Le principal chef militaire américain en Afghanistan a averti
de ce que l’influence grandissante de l’Inde dans ce pays pourrait
« exacerber les tensions régionales » et encourager « des
contre-mesures » de la part du Pakistan, traditionnel rival de l’Inde
en Asie du Sud-Est.
Dans un rapport confidentiel remis au président Barack Obama
le 30 août dernier le général Stanley McChrystal écrivit :
« L’influence politique et économique de l’Inde en Afghanistan va
croissant, entre autres sous forme d’importants efforts sur le plan du
développement et de l’investissement financier. De plus l’actuel gouvernement
afghan est considéré comme pro-indien par Islamabad. Si les activités indiennes
profitent en grande partie au peuple afghan, une influence croissante de l’Inde
en Afghanistan exacerbera probablement les tensions régionales et encouragera
le Pakistan à des contre-mesures en Afghanistan ou en Inde. »
Les commentaires de McChrystal témoignent du dilemme stratégique
de Washington. Voulant mettre l’Inde de leur côté en tant que contrepoids à
l’ascension de la Chine, les Etats-Unis ont salué l’engagement croissant de l’Inde
en Afghanistan et escompté que les intérêts américains et indiens coïncidaient
en ce qui concerne le développement de pipe-lines acheminant le pétrole de
l’Asie centrale vers l’Asie du Sud et l’océan Indien.
Ils sont aussi prêts à monter des opérations communes avec
l’armée indienne. Quand on lui demanda si les Etats-Unis étaient prêts à
demander l’assistance militaire de l’Inde dans des opérations antiterroristes
et de contre-insurrection, le lieutenant-général Benjamin R. Mixon, le chef du commandement
de l’armée du Pacifique, dit : « L’armée indienne est une force
professionnelle et les Etats-Unis s’en accommoderont dans n’importe quel
contexte. »
Mais en même temps les Etats-Unis dépendent du soutien
logistique et militaire du Pakistan pour sauver leur guerre de subjugation de
l’Afghanistan ; ils se rendent bien compte que leurs exigences de plus en
plus fortes sapent le soutien du gouvernement pakistanais dans la population et
sa légitimité et qu’elles exacerbent les tensions au sein de la fragile
fédération pakistanaise.
L’Inde et le Pakistan se lancent depuis des années des
accusations quant à leurs mutuelles activités en Afghanistan. New Delhi affirme
que l’establishment des services secrets militaires pakistanais poursuit
son patronage des talibans dont l’accession au pouvoir au milieu des années
1990 eut lieu avec le soutien du Pakistan. Islamabad contre en disant que
l’Inde prend une place disproportionnée en Afghanistan, dans l’espoir
d’étrangler le Pakistan du point de vue stratégique et qu’elle s’est servie de
son influence croissante en Afghanistan pour soutenir l’insurrection
nationaliste au Baloutchistan, la province occidentale du Pakistan.
Après l’explosion d’une bombe devant l’ambassade de l’Inde à
Kaboul le 9 octobre, tuant 17 personnes sans faire de victimes parmi le personnel
de l’ambassade, les fabriques d’idées indiennes et une bonne partie de la
presse ont affirmé que les talibans, qui ont revendiqué l’attaque, l’avaient
exécutée au nom de l’ISI, le service de renseignement pakistanais. Le
gouvernement indien n’a pas, pour sa part, accusé directement Islamabad d’être
responsable, probablement pour respecter ce qui se souhaite à Washington.
L’administration Obama n’apprécierait pas une nouvelle crise dans les relations
indo-pakistanaises au beau milieu du débat houleux sur sa stratégie dans la
« guerre afpak » (Afghanistan-Pakistan, n.d.t.). En tout état de
cause, le processus de paix indo-pakistanais a été pour l’essentiel gelé par
New Delhi depuis l’attaque terroriste de Bombay en novembre 2008.
L’Inde avait publiquement rendu l’ISI responsable d’une
attaque semblable contre son ambassade de Kaboul en juillet 2008 et au cours de
laquelle 41 personnes furent tuées parmi lesquelles se trouvaient un diplomate
de haut rang et l’attaché militaire.
Commentant les récentes attaques à la bombe visant l’ambassade
de l’Inde à Kaboul, Siddharth Varadarajan, rédacteur pour les affaires
stratégiques au quotidien The Hindu écrivit : « Les attaquants
veulent mettre en exergue le rapport McChrystal et dire que toute tentative de
s’appuyer sur l’Inde ou d’impliquer l’Inde (dans une nouvelle politique
américaine) compliquerait les choses ».
Prenant la parole peu après l’attaque du mois dernier, le ministre
des Affaires étrangères de l’Inde, Nirupama Rao, dit que New Delhi prendrait
« les mesures » nécessaires « à la sauvegarde de la sécurité de
notre personnel et de nos intérêts en Afghanistan ».
Harsh V. Pant, actuellement professeur invité à
l’IIM-Bangalore (Indian institute of managment n.d.t) dit que si l’Inde voulait
être reconnue comme une puissance mondiale, sa première démarche devait être de
« répondre à la récente attaque de Kaboul par un engagement plus important
afin de soutenir sa présence politique et en faveur du développement en Afghanistan. »
L’Inde a soutenu l’invasion de l’Afghanistan par les Etats-Unis,
leur a fourni des renseignements et les a aidés à établir la jonction avec les
anti-talibans de l’Alliance du Nord. New Delhi a considéré la guerre afghane
comme une occasion en or de contrecarrer l’influence du Pakistan en Afghanistan
et de faire avancer ses propres intérêts géopolitiques dans une Asie centrale
riche en pétrole.
Durant l’administration de George W. Bush, il y eut à
plusieurs reprises des tensions entre Washington et New Delhi à propos des
relations de type mercenaire entretenues par les Etats-Unis avec le
gouvernement et l’armée du Pakistan. Mais dans l’ensemble, les relations entres
les Etats-Unis et l’Inde se sont développées fortement, les Etats-Unis déclarant
leur volonté d’aider l’Inde à devenir une « puissance mondiale » et
négociant à cette fin un statut unique pour l’Inde, qui n’a pas signé le Pacte
de non-prolifération nucléaire, au sein du régime international de régulation
nucléaire.
Depuis qu’Obama a pris ses fonctions, les relations entre
l’Inde et les Etats-Unis sont devenues plus irritables. New Delhi a peur que
ses intérêts soient ignorés du fait que Washington se concentre sur ses
relations avec le Pakistan et la Chine.
L’Inde a rejeté avec irritation la suggestion faite durant la
campagne électorale de 2008 par Obama et ses conseillers qu’en retour d’une
aide du Pakistan dans la guerre AfPak, les Etats-Unis pourraient assister le
Pakistan dans la résolution de sa dispute, vieille de soixante ans, avec l’Inde
à propos du Cachemire. New Delhi s’est aussi inquiétée du soutien donné par
Obama à une résolution du Conseil de sécurité appelant toutes les nations à
signer le Traité de non-prolifération nucléaire (NPT) et de ratifier le Traité
d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). L’Inde rejette les
normes du NPT comme discriminatoires et elle a refusé de signer le TICE au
motif qu’il pourrait mettre en danger le développement de la « dissuasion
stratégique » de l’Inde, c'est-à-dire son arsenal nucléaire.
Hier, l’Inde s’est formalisée rageusement d’un paragraphe
contenu dans la déclaration commune faite par le président Obama et le
président chinois Hu Jintao à la fin de leur réunion au sommet. Ce paragraphe
engageait les deux pays à œuvrer à « promouvoir la paix, la stabilité et
le développement » en Asie du Sud-Est. « Le gouvernement de
l’Inde », dit le ministère des Affaires étrangères « a pris
l’engagement de résoudre toutes les questions en suspens avec le Pakistan à
travers un dialogue pacifique bilatéral conformément à l’accord de Simla. On ne
peut y envisager de rôle joué par un pays tiers ».
Le gouvernement indien s’inquiète également d’informations
selon lesquelles les Etats-Unis et le régime fantoche d’Hamid Karzaï ont l‘intention
de persuader une partie des talibans d’entamer des négociations de paix et
finalement d’intégration dans le gouvernement Afghan. Les responsables indiens
et les commentateurs de la presse ont déclaré à maintes reprises qu’il n’y
avait pas de « bons talibans ». Derrière ce langage, il y a la peur
que l’influence d’Islamabad en Afghanistan grandisse considérablement dans le
cas d’un rapprochement avec des éléments associés jusque-là aux talibans.
Lorsque les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan en
1996 avec le soutien du Pakistan et des Etats-Unis, l’Inde avait perdu toute
influence à Kaboul. New Delhi n’a jamais reconnu le gouvernement des talibans.
« D’une façon générale » déclarait récemment un éditorial
du Hindustan Times, « L’élection présidentielle reflète l’échec des
dirigeants afghans non talibans et non islamistes de trouver une formule de
partage du pouvoir entre eux. Cela rend Karzaï et la structure actuelle à
Kaboul d’autant plus dépendants de l’aide des Etats-Unis. Si les Etats-Unis
hésitent, il est presque certain que monsieur Karzaï va continuer sa politique
qui consiste à essayer de trouver un arrangement avec certains éléments parmi
les talibans. Aucun de ces scénarios ne signifie quelque chose de bon pour
l’Inde ou d’autres nations qui ont souffert de la politique favorable au
terrorisme du premier régime des talibans. »
Anxieux de consolider sa position dans l’Afghanistan d’après
2001, le gouvernement indien a investi plus de 1,2 milliard de dollars dans la
reconstruction de l’infrastructure du pays, ce qui comprend des centrales
électriques, et dans la formation de fonctionnaires et de policiers afghans. L’Inde
est au sixième rang de l’aide bilatérale à l’Afghanistan.
En janvier dernier, l’Inde a achevé la construction de l’autoroute
de Zaranj-Delaram, long de 218 kilomètres, dans le sud-ouest de l’Afghanistan
et qui rend possible le transport de marchandises de l’Iran à Kaboul et à
travers l’Afghanistan. Avec la construction de cette autoroute, l’Inde a ouvert
une voie terrestre vers l’Afghanistan contournant le Pakistan. Pendant des
décennies, Islamabad avait effectivement saboté le commerce indo-afghan en
refusant la traversée de son territoire aux poids lourds de ces deux pays
Ce lundi, le ministre iranien des Affaires étrangères, Manouchehr
Mottaki, s’est déplacé en Inde pour une visite de deux jours, le premier
contact de haut niveau entre les deux pays depuis que le président Mahmoud
Ahmadinejad fut réélu en juin dernier. Ces pourparlers indo-iraniens se sont,
selon la presse, concentrés sur la coopération énergétique, les routes de
transit vers l’Asie centrale, l’échange d’information sur les activités de
l’insurrection anti-gouvernementale au Pakistan et en Afghanistan et la
possibilité de ranimer le projet de gazoduc entre l’Iran le Pakistan et l’Inde
(IPI).
Selon un article de The Hindu, Mottaki et divers
responsables indiens « discutèrent également de projets de dialogue
trilatéral entre l’Inde, l’Iran et l’Afghanistan à propos de routes de transit
vers l’Asie centrale, le port iranien de Chabar devenant le lieu de
rassemblement des marchandises. « Notre intérêt à avoir un accord
trilatéral fut souligné », dit à propos de la route de transit commençant
au port de Chabar une source informée. « On a prévu de construire une
ligne de chemin de fer de Chabar à Bam. De là, les marchandises seraient prises
de la ville frontière afghane de Zaranj à Delaram sur la route construite par
l’Inde vers les routes afghanes qui mènent à plusieurs républiques d’Asie
centrale. »
Il est certain que la nouvelle route menace la position
commerciale du Pakistan en Afghanistan. Actuellement 37 pour cent du commerce
international afghan se fait avec le Pakistan, 15,9 pour cent avec l’Union
européenne et 12,5 pour cent avec les Etats-Unis.
Il y a plus de 4000 ouvriers et personnels de sécurité indiens
qui travaillent sur divers projets d’aide et de reconstruction en Afghanistan.
A la suite du kidnapping et du meurtre d’un ingénieur indien par les talibans
en 2006, New Delhi a envoyé des gens de la force paramilitaire du pays
entraînés aux opérations en montagne pour protéger les ouvriers indiens. Près
de 500 policiers indiens sont actuellement déployés en Afghanistan. .
L’armée indienne a prévu depuis longtemps d’entraîner des
soldats de l’Armée nationale afghane (ANA) pour le déploiement de son personnel
dans le pays, mais jusqu’à ce jour la présence militaire indienne dans ce pays
ravagé par la guerre s’est limitée à l’éducation en anglais et à la
participation à quelques projets d’aide humanitaire.
Dans un article publié début juillet en rapport avec la visite
en Inde du chef de l’Armée afghane, le général Bismillah Khan Mohammadi, le
commentateur indien C. Raja Mohan argumenta que si l’Inde avait jusque-là
résisté aux appels à un engagement militaire plus important de la part de
Kaboul, c’était à cause de l’opposition américaine. « Le Pakistan faisant
beaucoup de cas de la coopération militaire plutôt limitée de New Delhi avec
Kaboul, Washington a incité, au cours des dernières années, l’Inde à la
prudence et à ne pas renforcer son profil en Afghanistan au-delà de la
reconstruction économique. Même l’administration Bush, qui était en si bon
terme avec l’Inde n’était pas enthousiaste quant à une extension de la
rivalité indo-pakistanaise à l’Afghanistan. »
Mais une partie de l’armée est mécontente de la prudence de
New Delhi. Le général en retraite Shankar Roychowdhury, ancien chef d’Etat
major et député au parlement a décrit la guerre afghane comme une « guerre
nécessaire » pour l’Inde. Il dit que la construction de l’ANA est
« le domaine évident sur lequel l’Inde devrait se concentrer dans le cadre
de ses intérêts à long terme ».
En plus de son ambassade à Kaboul, l’Inde a ouvert quatre
consulats en Afghanistan, Jalalabad, Kandahar, Herat et Mazar-e-Sharif. Le
Pakistan affirme que ces consulats sont utilisés par le Research and Analysis
Wing (RAW) des services de renseignements indiens pour créer des troubles au
Baloutchistan, en territoire pakistanais. Le gouvernement pakistanais a accusé
l’Inde à maintes reprises d’être impliquée dans le conflit séparatiste au
Baloutchistan et a affirmé que le RAW donnait de la formation aux séparatistes.
Lors d’un voyage récent aux Etats-Unis, le ministre des Affaires
étrangères pakistanais, Shah Mahmood Qureshi, a dit au Los Angeles Times
que le « degré de l’engagement indien [à Kaboul] devait être mesuré au
fait que l’Inde ne partage pas de frontière avec l’Afghanistan, alors que nous,
oui…S’il n’y a pas de reconstruction massive [en Afghanistan], s’il n’y a pas
de longues files d’attente à Delhi pour des visas pour Kaboul, pourquoi
avons-nous une présence [indienne] si importante en Afghanistan ? Parfois
cela nous inquiète ».
Les fabriques d’idées indiennes pressent fortement le
gouvernement indien de l’Alliance progressive unifiée, dirigée par le Parti du
Congrès, d’intervenir de façon plus active en Afghanistan. M. K. Bhadrakumar,
un ancien diplomate de l’Indian Foreign Service, remarquait que « des
parties influentes de l’opinion indienne appellent à grands cris à une
intervention ouverte de l’Inde en Afghanistan sans attendre la délicatesse
d’une lettre d’invitation américaine ».
Des parties de la classe dirigeante indienne voient d’un œil
favorable une substantielle présence militaire indienne en Afghanistan. Sushant
K. Singh, rédacteur en chef du journal d’affaires stratégiques Pragati: The
Indian National Interest Review écrivait récemment « Un engagement
militaire indien en Afghanistan déplacerait le champ de bataille loin du
Cachemire et du continent indien. Viser la base des islamistes sera une immense
amélioration des opérations anti-terroristes de l’Inde, en particulier au
Cachemire, tant militairement que psychologiquement. »
Il insiste pour dire que l’armée indienne devrait opérer
indépendamment en Afghanistan comme « les 13.000 soldats américains
agissant dans le cadre de l’opération Enduring Freedom à coté de la Force
internationale d’assistance à la sécurité (ISAF) de l’OTAN ». Il appela à
la formation, pour la présence militaire indienne, d’une structure de
commandement indépendante, qui pourrait être déployée en Afghanistan oriental
« permettant aux forces américaines et indiennes de se concentrer sur les
provinces adjoignantes du Pakistan. »
Les fabriques d’idées et les pontifes de la presse insistent
pour dire que l’Inde ne peut pas demeurer une « puissance molle ». Dr
Subhash Kapila, un ancien officier de l’armée indienne et ancien diplomate, a écrit
que l’Inde a jusqu'à présent renâclé à avoir recours à un « pouvoir
dur ». Cependant, écrit-il, « comme l’Inde devient plus puissante et
que sa valeur stratégique figure dans les calculs stratégiques internationaux…
il se peut qu’ [elle] s’arrête d’être hésitante et retenue ». Il appela à
une réorientation de la politique américaine en Asie du Sud-Est, de
« centrée sur le Pakistan » qu’elle était, à un ancrage « centré
sur l’Inde ».
Le gouvernement indien envisage de mettre sur un autre niveau les
relations entre l’Inde et les Etats-Unis à dater de la visite du premier
ministre Manmohan Singh aux Etats-Unis. L’ambassadeur indien aux Etats-Unis se
vantait récemment de ce que « la relation indo-américaine a évolué
vers un partenariat complet de confiance mutuelle… qui a une portée de plus en
plus mondiale et [qui est fondé] sur une compréhension stratégique plus
profonde ».
Mais malgré l’amélioration de ces relations dans les deux
dernières décennies, un partenariat indo-américain reste empli de tensions et
d’ambiguïtés, les élites des deux pays poursuivant sans égards leurs propres
intérêts.