Les explosions massives qui ont dévasté le
ministère de la Justice et le siège du gouvernement provincial dans le centre-ville
de Bagdad dimanche, tuant plus de 140 personnes et en blessant au moins 520,
sont un rappel particulièrement sanglant des conflits politiques, ethniques et
sectaires générés en Irak par l'occupation américaine qui dure depuis six ans et
demi.
Les attentats à la bombe du week-end représentent
la seconde attaque majeure sur des bâtiments gouvernementaux en l'espace de
deux mois. Le 19 août, des voitures piégées avaient explosé devant les
ministères des Finances et des Affaires étrangères, tuant 102 personnes et en
blessant 600. Dans les deux cas, ceux qui ont perpétré ces attentats ont réussi
à franchir avec des véhicules bourrés d'explosifs toute une série de postes de
contrôle de sécurité.
En moyenne, entre 10 à 15 attentats à la bombe,
attentats kamikazes ou attaques d'insurgés se produisent chaque jour en Irak
contre des représentants du gouvernement ou des forces de sécurité. Dans
certains cas, les explosions ciblent aveuglément des civils d'un milieu
ethnique ou religieux. Moins spectaculaires que l'attentat de dimanche, c'est à
peine si les médias en parlent.
A chaque fois qu'une occasion se présente, les
insurgés s'attaquent aux 120.000 soldats américains encore en Irak. Les forces
américaines occupent à présent le pays à partir de bases massivement gardées,
en dehors des centres urbains. Le gouvernement fantoche du Premier ministre
Nouri al-Maliki a accusé les fidèles de l'ancien régime de Saddam Hussein
d'être responsables de ces attentats. On ne peut écarter cette éventualité. Des
sections importantes de l'establishment principalementd'origine
arabe sunnite et baasisteont quasiment perdu tous les avantages dont
ils jouissaient à une époque, en terme de propriété, de poste et de privilèges,
à la faveur des factions chiites et kurdes qui ont collaboré à l'invasion
américaine.
De nombreux Irakiens, de diverses obédiences
religieuses et politiques, ont suffisamment de griefs pour se porter
volontaires pour perpétrer ces attentats contre le régime crée par l'occupation
américaine. Plus d'un million de personnes ont perdu la vie depuis 2003, dont
des centaines de milliers tuées directement par les forces américaines. Des
dizaines de milliers d'autres ont subi des détentions arbitraires et des
sévices terribles dans les camps de détention du gouvernement irakien et
américain. Plus de quatre millions de personnes ont été contraintes de quitter
leur foyer ou carrément forcées de fuir le pays. La haine des Irakiens devant
l'occupation ne mollit pas.
Ces attentats contre les ministères du gouvernement
coïncident avec les querelles acerbes qui vont croissant entre les factions
irakiennes soutenant l'occupation, à quelques mois des élections qui doivent,
selon la Constitution, se tenir le 31 janvier 2010. Washington exerce une
pression énorme sur Maliki pour qu'il revienne sur sa promesse d'organiser un
référendum populaire en même temps que les élections sur l'accord de statut des
forces (dit SOFA) conclu entre le gouvernement et les Etats-Unis. Les
analystes américains reconnaissent ouvertement qu'il est très probable qu'un
tel référendum produise un vote majoritaire contre cet accord, conduit par des
Irakiens qui veulent le retrait immédiat des forces militaires américaines.
Le Parti Da'wa de Maliki, très certainement avec
des encouragements en coulisse de la part du gouvernement Obama, a quitté
l'alliance chiite intégriste dominée par le pro-iranien Conseil supérieur
islamique d'Irak (CSII), et va se présenter à l'élection contre lui. La
hiérarchie du CSII que Maliki, qui n'est pas moins intégriste, qualifie cyniquement
de « sectaire » et « d'antidémocratique » risque de perdre
bon nombre des postes lucratifs qu'il occupe actuellement dans l'Etat irakien
si la nouvelle alliance « nationaliste » de Da'wa obtient une
majorité nette. D'un autre côté, il se peut que Maliki perde son poste si sa
perspective de mettre sur la touche le CSII ne réussit pas.
Le gouvernement de Maliki a aussi crée un face à
face tendu avec les forces nationalistes kurdes en refusant d'honorer la
promesse qu'il leur avait faite en 2003 qu'elles gagneraient le contrôle de la
ville de Kirkouk et d'autres régions du nord de l'Irak, riches en pétrole, en
échange d'un soutien actif à l'invasion américaine. Les Kurdes exigent que
toute élection comprenne un vote à Kirkouk,en dépit d'une opposition
furieuse de la part de factions d'ethnie arabe et turkmène dans les régions du
nord réclamées par la région autonome kurde. Il y a eu cette année plusieurs
occasions où des troupes du gouvernement et des unités militaires kurdes en
sont presque venues à se tirer dessus.
L'étendue de ces tensions concernant la manière
dont seront partagés les postes de pouvoir et les privilèges entre élites sunnite
et chiite, entre groupes chiites rivaux et entre la région kurde et le
gouvernement de Bagdad, est telle qu'aucun accord n'a été conclu au parlement
irakien sur la façon même dont les élections seront organisées. Il est
quasiment certain que toute campagne électorale quelle qu'elle soit engendrera
des violences et des fraudes significatives et pourrait déclencher une guerre
civile ouverte.
Cette situation est en contraste criant avec les
déclarations répétées de l'establishment américain selon lesquelles la
forte augmentation des troupes (« surge ») opérée par le gouvernement
Bush a été une réussite et que l'Irak est à présent sur la voie de la
stabilité. Un exemple clair de cet aveuglement et de cette tromperie délibérée
qui dominent a été publié dimanche par Thomas Friedman, chroniqueur au New
York Times et partisan de l'invasion de l'Irak.
Dans sa chronique Friedman rêve d'un Barack Obama
s'envolant pour Bagdad en 2012 pour « s'attribuer le mérite d'aider l'Irak
à réussir à mettre un terme décent, bien que fort onéreux, à la guerre »,
si seulement les élections de janvier se passent sans heurt et mettent en place
un gouvernement engagé dans « une réelle démocratie
multi-confessionnelle ». Mais quelle est la réalité ? Pendant toute
l'occupation, la tactique du diviser pour mieux régner, y compris le recours à
la corruption des forces ethno-religieuses les plus vénales et corrompues ont
été le moyen par lequel la résistance irakienne a été brisée et noyée dans le
sang.
En 2003, le gouvernement Bush a consolidé le petit
Etat kurde autonome du nord et a élevé les intégristes chiites à des postes de
contrôle dans le gouvernement de Bagdad afin de gagner des collaborateurs
locaux. Durant le « surge », des commandants de l'insurrection
sunnite ont obtenu le contrôle de divers districts du pays ainsi que des
dizaines de millions de dollars afin de faire cesser les attaques contre les
soldats américains et de dénoncer ceux qui continuaient à résister. Dans les
régions chiites, les dirigeants de l'Armée du Mahdi du religieux Moqtada
al-Sadr ont aussi accepté de se laisser acheter et ont contribué à la
destruction d'insurgés.
Le Wall Street Journal a ainsi carrément
décrit la caractéristique du « surge » le 26 octobre: « Des
forces conventionnelles américaines assignées à des quartiers et villages
irakiens précis ont finalement réussi à développer des informations détaillées
sur des leaders d'insurgés, de financiers et de combattants locaux. Ces
informations ont ensuite été transmises aux unités de commando, tels les Navy
Seals et la Force Delta de l'armée, qui ont éliminé des centaines de militants chiites
et sunnites. »
Les opérations en Irak des escadrons américains de
la mort ont été dirigées par le général Stanley McChrystal qu'Obama a nommé
pour superviser le « surge » et d'autres programmes similaires de
massacre de masse en Afghanistan. Il n'émergera aucune « démocratie
multi-confessionnelle» de ces individus bourgeois qui ont
contribué, pour leur propre avantage et intérêt matériels, à un bain de sang
contre le peuple irakien. Au contraire, leur mise en avant de divisions
ethno-religieuses seront exacerbées par le cauchemar social confrontant la
population.
L'Irak, qui était jadis une société relativement développée,
a été détruit et appauvri. 50 pour cent au moins de la population active n'a
pas d'emploi régulier. La moitié seulement de la population a accès à de l'eau
potable. Dans les quartiers pauvres de Bagdad et d'autres villes, les gens
vivent au milieu des eaux d'égouts non traitées dans la rue avec accès à peine
à 10 heures d'électricité par jour. Selon les Nations unies, 60 pour cent des
Irakiens vivent dans des habitations qui nécessitent « des restaurations
majeures » du fait d'années de guerre.
La révolte politique contre cette situation couve,
comme l'impérialisme américain ni aucun de ses collaborateurs locaux n'ont les
moyens ni la moindre intention de les améliorer. Ces faits seront soulignés
lors d'une élection au cours de laquelle on entendra des promesses démagogiques
et fausses et rien de plus. Pendant ce temps, Maliki s'est rendu à Washington
la semaine dernière pour participer à une « conférence
d'investisseurs » où le principal ordre du jour était de proposer à la
vente les vastes réserves de pétrole du pays à des entreprises étrangères pour
qu'elles les exploitent et en tirent des profits.
Etant donné les tensions sous-jacentes et la volatilité
de l'Irak, et la catastrophe en train de se dérouler en Afghanistan, aucun
observateur sérieux ne peut exclure la possibilité que les attentats du
week-end ne participent d'un effort, de la part des éléments les plus en faveur
des Etats-Unis, de créer une « crise sécuritaire » qui pourrait
servir à justifier le report, voire même l'annulation des élections.