Bob Rae, critique du Parti libéral en matière d'affaires étrangères et
ancien premier ministre néo-démocrate de l'Ontario, a publié la semaine
dernière un commentaire dans le Toronto Star plaidant pour que le
Canada maintienne son rôle majeur dans le maintien au pouvoir du
gouvernement corrompu de l'Afghanistan, installé par les Etats-Unis. Rae a
insisté particulièrement sur l’ampleur de la contribution du Canada,
c'est-à-dire des Forces armées canadiennes (FAC), dans l'entraînement
militaire des forces afghanes après la fin de la mission actuelle des FAC
dans la province de Kandahar en décembre 2011.
Le Canada a déployé près de 3000 soldats à Kandahar, avec le soutien de
chasseurs et de tanks Leopard, pour appuyer l'occupation de l'Afghanistan
par les Etats-Unis et l'OTAN.
Intitulé « Pourquoi l'Afghanistan n'est pas le Vietnam », le commentaire
de Rae avance l'argumentation que l'Occident et le Canada ont un intérêt
stratégique fondamental à subjuguer ce pays pauvre d'Asie centrale et que le
Canada doit donc résister aux appels de plus en plus nombreux pour
« abandonner le navire ». « Les talibans, écrit Rae, rigolent en disant "que
vous avez les montres, mais nous avons le temps". Ils parient sur un retrait
précipité. Si fuir le pays devient la nouvelle orthodoxie dominante, cela
voudra dire que l'extrémisme a remporté une importante victoire. »
La position pro-occupation, qui vise à « garder le cap », claironnée par
Rae est d'autant plus remarquable qu'elle est avancée à un moment où
l'occupation par les Etats-Unis et l'OTAN est manifestement en crise et de
plus en plus impopulaire en Afghanistan et en Occident. L'appel de Rae pour
que le parlement affronte de nouveau la question afghane vient tout juste
après les nombreux revers militaires qui ont mené au renvoi du général
Stanley McChrystal, le commandant américain de la guerre en Afghanistan, et
à la divulgation par WikiLeaks de documents de l'armée américaine montrant
une pratique continue d'atrocités contre la population afghane par l'OTAN.
La position pro-occupation de Rae reflète les considérations de l'establishment
du Parti libéral. Le chef du parti, Michael Ignatieff, a annoncé récemment
que l'opposition officielle du Canada demande au gouvernement minoritaire
conservateur d'adopter avec elle une résolution parlementaire pour rendre
disponibles des centaines de membres des FAC pour servir en tant que
formateurs de l'armée afghane après la fin de la mission à Kandahar l'année
prochaine.
Dans un discours prononcé le 15 juin au Forum national de Toronto,
Ignatieff a directement déclaré que les soldats canadiens devraient être
utilisés pour former l'armée et la police afghanes à la guerre de
contre-insurrection dans une école supérieure de guerre à Kaboul. Ignatieff
a ensuite ajouté que le personnel des FAC devrait servir en Afghanistan en
tant que « non-combattant » pour au moins trois années de plus, soit
jusqu'au milieu de la décennie au minimum.
La position de M. Ignatieff va apparemment contre celle prise par le
premier ministre conservateur Stephen Harper voulant qu'il n'y aura pas de
mission après-combat pour l'armée canadienne en Afghanistan.
Bien que les conservateurs aient fait de la guerre en Afghanistan une
politique définissant leur premier mandat au gouvernement (février 2006 à
octobre 2008) et ne ralentissent pas dans leur programme de réarmement
massif, ils ont été peu loquaces au cours des derniers mois sur le rôle que
les FAC devraient jouer en Afghanistan après 2011.
À
plusieurs reprises, les ministres du cabinet conservateur ont
fait des déclarations ambiguës qui laissent la porte ouverte à prolonger la
présence des FAC en Afghanistan. Mais lorsque la secrétaire d'État
américaine Hillary Clinton a spécifiquement demandé que les
FAC laissent 500 militaires en
Afghanistan après la fin de leur mission à Kandahar pour qu’ils participent
à la formation des forces contre-insurrectionnelles, Harper a déclaré que
son gouvernement appuie la résolution parlementaire bipartite
des libéraux et des conservateurs
adoptée en 2008 et qu’il n'a pas l'intention de garder le personnel des FAC
en Afghanistan après 2011.
Des voix influentes au sein des médias de l’establishment canadien, comme
celles du Globe and Mail
et du National Post, ont cependant continué à faire pression
pour une présence importante des FAC en
Afghanistan après 2011, et ce, pour
trois raisons
interreliées : consolider le Canada
dans son rôle de puissance mondiale, renforcer les liens avec les
États-Unis, et empêcher que la fin de la mission actuelle des FAC ne soit
pas perçue dans la population comme une capitulation, ce qui rendrait plus
difficile de justifier la participation du Canada dans les guerres
d'outre-mer à l'avenir.
Dans la bouche d’Ignatieff,
« faire preuve de leadership sur
la question de l'Afghanistan » signifie
prendre une position qui est impopulaire parmi les travailleurs, mais
qui est fortement préconisée par l'élite dirigeante.
Il veut ainsi de prouver à la bourgeoisie qu'elle peut compter sur
lui pour prendre des « décisions
difficiles » en défense leurs intérêts.
L'un des principaux défenseurs libéraux de la
« guerre contre le
terrorisme » et
de l'invasion illégale de l'Irak en
2003, Ignatieff espère clairement que Harper et les conservateurs
accepteront son offre, maintenant reprise par Rae, pour une action bipartite
afin d’assurer le rôle des FAC en Afghanistan après 2011. Il faut se
rappeler qu'il y avait eu une manœuvre similaire à la fin de 2007 et dans
les premiers mois de 2008 avant que le gouvernement et l'opposition
officielle parrainent conjointement une motion visant à prolonger de trois
ans le rôle prépondérant du Canada dans
la guerre en Afghanistan.
Tout en appelant Harper à accepter leur offre, les libéraux le critiquent
pour ne pas faire preuve d’assez de « leadership ». Dans leur récente
déclaration sur leur politique étrangère, qui s’intitule « Le Canada dans le
monde », les libéraux critiquent personnellement Harper, déclarant que le
pays est gouverné « par un tacticien aux visées idéologiques
qui n’a pas voyagé hors de l’Amérique du Nord avant de devenir
Premier ministre ». Ils laissent entendre que Harper a une mentalité trop
provinciale pour mettre de l’avant une politique étrangère efficace qui sert
les intérêts de la grande entreprise canadienne.
Il y a deux raisons pour lesquelles Harper et les conservateurs se sont
montrés jusqu’ici hésitant à accéder à la demande américaine pour que les
FAC mènent une mission d’entraînement de l’armée afghane après 2011.
Premièrement, il y a la question de la vulnérabilité politique d’un
gouvernement minoritaire. Les actions de Harper ont été contraintes par
l’opposition à la guerre, une opposition qui a crû au fur et à mesure que le
public en a appris plus sur la corruption et le caractère vénal du
gouvernement fantoche installé par les Etats-Unis à Kaboul et sur la
complicité du Canada dans la torture et les abus régulièrement perpétrés par
les forces de sécurité afghanes.
Deuxièmement, le gouvernement en veut à l’opposition officielle parce
qu’elle a cherché à marquer des points politiques sur la question des
détenues afghans, plutôt que de se soumettre humblement aux affirmations
manifestement fausses du gouvernement et des FAC selon lesquelles ils n’ont
aucune raison de croire que les Afghans remis aux forces de sécurité
afghanes par les FAC seraient torturés. Les conservateurs, travaillant de
concert avec l’état-major de l’armée, sont allés très loin pour faire
dérailler toute enquête sur la question des détenus afghans de peur que cela
nuise à leurs efforts pour faire faire des interventions militaires des FAC
un instrument important des politiques de l’État. Pour empêcher le parlement
d’enquêter sur la question des détenus, le gouvernement a fermé le parlement
pendant deux mois l’hiver dernier. À la reprise des travaux parlementaires,
le gouvernement conservateur a ensuite provoqué une crise constitutionnelle
en refusant de se soumettre à une résolution de la Chambre des communes
demandant au gouvernement de remettre aux parlementaires une version non
censurée des documents ayant trait aux détenus afghans.
Harper et ses conservateurs pourraient bien être en train d’utiliser la
question du rôle des FAC en Afghanistan après 2011 comme une monnaie
d’échange, demandant aux libéraux de fournir des garanties plus solides
qu’ils vont collaborer pour contenir la crise des détenus et pour protéger
la réputation des FAC avant d’accepter de se joindre à l’opposition
officielle sur la question de la prolongation de la mission des FAC en
Afghanistan.
Au sein du parti libéral, des personnalités influentes se plaignent que
Rae et Ignatieff sont allés trop loin lorsqu’ils ont insinué que les FAC
pourraient avoir été impliqués dans les crimes de guerre en Afghanistan,
même si ces derniers se sont empressés de proclamer leur appui aux FAC et
d’écarter les possibles transgressions comme n’étant rien de plus que des
questions techniques.
Bill Graham, en sa qualité de ministre de la Défense sous le gouvernement
libéral en 2005, a supervisé le déploiement de l’armée canadienne à Kandahar
en 2005. Il s’est récemment plaint devant le Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan, un
comité parlementaire, qu’il avait été accusé de complicité de crimes de
guerre. « L’internet, étant ce qu’il est, et les gens étant ce qu’ils sont,
on m’a arrêté dans la rue pour me demander "Qu’est-ce que vous faites ?
Êtes-vous un criminel de guerre ?" »
« C’est cela que les gens disent. C’est le genre de langage qui existe de
nos jours. Je veux dire, un groupe de jeunes étudiants nous a accusés de
tels actes à Vancouver ; puisque nous sommes allés en Afghanistan, nous
sommes des criminels de guerre. »
Le parti social-démocrate du Canada, le NPD, a attaqué Ignatieff et les
libéraux pour avoir demandé une prolongation de la mission militaire
canadienne en Afghanistan après 2011, la dénonçant pour faire
« volte-face ».
Mais le NPD, malgré sa prétendue opposition à la guerre, a annoncé en
décembre 2008 qu’il était prêt à se joindre à un gouvernement de coalition
dirigé par les libéraux dans laquelle ils donnaient leur soutien à la guerre
en Afghanistan jusqu’en 2011. Sur cette question, le NPD jouissait du
soutien total du Congrès du Travail du Canada et des centrales syndicales
québécoises. Lorsque le gambit de la coalition a échoué, le dirigeant
fédéral du NPD Jack Layton a louangé l’énoncé stratégique du président
américain Obama sur la guerre en Afghanistan, malgré qu’il était évident que
son unique objectif était de préparer le terrain à l’envoi de renforts en
Afghanistan et à l’expansion de la guerre au Pakistan.
Alors que le NPD s’oppose officiellement à la prolongation de la mission
de l’armée canadienne en Afghanistan, il soutient toutefois entièrement une
collaboration étroite avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et les autres
puissances de l’OTAN pour occuper l’Afghanistan et soutenir le gouvernement
actuel à Kaboul imposé par les Etats-Unis.
Jack Harris, un des principaux députés du NPD, de concert avec d’autres
membres du Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan, a
louangé le travail des FAC en Afghanistan après qu’ils aient effectué un
voyage dans ce pays en juin dernier. Rappelant le commentaire célèbre de
Harper que le Canada ne « s’enfuirait » jamais de l’Afghanistan tant qu’il
sera premier ministre, le rapport du comité disait : « Nous sommes allés
trop loin et avons consenti des sacrifices trop lourds pour abandonner le
peuple afghan. »
La lutte contre la guerre en Afghanistan ne peut se ranger derrière
aucune section de l’élite politique. Elle exige au contraire la mobilisation
politique indépendante de la classe ouvrière contre elle.