L'usage de la
force pour récupérer cinq otages français retenus au large de la Somalie, sur
le voilier Le Tanit, démontre le mépris souverain du gouvernement
français pour la vie des otages français et des pirates somaliens, comme pour
l'opinion publique française et somalienne.
Le gouvernement
français a utilisé cette situation de prise d'otages pour s'aligner sur la
politique de démonstration de force de l'administration Obama aux Etats-Unis,
alors confrontée àla prise d'otages du Maersk Alabama, commencée
le 7 avril. Des tireurs d'élite américains ont assassiné trois pirates qui
retenaient en otage le capitaine du Maersk Alabama, Richard Phillips, le
12 avril.
Le Tanit, un voilier de plaisance de 12,50 m, avait été capturé par des pirates
somaliens le 4 avril dans le golfe d'Aden. Il a été repris le 10 avril, lors
d'un assaut lancé par un commando français qui a entraîné la mort de deux
pirates somaliens et du skippeur du Tanit, Florent Lemaçon, dans un
échange de tirs.
Les trois pirates
âgés de 23 à 27 ans capturés lors de l'opération française ont été mis en
examen et écroués, vendredi. Ils rejoignent ainsi douze autres pirates
actuellement détenus dans des prisons françaises pour la prise en otage de deux
autres voiliers au large de la Somalie, le Ponant et le Carré d'As,
en 2008. Ils ont été mis en examen pour « détournement de navire » et
« séquestration et détention arbitraire en bande organisée ». Ils ne
sont donc pas poursuivis pour tentative de meurtre.
Vendredi 17 avril,
le procureur de la République de Rennes, Hervé Pavy a annoncé que l'autopsie de
Lemaçon ne permet pas de déterminer l'origine de la balle qui l'a tué. Tous les
espoirs de faire la lumière sur les faits ne sont pas perdus : Pavy a
précisé que la réponse pourrait être obtenue après les « constatations
indispensables sur le bateau » et l'examen « des armes utilisées par
les pirates qui ont été récupérées ».
Le ministre de la
Défense, Hervé Morin, a déclaré après la reprise du voilier qu'il « ne
peut pas être exclu » que la mort de Lemaçon soit due à un tir de l'armée
française. Il avait précisé que l'opération menée par l'armée française était
« la solution qui semblait le plus faisable ». Morin a ajouté que
Paris avait proposé une rançon aux pirates, sans en préciser le montant.
Ces faits
soulignent la responsabilité française pour les trois morts du Tanit.
Quelle que soit l'origine de la balle ayant tué Florent Lemaçon, la décision de
lancer l'assaut, et donc de mettre sa vie en danger, est le fait des autorités
françaises uniquement. Rien n'indique que les pirates étaient sur le point
d'exécuter leurs otages. En fait, il était tout à fait contre leur intérêt de
le faire, puisqu'ils n'avaient aucune chance de s'échapper sans eux.
Le mépris évident
des autorités françaises pour la vie des pirates somaliens ne fera qu'augmenter
la haine pour l'impérialisme français parmi les masses populaires de la Corne
d'Afrique, où la France a été et continue à être une puissance coloniale.
Le territoire de
Djibouti au nord de la Somalie fut la dernière colonie française d'Afrique,
ayant longtemps joué le rôle de base sur les voies maritimes entre Suez et les
colonies françaises en Indochine. Djibouti n'a obtenu l'indépendance qu'en
1977, et la France y entretient toujours l'un de ses plus grands détachements à
l'étranger : 2900 soldats et une base aérienne, elle y est concurrencée
depuis 2002 par les États-Unis qui y entretiennent 1800 hommes ainsi qu'une
station de radio émettant en arabe. La France a renforcé son dispositif en juin
2008 par des avions supplémentaires et une flotte maritime.
Jusqu'à présent,
les pirates somaliens qui sévissent depuis plusieurs années n'ont tué personne,
mais cela risque de changer après les opérations « musclées » menées
récemment par des unités françaises, américaines ou hollandaises. L'assaut français
ne fera qu'envenimer les prises d'otages à venir au large de la Corne
d'Afrique.
Un entretien
publié dans le quotidien professionnel des assureurs maritimes Lloyd's List
résume le pessimisme et l'opposition des milieux marins envers de telles
manoeuvres sanglantes. Jim Murphy, expert de la région du golfe d'Aden pour le
service d'information Lloyd's Register-Fairplay y juge que les solutions
proposées — zones d'exclusion, convois militaires, gardes ou équipages armés —
sont condamnées à l'échec, en l'absence d'une résolution politique des conflits
en Somalie.
Il cite comme
principaux problèmes l'éclatement et l'opacité du secteur, les nombreux acteurs
en lice, l'« omerta » du milieu des armateurs et les limitations
imposées par la libre circulation maritime. Il ajoute : « Il existe
une volonté politique d'affronter les pirates somaliens, mais trouver une
solution à ce problème qui dure depuis des lustres est compliqué ».
De fait, en dépit
du déploiement sans précédent de bâtiments de guerre dès 2007, ce type d'incidents
a augmenté de près de 200 pour cent entre 2007 et 2008, selon le Bureau
international maritime. La recrudescence des actes de piraterie au large de la
Somalie se confirme chaque jour. Deux incidents séparés ont eu lieu ce
samedi :
- Le Pompéi,
navire belge dont l'équipage est composé de deux Belges, d'un Néerlandais et de
ressortissants croates et philippins spécialisés dans le transport et la pose
de rochers, a été victime d'une prise d'otages.
- Parallèlement,
le Handytankers Magic, dont le propriétaire est grec, avec un équipage
de pêcheurs yéménites, a été pris d'assaut par d'autres pirates avant d'être
libéré pas la marine néerlandaise. L'opération a été menée dans le golfe
d'Aden, par une frégate faisant partie d'une patrouille de l'OTAN. Les vingt
membres de l'équipage ont été libérés.
La plupart des
médias qualifient brièvement les ports somaliens d'où viennent les pirates,
tels Haradheere ou Eyl, de « repaires de pirates » — laissant
entendre la possibilité d'y mener des interventions militaires. En fait, ces
ports sont de véritables villes, dont seule une petite partie des habitants est
impliquée dans les actes de piraterie. Haradheere compte 13 000 habitants,
Eyl en compte 19 000. Une tentative de régler le problème par la force
entraînerait un nouveau bain de sang.
Pour les habitants
des côtes somaliennes, la politique des grandes puissances ont des effets
désastreux. Celles-ci y déversent leurs déchets toxiques sans contrôles et
exploitent ses ressources en poissons, tout en prenant une posture de défense
de l'environnement par la réduction des quotas de pêche dans leurs propres
eaux.
Plus largement, la
dévastation sociale de la Somalie, dans laquelle se développe la piraterie dans
l'océan Indien, résulte des aléas de la politique des grandes puissances et du
cynisme de la politique stalinienne dans la région. La famine sévit depuis la
guerre menée par la Somalie dans l'Ogaden (1977-78), région ethniquement
somalienne mais faisant partie de l'Ethiopie. Au cours de cette guerre, l'URSS
-- qui soutenait d'abord la Somalie -- a changé de camps, soutenant l'Ethopie.
Ceci a entraîné la défaite de la Somalie et, en 1980, le virage du gouvernement
militaire somalien de Mohammed Siad Barre vers l'OTAN et le soutien économique
du Fonds monétaire international (FMI).
Une série de
famines dans la région dans les années 1980, l'abandon par Barre des visées
somaliennes sur l'Ogaden, et son adoption d'une politique d'austérité mandatée
par le FMI, a sapé les soutiens internes de son régime. Barre faisait face à
une guerre civile contre son gouvernement, menée par des organisations
nationalistes ou ethniques en Somalie. Après la décision de Gorbatchev
d'abandonner le soutien financier soviétique apporté aux clients soviétiques en
Afrique, les Etats-Unis ont abandonné leur soutien financier à Barre, dont le
régime s'est effondré.
En 1992 -93, la
Légion étrangère française a collaboré à l'invasion américaine de la Somalie,
soi-disant pour sécuriser l'approvisionnement en aide alimentaire du pays, alors
touché par la famine. Cette opération s'est finalement soldée par le retrait
des troupes étrangères face à la résistance militaire du peuple somalien, avec
notamment la bataille autour d'un hélicoptère américain abattu à Mogadiscio.
L'actuel ministre
des Affaires étrangères français, Bernard Kouchner s'était illustré à l'époque
par une campagne en faveur du « droit d'ingérence humanitaire ». Les
images où il déchargeait lui-même des sacs de riz avaient fait le tour du
monde. Il prétendait alors avoir organisé le ravitaillement du pays entier
« pour deux mois », il a été révélé par la suite que ce qui avait été
apporté correspondait à la consommation de Mogadiscio pour trois jours.
Le droit
d'ingérence humanitaire proclamé en 1992 ne faisait que réactiver le principe
de l'« intervention d'humanité » invoquée tout au long du 19e siècle
par les puissances européennes pour imposer leurs volontés à l'Empire turc dans
la région. Après les deux guerres mondiales, ce type d'interventions avait dû
être mis de côté, tant ce prétexte était transparent.
Depuis, le pays
vit dans une insécurité permanente, marquée par des conflits entre milices
locales ou claniques. Au courant de la dernière décennie, le pouvoir des forces
islamistes a grandi, provoquant en 2006 l'invasion éthiopienne du pays,
encouragée par les Etats-Unis et soutenue par les forces navales américaines et
alliées en 2006. La presse internationale a présenté cette attaque comme étant
une opération de « maintien de la paix ».
Le retrait des
troupes éthiopiennes de Somalie l'année dernière, loin d'apporter finalement la
paix au peuple somalien, ne fait que renouveler la question de comment
l'influence impérialiste sera exercée sur le pays.
De puissants
intérêts économiques et stratégiques poussent les grandes puissances, y compris
la France, à démontrer leur volonté d'utiliser la violence dans la région. Le
golfe d'Aden est une zone hautement stratégique pour le commerce international,
servant de voie maritime pour la plupart du commerce pétrolier entre l'Europe
et le Golfe persique, comme d'une part importante du commerce de marchandises
entre l'Asie et l'Europe. Le livre blanc sur la défense publié en 2008 sous
l'autorité du Président Nicolas Sarkozy identifie cette zone comme ayant un
intérêt stratégique particulier pour la France.
Chaque Etat saisit
ainsi l'occasion des prises d'otages pour démontrer sa force et le peu de cas
que son gouvernement fait de la vie des civils, dans l'espoir d'augmenter son
influence dans la grande compétition impérialiste mondiale.