Le Parti conservateur du Canada s’est maintenu au
pouvoir lors de l’élection fédérale de mardi, obtenant ainsi 19 sièges de
plus que lors du vote de 2006 qui le portait au pouvoir et mettait fin à douze
années de gouvernance libérale.
Mais au grand damne d’importantes sections de la
grande entreprise qui souhaitent un gouvernement « fort et stable »,
c’est-à-dire un gouvernement davantage isolé de l’opinion populaire
pour mieux faire porter le fardeau de la crise capitaliste aux travailleurs,
les conservateurs n’ont pas pu encore une fois obtenir une majorité.
Des 308 sièges de la Chambre des communes, les
conservateurs en détiennent maintenant 143, les libéraux 76, le Bloc québécois
50 et le Nouveau Parti démocratique 37. Deux indépendants, alliés des
conservateurs, ont aussi été élus.
Les partis de l’opposition ont rapidement promis
qu’ils allaient collaborer avec le gouvernement conservateur pour
apparemment combattre la crise économique.
Le chef libéral Stéphane Dion, qui est à la tête
d’une opposition officielle considérablement réduite, a déclaré mardi
soir : « Nous allons travailler avec le gouvernement pour nous
assurer que les Canadiens seront protégés de la tempête économique. Ma priorité
sera l’économie, et j’ai juré [au premier ministre conservateur
Stephen Harper] que j’allais collaborer sur cette question. »
Tout juste avant l’élection de mardi, Jack Layton, le
chef du NPD social-démocrate, a à maintes reprises réprimandé Harper pour sa
trop grande préoccupation des besoins des banques et des compagnies pétrolières
et pour ne pas tenir compte des inquiétudes des travailleurs quant à leurs
emplois, leurs épargnes et leurs maisons. Mais quelques heures à peine après la
fermeture des bureaux de scrutin, il appelait tous les partis à « mettre
de côté les vieilles chicanes » et à « servir les intérêts du
Canada », en promettant que le NPD « allait être prêt à travailler
avec d’autres partis dans le prochain parlement ».
Durant la majorité de la campagne, Harper a soutenu que la
crise financière mondiale n’allait avoir qu’un impact limité sur le
Canada. Mais maintenant que l’élection est terminée, il a, sans surprise,
changé de discours.
Après sa victoire mardi soir, Harper a proclamé que
c’était « le moment de mettre de côté les différences politiques et
les considérations partisanes… Nous tendons la main à tous les députés,
de tous les partis, leur demandant de s’unir afin de protéger
l’économie et d’apaiser la crise financière mondiale. »
Il s’est par la suite engagé à ce que son
gouvernement conservateur minoritaire continue à « maintenir un faible
fardeau fiscal, garder un budget équilibré et garder les dépenses sous
contrôle ». Autrement dit, il rejette toute initiative gouvernementale
importante visant à aider économiquement les travailleurs, dans des conditions
où de nombreux analystes anticipent le pire ralentissement économique depuis la
Grande Dépression. Il va plutôt aller de l’avant avec un programme de
droite ayant pour but de redistribuer la richesse, de la classe ouvrière aux
sections les plus privilégiées de la société, par des baisses d’impôt et
le démantèlement des services publics et des programmes sociaux.
Harper a de plus promis que son gouvernement continuerait à
« renforcer notre système de justice pénal » — ce qui signifie
l’implémentation de lois répressives favorisant la punition à la
réhabilitation — et à « défendre nos intérêts et nos valeurs sur la
scène mondiale ». Harper a constamment eu recours à cette dernière
formulation pour justifier le rôle d’avant-plan que les Forces armées
canadiennes jouent dans la guerre de contre-insurrection afghane.
Le jour suivant, lors de sa première annonce de politique
postélectorale, Harper a mentionné que les conservateurs s’apprêtaient à
sabrer dans les dépenses gouvernementales afin d’assurer que le budget
fédéral demeure équilibré au moment où le ralentissement économique entraîne
une baisse des revenus de taxes. « Il est essentiel d’axer et de
contrôler les dépenses du gouvernement » en période d’instabilité
économique, a déclaré Harper.
Le premier ministre a aussi annoncé que son gouvernement
allait prendre « toute mesure jugée nécessaire pour s’assurer que le
système financier du Canada ne se retrouve pas en position de désavantage
concurrentiel ». On a généralement interprété que cela signifie
qu’Ottawa envisage des mesures supplémentaires pour renforcer les bilans
des banques canadiennes, y compris étendre un programme annoncé la semaine dernière
selon lequel le gouvernement allait racheter pour 25 milliards de dollars de
prêts hypothécaires des banques.
Harper a à maintes fois vanté les mérites des banques
canadiennes en affirmant qu’elles étaient les mieux capitalisées et les
plus stables du monde. Selon un article paru mercredi dans le National Post,
« les dirigeants des banques ont été plutôt déconcertés de voir avec quel
enthousiasme Stephen Harper a répété » la propre propagande de
l’industrie durant la campagne électorale. En réalité, les banques du
Canada ont essuyé d’importantes pertes en raison de l’effondrement
du marché hypothécaire américain, font face actuellement au resserrement
mondial du crédit, et pourraient devoir affronter une baisse marquée du prix
des maisons. De plus, les banques du Canada craignent que l’injection de
liquidités par les divers gouvernements dans les banques américaines, britanniques
et européennes et les garanties des dépôts en pays étrangers les rendent moins
attrayantes aux yeux des prêteurs et des investisseurs.
Conséquemment, malgré les dénis de Harper, il est presque inévitable que le
gouvernement placera des montants substantiels provenant des impôts des
contribuables à la disposition des grandes banques canadiennes. Cela sera
seulement le début d’une poussée concertée du gouvernement et du nouveau
parlement pour « sauver » la grande entreprise aux dépens des
emplois, des salaires et des droits de la classe ouvrière.
Désabusement grandissant envers
tout l’establishment politique
Les conservateurs prétendent que le fait d’avoir gagné une pluralité
de votes lors d’élections successives constitue un « mandat
fort ». En fait, les résultats des élections de mardi montrent une mince
base d’appui populaire aux conservateurs, le parti qui a le plus
clairement articulé le tournant de la bourgeoisie canadienne vers la réaction
sociale et le militarisme et, de manière plus générale, les résultats montrent
aussi un désabusement populaire envers tout l’establishment politique.
La participation électorale a chuté de 6 pour cent par rapport à janvier
2006 pour atteindre 59 pour cent, soit le plus bas total en 140 ans
d’élections fédérales. De plus, tous les partis avec une représentation
parlementaire ont gagné moins de votes mardi qu’ils en avaient gagné lors
de la précédente élection.
D’un autre côté, le Parti vert, qui n’a jamais élu de membre
dans une législature canadienne, a clairement bénéficié du mythe populaire
selon lequel il représenterait un parti anti-establishment. Alors que les Verts
ont eu des résultats nettement sous les projections des sondages d’après
lesquels ils auraient dû obtenir 10 pour cent du vote populaire, ils ont obtenu
286 000 votes de plus pour cette élection que la précédente, augmentant
leur part du vote populaire de 4,5 pour cent à 6,9 pour cent.
Les conservateurs ont augmenté leur part du vote populaire depuis la
dernière élection de 1,4 pour cent, à 37,6 pour cent. Mais ils
ont recueilli 170 000 votes de moins qu’en 2006.
Même si les conservateurs détiennent maintenant 47 pour cent des sièges de
la Chambre des communes, seulement un peu plus qu’un électeur sur cinq,
22,24 pour cent, a voté en faveur du parti du gouvernement. Cela s’est
fait dans des conditions où les médias de la grande entreprise appuyaient
fortement les conservateurs, en répétant notamment la propagande conservatrice
selon laquelle Harper est un chef « centriste » mais ferme.
Les conservateurs ont une faible représentation dans de grandes portions du
pays. Même s’ils ont réussi à faire élire des députés dans chaque province
sauf Terre-Neuve, ils demeurent une force marginale au Québec, la deuxième
province la plus populeuse du pays.
Revigorés par l’appui de la majorité de l’élite du Québec et
ayant la machine de l’Action démocratique du Québec (l’opposition
officielle au parlement du Québec) à leur disposition, les conservateurs ont
commencé leur campagne en anticipant qu’ils gagneraient 20 sièges ou plus
au Québec. Plutôt, ils ont obtenu seulement 10 des 75 sièges québécois, le même
nombre qu’en 2006, et ils ont terminé avec seulement 21,8 pour cent du
vote populaire.
Les conservateurs n’ont pas réussi à faire élire un seul député dans
les deux plus grandes villes du Canada, Montréal et Toronto, dont la population
combinée surpasse celle de la troisième plus populeuse province du Canada, et
ils se sont emparés d’un seul siège dans la troisième plus grande ville
du pays, Vancouver.
La pire
performance des libéraux
Les libéraux, le principal parti de l’élite canadienne durant le 20e
siècle, furent de loin les plus grands perdants des élections de mardi. Ils ont
obtenu seulement 76 sièges, 27 de moins qu’en 2006, et n’ont reçu
que 26,2 pour cent du vote populaire, leur plus faible score de
l’histoire des élections fédérales.
Le total du vote libéral a chuté mardi de 850 000 votes, ou plus du
cinquième, par rapport à 2006.
Les libéraux ont perdu des sièges dans toutes les régions sauf le Québec, où
ils avaient déjà encaissé plusieurs pertes en 2006. Mais, le gros de leurs
pertes est survenu en Ontario.
Le chef libéral Dion a cherché à obtenir des votes, comme l’avait fait
ses prédécesseurs, les premiers ministres Jean Chrétien et Paul Martin, en
prétendant que les libéraux étaient le seul moyen de bloquer la venue au
pouvoir d’un gouvernement réactionnaire, du même style que celui des
républicains aux Etats-Unis. Mais cet argument n’a clairement pas
influencé l’électorat. Après tout les libéraux ont, de nombreuses fois
après avoir été élus, imposé les recommandations politiques de leurs rivaux de
droite.
Dans le dernier parlement, les libéraux ont
été ceux qui ont donné aux conservateurs le soutien dont ils avaient besoin
pour rester au pouvoir, que ce soit en votant avec le gouvernement ou en
s’abstenant, et cela plus de 40 fois. Il est remarquable qu’ils
aient endossé le plan conservateur de réductions importantes d’impôts
pour les entreprises et qu’ils aient rapidement voté deux fois avec les
conservateurs sur des motions qui prolongeaient la mission de
contre-insurrection des Forces armées canadiennes (FAC) en Afghanistan
jusqu’à la fin de 2011.
Les libéraux traversent une crise depuis
que la grande entreprise a demandé que Chrétien, qui a présidé les plus
importantes coupes dans les dépenses sociales et réductions d’impôts de
l’histoire et lancé le Canada sur le chemin de la guerre en Yougoslavie
et en Afghanistan, soit remplacé pour que le Parti libéral adopte un programme
encore plus à droite.
Dion a été décrit par les conservateurs,
avec la connivence de la plus grande partie de la presse, comme un
« radical » et un « grand dépensier », même s’il
insistait pour expliquer que la taxe sur le carbone qu’il proposait, le
« tournant vert », visait à rendre la grande entreprise canadienne
plus « concurrentielle » et qu’il permettrait d’autres
importantes diminutions d’impôts pour les entreprises et les
particuliers.
Le jour après les élections, plusieurs
parmi les plus importants quotidiens ont publié des éditoriaux et des
commentaires demandant la démission de Dion en tant que chef du Parti libéral,
tout en affirmant que les libéraux devaient s’adapter au 21e siècle en
allant vers le « centre », c’est-à-dire en se rapprochant
encore plus des conservateurs. Le Globe and Mail a écrit :
« M. Dion doit laisser sa place de façon élégante et permettre au
prochain dirigeant d’être choisi avec le moins d’acrimonie. En
échange, les libéraux doivent reconnaître que changer de chef n’est
qu’une petite partie de ce qu’il faut faire. Il est absolument
décisif de développer une politique moderne et complète qui ramènera le parti
vers ses racines centristes, celles qui ont un attrait nationalement. »
Le Toronto Star, le quotidien le
plus proche du Parti libéral, a lui cité en exemple la motion conjointe des
libéraux et des conservateurs prolongeant la mission des CAF en Afghanistan
au-delà de février 2009 jusqu’à la fin de 2011 comme étant le type de
compromis bipartisan pouvant être réalisé si seulement Harper choisissait
d’être moins provocateur avec l’opposition officielle.
Le Bloc québécois (BQ), le parti
régionaliste qui se présente comme le « défenseur des valeurs
québécoises » en attendant l’indépendance de l’unique province
du Canada à majorité francophone, a craint de connaître la débâcle électorale
au début de la campagne électorale il y a cinq semaines. Mais, au bout du compte,
il a pu obtenir cinquante sièges, un de moins qu’en 2006. Toutefois, il a
tout de même perdu 174 000 voix et a vu sa part du vote exprimé passer de
41,5 pour cent à 38,1 pour cent.
La bureaucratie syndicale, plusieurs ONG et
Québec solidaire se sont ralliés à la campagne du BQ pour « bloquer »
Harper, le « clone de Bush » et l’empêcher d’obtenir une
majorité. Cette campagne était entièrement cynique. Les indépendantistes
québécois ont une longue histoire de collaboration avec les conservateurs et
pour la plus grande partie du gouvernement Harper, ils lui ont donné les votes
qui lui manquaient pour gagner les motions de confiance. Mardi dernier, le chef
du BQ Gilles Duceppe a indiqué que son parti avait l’intention de
continuer à réaliser des ententes avec les conservateurs en énumérant dans son
discours les « demandes du Québec ».
« Aucun gouvernement ne pourra
survivre s’il ne prend pas en considération au moins certaines de nos
principales considérations en compte » a affirmé le député Réal Ménard au Globe
and Mail le soir du décompte des votes.
Le NPD a récolté 37 sièges, huit de plus
qu’à la dernière élection, mais n’a accru sa part du vote exprimé,
qui a atteint 18,1 pour cent, que de 0,7 pour cent. Il a perdu 70 000 voix
sur les quelque 2,5 millions qu’il avait obtenu en 2006. Le NPD a gagné
une poignée de sièges à travers le pays, obtenant le plus de succès dans le
nord de l’Ontario, une région qui connaît traditionnellement des
difficultés économiques et qui a été durement touchée par le déclin de
l’industrie forestière.
Alors que les sociaux-démocrates du Canada
ont fait un appel mesuré à la colère populaire envers la destruction des
emplois du secteur manufacturier et les diminutions d’impôts pour les
grandes entreprises, le NPD a concentré son tir à vouloir se présenter comme un
parti « progressiste », « modéré » et
« responsable », un parti que le chef du NPD Jack Layton a
ouvertement déclaré comme pouvant accueillir les « progressistes » de
tous les partis, les libéraux et même les conservateurs
« progressistes ». (Le Parti progressiste-conservateur a longtemps
été le deuxième parti du pouvoir de l’élite canadienne avant de se
dissoudre et de se rallier à l’Alliance canadienne pour former le
« nouveau » Parti conservateur dirigé par Harper.)
En ligne avec l’orientation du NPD
vers l’élite canadienne, le NPD a mis la pédale douce sur son opposition
à l’implication du Canada dans la guerre en Afghanistan, même si son
appel pour le retrait immédiat des troupes canadiennes correspondait aux
sentiments de la population canadienne, comme l’ont démontré une longue
série de sondages.
(Article original anglais paru le 16
octobre 2008)