Dans une décision historique, dont les conséquences auront une portée
mondiale, un tribunal a condamné in absentia 23 agents américains de la CIA
pour leur rôle en 2003 dans l’enlèvement et la restitution d’un citoyen
italien, Abou Omar.
Ce verdict constitue la première fois dans le monde où le programme de
restitution extraordinaire de la CIA est condamné par une instance
judiciaire. La restitution extraordinaire est le nom donné aux enlèvements
par la CIA de ceux que Washington identifie comme cibles dans sa « guerre
contre le terrorisme ». Le procureur Armando Spataro, qui a consacré cinq
années à amasser des preuves pour sa cause, est le procureur du ministère
public italien pour les crimes terroristes.
Le tribunal de Milan a imposé des sentences d’emprisonnement d’une durée
de cinq ans pour 21 agents de la CIA et un officier de l’armée de l’air
américaine ainsi qu’une sentence de huit ans pour l’organisateur principal
de l’enlèvement, l’ex-responsable de la CIA à Milan Robert Lady. Trois
autres citoyens américains, dont le supérieur de Lady, Jeff Castelli, qui
était alors chef de la CIA en Italie, ont été acquittés sur la base qu’ils
bénéficiaient d’une immunité diplomatique.
Tous ceux qui ont été condamnés sont maintenant considérés fugitifs selon
la loi en Italie. Spataro a indiqué qu’il pourrait demander au gouvernement
italien d’émettre un ordre international d’arrestation pour les coupables.
Le gouvernement Berlusconi a rejeté de telles demandes par le passé.
Des agents italiens ont aussi été reconnus coupables dans l’affaire mais
le juge présidant le tribunal de Milan, Oscar Magi, a statué que ni l’ancien
chef des services du renseignement militaire de l’Italie (Servizio per le
Informazioni e la Sicurezza Militare, SISMI), Nicolo Pollari, ni son adjoint
ne pouvaient être condamnés car les preuves retenues contre eux étaient
soumises à des restrictions officielles secrètes. Deux autres agents du
renseignement italien jugés coupables de complicité dans l’enlèvement ont
chacun reçu une peine d’emprisonnement de trois ans.
Le tribunal a aussi statué que les partis reconnus coupables doivent
payer 1 million d’euros (1,5 million de dollars américains) en dommages et
intérêts à Abou Omar et 500.000 euros à sa femme.
Le cas d’Abou Omar est un exemple particulièrement brutal des pratiques
notoires de restitutions extraordinaires de la CIA. Au lieu d’être accusés
et amenés devant les tribunaux, des individus supposément soupçonnés
d’entretenir des liens avec le terrorisme ont été kidnappés et transférés
vers des prisons secrètes dans des pays alliés avec les Etats-Unis. Dans ces
prisons, ils sont soumis à des années de torture et d’abus et ceux qui en
sont responsables peuvent ensuite se débarrasser d’eux comme bon leur
semble. Les pays européens où de telles restitutions ont eu lieu n’ont pas
seulement tolérés de telles activités mais ont été activement complices dans
de telles opérations.
Les pratiques de restitution ont été autorisées pour la première fois par
Reagan en 1986, alors président américain. Elles ont été développées dans
les années 1990 sous l’administration Clinton et étendues par le président
George W. Bush dans le cadre de sa « guerre contre le terrorisme » après les
attaques du 11 septembre 2001.
Dans un rapport du Parlement européen datant de 2007, il avait été établi
qu’entre 2001 et 2007, la CIA avait déjà fait passer plus de 1000 vols de
« restitution extraordinaire » par l’Europe.
Le cas d’Abou Omar à Milan est l’un de ceux-ci. L’imam a été enlevé en
plein jour le 17 février 2003, alors qu’il se trouvait dans la rue à Milan,
la ville où il habite. Il a été transporté dans une fourgonnette à la base
de l’armée de l’air américaine à Aviano. De là, on l’a mis sur un avion vers
la base américano-allemande de Ramstein d’où il fut ensuite transporté vers
Le Caire.
En Egypte, on a d’abord tenté d’obtenir sa coopération avec des promesses
qu’il serait retourné immédiatement en Italie. Après qu’il a refusé, on l’a
jeté en prison où il a subi la torture et d’autres abus inhumains.
En avril 2004, après avoir passé plus d’une année en prison, il a
temporairement été libéré par les autorités égyptiennes et a pu contacter
ses amis et sa famille avant d’être arrêté de nouveau peu de temps après.
Omar a finalement été relâché sans accusation le 11 février 2007. Il a
ensuite affirmé qu’il était devenu une « épave humaine » à cause de la
torture qu’il a subie dans les prisons du Caire.
Le régime répressif d’Hosni Moubarak en Egypte a refusé de permettre à
Omar de quitter le pays pour assister au procès de Milan.
Un procès hautement politique
Le procès des personnes responsables de l’enlèvement d’Abou Omar a débuté
en janvier 2007. Dès ce moment, le procès a été dominé par des questions
d’ordre politique, le procureur en chef, Armando Spataro, rencontrant une
suite d’embûches.
Non seulement la CIA a-t-elle refusée de coopérer avec la cour de quelque
façon que ce soit, mais Spataro a aussi dû faire face à l’opposition et aux
manœuvres obstructives de la part des autorités de l’Etat italien et des
trois gouvernements consécutifs impliqués dans cette affaire. Après
l’enlèvement d’Omar, le gouvernement, qui a été un temps dirigé par Silvio
Berlusconi, a entièrement refusé de coopérer avec la poursuite.
Les avocats de la défense ont affirmé que Berlusconi avait secrètement
approuvé l’enlèvement, en passant par le SISMI. Toutefois, aucun document
n’est venu corroborer cette affirmation.
Le gouvernement soi-disant de centre-gauche dirigé par Romano Prodi qui a
suivi celui de Berlusconi a lui aussi déclaré que l’information cruciale
détaillant la collaboration entre la CIA et le SISMI était un secret d’Etat
et qu’il ne pouvait être divulgué. Les gouvernements italiens successifs ont
aussi refusé ou ignoré les demandes d’extradition pour les 26 Américains
signées par le procureur.
Pour monter sa preuve, Spataro a ordonné à la police d’espionner les
lignes téléphoniques des personnes impliquées et de se saisir de documents
se trouvant dans les archives des services du renseignement. En mars de
cette année, toutefois, la Cour constitutionnelle italienne, à la demande du
gouvernement de Berlusconi, a une fois de plus rendu une décision statuant
que la plus grande partie de la preuve obtenue par les procureurs était
protégée par les lois italiennes sur le secret d’Etat et ne pouvait être
utilisée en cour.
La preuve interdite comprenait les enregistrements téléphoniques et de
nombreux témoignages, y compris celui de l’ancien dirigeant du SISMI
Gianfranco Battelli. Ce dernier avait dit que Jeff Castelli, à l’époque où
il était à la tête de la CIA à Rome, lui avait demandé sa coopération dans
l’enlèvement de personnes soupçonnées de terrorisme.
En fait, la communauté de l’espionnage italien s’est retournée contre le
procureur et Spataro lui-même a été placé sous le microscope des autorités
de l’Etat. Alors qu’il menait ses enquêtes, il a été placé sous la
surveillance des services secrets italiens, ses communications ont été
enregistrées et il y a même eu une enquête pour déterminer s’il avait trahi
des secrets d’Etat.
Dans un commentaire visant de façon évidente les dernières tentatives du
premier ministre Berlusconi d’influencer les décisions du tribunal et de
dénigrer le travail de la justice, Spataro a déclaré avant le verdict : « Ce
procès montrera aussi si les puissants de la politique en Italie peuvent
influencer les enquêtes indépendantes, et si un procureur public peut
toujours faire juger un acte criminel en tant que tel. »
La nature politique du procès a aussi été reconnue par l’équipe des
avocats de la défense, dont la principale défense a été d’affirmer que les
accusés ne faisaient que « suivre les ordres ».
Arianna Barbazza, l’avocate nommée par le tribunal pour défendre le chef
de bureau de la CIA Robert Lady, a demandé l’acquittement de Lady et de onze
autres agents de la CIA en disant : « S’ils étaient condamnés, alors on
condamnerait des personnes qui n’ont rien fait d’autre que suivre les
ordres. » Elle a dit au Spiegel-Online, « Dans ce sens, ce procès
était un procès politique. »
Suite à la décision de la cour, Spataro a exprimé sa satisfaction envers
le verdict rendu, même s’il était peu probable qu’aucun des agents
américains ne fasse jamais un seul jour de prison. Il a aussi utilisé le
jugement pour défier le gouvernement Obama à Washington. Il a déclaré qu’il
espérait maintenant qu’aux Etats-Unis, « des membres du gouvernement de
Barack Obama saisiraient l’occasion que leur offre ce jugement pour faire
enquête et rendre public ce qui s’est réellement passé dans le cas des
enlèvements secrets de la CIA ».
La CIA a refusé de commenter les condamnations, alors que le département
d’Etat se disait très « déçu » de la décision de la cour. Un porte-parole du
Pentagone a décrit le jugement comme étant illégal, affirmant que les
tribunaux italiens n’avaient pas la juridiction sur l’officier de l’armée de
l’air qui a été accusé à cause d’un accord entre l’Italie et les Etats-Unis
portant sur le statut des forces américaines.
Il n’y a aucun doute que Lady et ses subalternes dans la CIA « suivaient
les ordres », adoptant le même système de défense que les criminels de
guerre nazis dans les procès de Nuremberg pour justifier leurs abominables
crimes. Alors que le fait de « seulement suivre les ordres » ne décharge pas
un criminel de la responsabilité de son crime, cela indique que des
personnes de plus haut rang dans l’appareil du renseignement et de
l’espionnage et dans la branche politique ont commis des crimes encore plus
graves.
Parmi ceux qui devraient être amenés devant les tribunaux à cause de leur
rôle dans le programme de restitution extraordinaire et dans la torture, on
trouve Bush, l’ancien vice-président Dick Cheney, l’ancienne conseillère à
la sécurité Condoleezza Rice, l’ancien directeur de la CIA George Tenet et
d’autres qui ont orchestré ces crimes à partir de la Maison-Blanche.
L’administration Obama a été claire. Elle n’a aucun intérêt à amener
devant la justice les tortionnaires et ceux qui ont violé les droits de
l’homme ou ceux qui en ont donné l’ordre à la Maison-Blanche. Le département
de la Justice de l’administration Obama est allé en cour, invoquant les
mêmes privilèges de « secrets d’Etat » que Bush pour faire avorter un procès
sur la restitution extraordinaire.
L’administration Obama n’est pas simplement complice des crimes de
l’administration Bush. Si avant son investiture Obama a promis qu’il
mettrait fin au programme des restitutions, des hauts responsables de son
administration ont reconnu aussi tard qu’en août dernier que cette pratique
criminelle avait toujours lieu.
(Article original anglais paru le 6 novembre 2009)