Plusieurs récents
commentaires dans la presse allemande ont exprimé l'inquiétude
quant à la voie empruntée par la chancelière allemande Angela
Merkel dans la crise de la dette grecque. Lors de la réunion, la
semaine passée, des chefs d'Etat de l'Union européenne à
Bruxelles, Merkel avait dicté les termes et dit sans ambages que
tout soutien financier de la part de l'Europe serait assorti de
conditions punitives et ne serait disponible qu'en cas d'extrême
urgence.
Alors
que l'attitude de Merkel a été louée dans certains commentaires
politiques de droite et saluée par la
presse à sensation allemande, d'autres commentaires ont remarqué
que cette attitude représentait un changement fondamental de la
politique étrangère allemande et présentait des conséquences
profondes et peut-être même dangereuses.
La
dernière édition du magazine Der
Spiegel traite le problème sous
le titre : « A quel point Angela Merkel est-elle
européenne ? La chancelière abandonne la politique
communautaire d'après-guerre. » Tout en célébrant encore
une fois le rôle des « Grands chanceliers pro-européens de
l'Allemagne » -- les deux conservateurs Konrad Adenauer et
Helmut Kohl et le social-démocrate Helmut Schmidt - le magazine
qualifie l'approche de Merkel à la crise de la dette grecque
comme un « changement de paradigme » dans la politique
étrangère allemande pour être une rupture fondamentale avec la
politique de ses prédécesseurs.
Antérieurement,
écrit le magazine, l'approche de la chancelière allemande avait
été de « poursuivre tranquillement et fermement ses intérêts
à Bruxelles avec l'aide de partenaires clé ou de la Commission
européenne. » A présent, note Der
Spiegel, Merkel est devenue « la
première chancelière à avoir abandonné ce principe sur une
question importante. Elle a clairement montré qu'il y a des
intérêts allemands et des intérêts européens et qui ne sont pas
obligatoirement les mêmes. »
Joschka
Fischer, le ministre allemand des Affaires étrangères et le
vice-chancelier de 1998 à 2005 ainsi que
le dirigeant du Parti des Verts allemands pendant près de vingt
ans, fait la même remarque dans un commentaire publié en début de
cette semaine dans le journal Süddeutsche
Zeitung.
Dans un
article intitulé « Mme Germania, »
Fischer pose la question, « Que se passe-t-il avec Angela
Merkel ? Il n'y a pas si longtemps la chancelière allemande
était encore célébrée comme 'Mme Europe' ; maintenant
elle donne de plus en plus l'impression d'être Mme Germania. Au
lieu de jouer un rôle dirigeant dans la crise financière et
économique mondiale, la plus grande puissance économique de l'UE
se recroqueville dans sa coquille. »
Fischer
signale que jusque là l'Allemagne avait pu tirer un considérable
profit du processus d'intégration de l'Europe. Il écrit,
« L'Allemagne a toujours été le moteur de l'intégration
européenne qui était alignée sur ses
intérêts politiques et économiques [.] L'idée de base était
simple : L'Allemagne donne et en profite. Si l'Allemagne
devait mépriser la première partie de cette formule, le projet
européen en subirait des dégâts sérieux - et aussi les
intérêts nationaux allemands. Et pourtant, c'est la direction
que la chancelière Merkel semble prendre. »
Fisher
continue à critiquer l'appel de Merkel d'exclure de la zone
euro les Etats membres qui ne remplissent
pas les critères financiers en posant la question, « Croit-elle
sérieusement que l'euro et l'UE pourraient survivre à une
telle action punitive ? »
Il note
également que l'insistance de Merkel à imposer
des mesures d'austérité draconiennes à la Grèce et à d'autres
pays de la zone euro se révélera être préjudiciable aux intérêts
allemands en entraînant une « déflation dans ces pays qui
sont les plus importants marchés d'exportation pour les produits
allemands. »
Selon Fischer, la
principale responsabilité de l'actuel conflit au sein de l'UE
incombe à l'Allemagne et à la France. « Plutôt que de
diriger, le couple franco-allemand est constamment et ouvertement à
couteaux tirés. Alors que la querelle est au sujet de qui paiera la
restructuration de la Grèce, la véritable raison est la méfiance
latente entre les deux partenaires, ce qui renferme le danger d'une
aliénation permanente. »
Fischer
parle au nom d'une couche de la bourgeoisie allemande qui veut
utiliser la vacance de pouvoir laissée par le déclin des
Etats-Unis pour accroître l'influence allemande et européenne
sur la scène mondiale. Dans son discours,
fait en 2007 à l'université Humboldt de Berlin, Fischer s'était
plaint de « l'insignifiance croissante de l'Europe dans le
monde » en dépit de conditions où « les Etats-Unis
s'affaiblissent eux-mêmes en raison de leur politique
d'unilatéralisme... »
Un an
plus tard, Fischer réclamait l'établissement d'une
« avant-garde européenne » pour faire avancer les
intérêts du capitalisme allemand et européen face à la montée
de conflits commerciaux grandissants entre d'un côté les
Etats-Unis et de l'autre la Chine et les pays asiatiques. Le
moteur de son « avant-garde » aurait dû être un axe
franco-allemand fort.
A
présent, Fischer est obligé de reconnaître que ses espoirs d'une
union harmonieuse d'Etats européens ont été anéantis. A la
suite de la crise financière de 2007-2008, les intérêts purement
nationaux dominent de plus en plus la scène politique en Europe. De
puissants facteurs économiques se cachent derrière ce
développement. Les chiffres les plus récents du coût de la
main-d'ouvre donnent un aperçu du gouffre économique énorme
qui existe sur le continent européen.
Avec
des coûts de main-d'ouvre moyens de
30,9 euros l'heure, l'Allemagne se classe au septième rang des
pays européens. En Pologne, à peine à deux heures de voiture à
l'Est de la capitale allemande Berlin, le coût de la main-d'ouvre
est près de 80 pour cent moins cher avec 6,9 euros l'heure. La
Bulgarie arrive en dernière position des membres de l'UE avec un
coût de main-d'ouvre horaire de 2,9 euros.
Dans le même temps, la
crise financière a entraîné une forte polarisation sociale au
sein des pays individuels.
Ces différences
économiques fondamentales forcent les pays européens à s'éloigner
les uns des autres et les incitent à adopter une politique de plus
en plus nationaliste.
Le
changement de la politique allemande à l'égard de l'Europe a
de profondes implications politiques. Durant plus de quatre
décennies, la paix en Europe était liée à la division de la plus
grande puissance économique du continent, et qui était supervisée
par des Etats-Unis puissants d'un côté et la bureaucratie
stalinienne de Moscou de l'autre. L'effondrement des Etats
staliniens, la fin de la guerre froide et l'affaiblissement de la
position des Etats-Unis ont créé les conditions pour qu'une
Allemagne réunifiée fasse une fois de
plus valoir ses intérêts sur la scène mondiale.
Fischer
écrit que l'attitude adoptée par Merkel signifie
un retrait de l'Allemagne dans sa coquille nationale mais il ne
peut y avoir de retrait du marché mondial pour l'économie
européenne la plus grande et la plus fortement orientée vers les
exportations. Les puissantes forces productives déchaînées par
une Allemagne unifiée obligent la bourgeoisie allemande à sortir
de l'arrière-plan et à trouver le moyen « d'organiser
l'Europe » plus directement et à visage découvert
conformément aux intérêts financiers de l'Allemagne.
Par deux fois au siècle
dernier, l'expansionnisme allemand avait été un facteur décisif
et entraîné l'Europe et le monde dans la guerre. Une nouvelle
tentative de l'Allemagne d'organiser l'Europe par la force
ranimera inévitablement les anciens antagonismes et aura des
conséquences catastrophiques pour le continent.
Ceci souligne le besoin
pour la classe ouvrière européenne d'élaborer sa propre
perspective indépendante fondée sur la lutte commune des
travailleurs européens contre la bourgeoisie européenne et fondée
sur un programme révolutionnaire des Etats unis socialistes
d'Europe en solidarité avec la classe ouvrière mondiale.