« Des réprimandes envers la Russie, de l’argent
pour la Géorgie. » C’est en ces mots que les représentants de
l’Union européenne ont décrit le programme du sommet spécial de l’UE
tenu le 1er septembre à Bruxelles sous les auspices de la présidence française
de l’UE.
La guerre entre la Russie et la Géorgie, ainsi que les
vives tensions entre la Russie, les Etats-Unis et l’Europe, ébranlent les
bases mêmes de la politique étrangère européenne et ont scindé en deux
l’Union européenne. La gravité de la situation est soulignée par le fait
que les 27 dirigeants gouvernementaux de l’UE se sont rencontrés à un
sommet spécial pour la première fois depuis février 2003, au commencement de la
guerre en Irak.
Un violent débat public a précédé le sommet, et pas
seulement de par l’Europe, mais aussi au sein des diverses factions
politiques.
Un groupe d’Etats, dirigé par la Pologne, les pays
baltes, la République tchèque, la Grande-Bretagne et la Suède, a appelé à la
confrontation avec Moscou, en collaboration étroite avec Washington. Pour eux,
la condamnation de la Russie n’était pas suffisante et ils ont exigé des
mesures punitives, telles que l’exclusion de la Russie du G8 et l’arrêt
des négociations au sujet d’un partenariat russo-européen, ainsi que
l’imposition de restrictions d’immigration sur les citoyens russes.
Un autre groupe, dirigé par l’Allemagne, la France et
l’Italie, s’est opposé à l’imposition de sanctions et a
favorisé le dialogue avec Moscou. L’Europe, selon leur argumentation, ne
peut empêcher l’intensification et la prolifération géographique du
conflit, et défendre ses propres intérêts face à la Russie et dans la région du
Caucase, qu’en maintenant le dialogue avec Moscou.
Le sommet devait remplir deux tâches contradictoires.
D’un côté, il devait afficher un consensus afin d’éviter la
dislocation supplémentaire de l’UE, qui aurait des conséquences néfastes
pour tout le projet de l’Union européenne. De l’autre, il devait
résister aux pressions des Etats-Unis et de leurs plus proches alliés européens
et empêcher une intensification du conflit avec la Russie, sans provoquer
l’opposition de ses membres de l’Europe de l’Est vigoureusement
anti-russes.
La signification du sommet spécial de l’UE ne
résidait pas dans la critique prévisible de Moscou, a commenté samedi le Süddeutsche
Zeitung, « mais plutôt dans son succès à effacer les divisions
intra-européennes et fournir ainsi à la présidence française de l’UE un
appui assez fort pour soutenir des discussions avec Moscou ».
Le même article lance un avertissement face aux
conséquences de toute intensification du conflit avec la Russie. « Si cela
devient hors de contrôle », écrit l’auteur Martin Winter, « les
tensions pourraient alors affecter l’Ukraine et la Moldavie. Si
l’Europe et la Russie entrent dans une nouvelle période glaciaire,
d’autres éléments seront aussi perturbés à moyen terme : la gestion
des crises régionales et mondiales et la lutte contre le terrorisme deviendront
plus difficiles, et cela annoncera une nouvelle course aux armements. Une leçon
que l’on doit retenir de la Guerre froide est que l’attitude de
confrontation entre l’Europe et la Russie gaspillerait des forces
essentielles dans la lutte compétitive mondiale. C’est quelque chose qui
n’est ni dans l’intérêt de l’un ou de l’autre. Cela
devrait fournir l’élan à un dialogue sérieux. »
Bien que l’article n’indique pas clairement
qu’un tel affaiblissement de l’Europe et de la Russie pourrait
servir les intérêts des Etats-Unis, c’est la suite logique des
événements. Significativement, les milieux politiques dirigeants européens se
sont essentiellement abstenus de toute critique envers Washington et son vassal
géorgien, le président Mikheil Saakashvili. Mais en coulisse, de nombreux
politiciens européens ont exprimé leur colère face à ce dernier, étant
d’accord que Saakashvili, encouragé par les Etats-Unis, était responsable
de l’éruption de la guerre.
En dernière analyse, le sommet de Bruxelles a condamné la
« réaction inappropriée » de la Russie et a déclaré que la
reconnaissance des régions dissidentes de l’Abkhazie et de
l’Ossétie du Sud par la Russie « était contraire au droit
international ». Toute solution au conflit doit « reposer sur le
respect de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité
territoriale, et non pas sur des faits unilatéraux, en contradiction avec le
droit international », selon le président du Conseil de l’UE,
Nicolas Sarkozy.
Le sommet a exigé de la Russie qu’elle réalise
complètement les six points du plan de cessez-le-feu négocié par Sarkozy, et le
président français a annoncé qu’il se rendrait de nouveau en Russie et en
Géorgie au cours des prochaines semaines afin de trouver une issue à la crise.
La Géorgie devrait recevoir une aide importante, mais ce que cela signifie
concrètement sera décidé plus tard.
Le sommet ne s’est pas mis d’accord sur les
sanctions qui devraient être imposées à la Russie, à l’exception
d’une seule : les négociations au sujet du partenariat
russo-européeen et des accords de coopération seront suspendues jusqu’à
ce que Moscou retire ses troupes de Géorgie. Ces négociations étaient déjà au
point mort en raison des objections de la Pologne. Elles auraient dû reprendre
le 15 septembre.
Avant le sommet, on avait signalé au gouvernement russe que
le but n’était pas d’intensifier la crise. Lors d’un long
appel téléphonique avec son homologue russe Sergei Lavrov, le ministre
allemande des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier fut d’accord
pour tenter de calmer la situation.
Intérêts stratégiques
Toutefois, il ne faudrait pas anticiper que les tentatives
de calmer la situation réussissent : les intérêts stratégiques
antagonistes en jeu dans le Caucase sont beaucoup trop importants.
Les médias occidentaux ont essayé avec empressement de
présenter la guerre comme une lutte entre une Géorgie démocratique, avide de
liberté et d’indépendance, et une Russie autoritaire et impérialiste.
Mais le président géorgien Saakashvili est mal choisi pour le rôle de martyr de
la démocratie.
Ayant pris le pouvoir grâce à une rébellion financée par
l’Occident, sa réélection au début de cette année ne s’est réalisée
qu’en raison de la répression brutale de l’opposition.
Selon un rapport paru dans l’hebdomadaire Der Spiegel,
même l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) a
conclu que Saakashvili a contribué à l’éclatement de la guerre par une
attaque délibérée sur l’Ossétie du Sud. Dans les rapports des
observateurs de l’OSCE, il y a même des discussions sur les crimes de
guerre géorgiens commis pendant l’attaque-surprise nocturne.
Le Süddeutsche Zeitung a admis ouvertement que
l’« intérêt de l’OTAN en Géorgie provient moins d’un
désir d’établir un phare de la démocratie là-bas, que de la proximité des
réserves de gaz et de pétrole du bassin caspien. »
Dans sa colonne hebdomadaire, l’ancien ministre des
Affaires étrangères, Joschka Fischer, a dit que la guerre russo-géorgienne
« concerne la compétition russo-américaine pour le contrôle stratégique
des ressources de gaz et de pétrole dans cette région. C’est le nouveau
grand jeu. »
Le premier ministre Gordon Brown qui, à la veille du sommet, a
publié une attaque virulente contre la Russie dans le journal Sunday
Observer, n’a également laissé aucun doute quant à l’intérêt
principal dans le Caucase. Il a calculé que la Grande-Bretagne, qui couvre
présentement 80 pour cent de ses besoins énergétiques à l’aide de ses
propres ressources, devra importer près des deux tiers de son gaz et plus de la
moitié de ses exigences en pétrole pour 2020, « précisément au moment où
les marchés deviennent plus volatiles au fur et à mesure que plus de gens
recherchent des ressources naturelles qui diminuent ».
Conséquemment, Brown a déclaré qu’il « ferait
pression sur les leaders européens pour augmenter le financement d’un
projet qui nous permettrait d’aller chercher l’énergie de la mer Caspienne,
réduisant notre dépendance envers la Russie ». Comme un coup
d’œil sur la carte le montre, la seule route de transport du bassin caspien
vers l’Europe se trouve au beau milieu de la Géorgie. L’Afghanistan
est peu fiable en raison de la guerre qui fait rage dans ce pays et des raisons
politiques empêchent de regarder vers l’Iran.
Quant à la Russie, elle n’est pas motivée principalement
par des soucis pour les droits de l’Abkhazie ou de l’Ossétie du Sud,
mais elle réagit à son encerclement par l’alliance militaire de
l’OTAN. Depuis la dissolution de l’Union soviétique sous le président
Boris Eltsine, la Russie a progressivement été repoussée des zones qui étaient
en partie sous sa gouverne depuis des siècles. Des millions de gens qui parlent
le russe et qui sont d’anciens citoyens soviétiques vivent
aujourd’hui en dehors du territoire national russe. Les Etats-Unis et
l’Europe se font compétition pour l’Asie centrale et la région caspienne.
L’OTAN touche aujourd’hui aux frontières de l’ancienne Union
soviétique, et les a même dépassées dans la région de la Baltique. Si
l’Ukraine et la Géorgie se joignent à l’OTAN, la mer Noire
tomberait sous son influence. Conséquemment, la Russie pourrait devenir le
jouet des grandes puissances.
Pendant longtemps, l’élite dirigeante du pays a
passivement observé ces développements, concentrant son énergie à piller la
propriété étatique de l’Union soviétique. Maintenant, elle réagit à
l’aide de méthodes liées à son caractère de classe bourgeoise. Incapable
de faire appel à la solidarité de la classe ouvrière internationale, comme
l’avait fait l’Union soviétique à ses débuts sous Lénine et
Trotsky, elle a recours au nationalisme et à la force militaire débridée.
Mais, cela ne réduit pas la responsabilité des puissances occidentales
pour la présente crise dans le Caucase ; pas seulement les Etats-Unis,
mais aussi les puissances européennes qui tentent maintenant de se présenter
comme les médiateurs, particulièrement l’Allemagne.
Depuis la réunification de l’Allemagne en 1990, Berlin a
énergiquement cherché l’entrée des anciens pays du bloc de l’Ouest
dans l’Union européenne et l’OTAN. Il a soutenu le démembrement de
la Yougoslavie, l’envoi de troupes au Kosovo, en Afghanistan et dans
d’autres parties du monde et est devenu très actif dans le Caucase et en Asie
centrale. Pendant longtemps, ces politiques pouvaient être combinées au
maintien de relations étroites avec Moscou ; mais cela n’est plus
possible. Le caractère expansionniste de la politique étrangère allemande a
maintenant des répercussions.
L’élite politique allemande est divisée sur la manière
de procéder. Il y a ceux — comme le ministre des Affaires étrangères,
Walter Steinmeier, de larges sections du Parti social-démocrate et du Parti libéral-démocrate,
le Parti de la gauche et les porte-parole des industries de l’exportation
et de l’énergie —qui priorisent la relation avec Moscou. Il y a aussi ceux — des
sections de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et de l’Union chrétienne-sociale
ainsi que des Verts — qui veulent une confrontation à tout prix.
L’expert en politique étrangère, Eckart von Klaeden, par exemple, exige
l’exclusion temporaire de la Russie du G8 et l’admission de la
Géorgie et de l’Ukraine dans l’OTAN.
Dans sa chronique qui paraît sur une base régulière dans Die
Zeit, l’ex-ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer, a mentionné
qu’une confrontation avec la Russie constitue une stupidité stratégique
qui dépasse de loin celle de l’Irak. Il a déclaré que « les intérêts
communs de la Russie et de l’Occident appellent plutôt à une nouvelle ère
de coopération ». Mais, une telle coopération requiert le développement de
l’Union européenne et de l’Allemagne comme une grande puissance.
« La réaction à un retour de la Russie à des politiques
de grande puissance impériale, écrit Fischer, ne doit pas être des sanctions,
mais le développement de l’Occident et, d’abord et avant tout, de
toutes les positions de pouvoir européennes. » Il a ajouté :
« Ceux qui veulent une coopération avec la Russie, et cela est dans
l’intérêt de l’Europe, doivent se manifester et agir dans une force
unifiée. Voilà la leçon que le Caucase nous enseigne et que l’Europe doit
considérer de façon urgente. »
Fischer articule l’opinion de la majorité de
l’élite dirigeante allemande, qui suit de plus en plus les traces
agressives de ses ancêtres historiques.
(Article original anglais paru le 2 septembre 2008)