présente comme
ayant des aspirations révolutionnaires, maintient qu’elle veut venir au
pouvoir portée par des « mouvements sociaux », terme utilisé par la
bourgeoisie pour faire référence aux grèves et manifestations des travailleurs.
Néanmoins, on peut se demander ce que la LCR ferait du pouvoir si elle
l’obtenait ou le partageait.
La LCR chercherait-elle à agir comme un détachement de la
révolution socialiste internationale, essayant d’organiser
démocratiquement l’économie mondiale sous le contrôle de la classe
ouvrière et de mettre fin à l’inégalité sociale, à la guerre et à
l’oppression de classe ? Ou bien chercherait-elle à stabiliser le
capitalisme français par un programme de réformes partielles ? Bien
entendu Sabado et Dartigolles n’en parlent pas, mais l’histoire de
la LCR, et tout particulièrement, le contenu de l’interview du 7 juin,
montrent la détermination de la direction du parti à suivre cette dernière
alternative.
En particulier, la raison donnée par Sabado pour refuser une
alliance électorale ouverte avec le « parti dominant » (le PS
bourgeois) est très significative. Ce n’est pas une raison fondée sur des
principes politiques ou une perspective de classe. C’est plutôt, à la
lumière de l’effondrement politique et électoral du PC, que la LCR la
considère comme une mauvaise tactique, ou pour reprendre les termes de Sabado
« cela a déjà été fait et le bilan est négatif ».
Sabado est ouvert cependant à une discussion avec la gauche si
« le mouvement populaire donne le la ». Autrement dit, si la
politique bourgeoise est déstabilisée par les luttes de la classe ouvrière au
point que la LCR puisse venir au pouvoir, alors à ce moment-là la LCR
envisagera de négocier des accords avec le PS et le PCF. Mais dans une telle
situation, les seuls accords que la LCR pourrait négocier avec le PS
porteraient sur la manière de préserver le régime capitaliste.
Cette possibilité est tout à fait ancrée dans l’esprit
des dirigeants de la LCR, comme le montre la référence faite par Sabado, au
cours de l’interview, au gouvernement de Front populaire de 1936,
événement auquel d’autres dirigeants de la LCR, tel Alain Krivine, ont
aussi fait allusion lors de meetings avec les partis officiels de la gauche. Le
Front populaire est peut-être l’exemple classique en France de la
capacité des partis opportunistes à désarmer une situation révolutionnaire au moyen
d’une alliance avec la gauche bourgeoise.
A l’époque du Front populaire, les partis socialiste et
communiste avaient formé une coalition avec le Parti radical bourgeois devant
une vague massive de grèves de la classe ouvrière. Avec des patrons affolés à
l’idée que cela ne se transforme en révolution comme la révolution
d’octobre 1917 en Russie, ils ont vite signé des accords : la
semaine de 40 heures, les congés payés, la nationalisation des industries
stratégiques. Les partis de gauche avaient ensuite obligé les travailleurs à
reprendre le travail et c’est de cette époque que date la fameuse phrase
de Maurice Thorez, dirigeant du PCF : « Il faut savoir terminer une
grève. »
Les trahisons du Front populaire furent particulièrement
dommageables internationalement. Elles scellèrent l’isolement
international des républicains de la guerre civile espagnole, ce qui contribua
de façon significative à leur défaite et à la victoire du fascisme en Espagne.
En retirant un peu plus de l’agenda politique mondial la lutte des
travailleurs pour le pouvoir, le Front populaire a contribué à consolider le
régime d’Hitler en Allemagne nazie. Le Front populaire lui-même a viré à
droite et s’est effondré en 1938. Ses réformes limitées de politique
intérieure furent rapidement réduites à néant par la Deuxième Guerre mondiale,
l’occupation nazie et la collaboration de la bourgeoisie française avec
cette dernière.
Le fait que Sabado soit capable de faire référence à de tels
événements, tout en considérant la possibilité de négociations avec la gauche
officielle dans une situation révolutionnaire en France, démasque la LCR pour
ce qu’elle est : un parti qui est là pour sauver le capitalisme en
subordonnant la classe ouvrière à la machine d’Etat et à la gauche
bourgeoise.
(Article original
anglais paru le 12 juillet 2008)