Le président français Nicolas Sarkozy s'est rendu brièvement le 25
février à Kigali, la capitale rwandaise, pour rencontrer son homologue
rwandais Paul Kagamé. Cette visite a lieu quinze ans après le génocide des
Tutsi, qui a fait 800.000 victimes en 1994, par des forces hutu rwandaises
soutenues par la France.
Le Rwanda a rompu les relations diplomatiques avec la France il y a trois
ans. Le gouvernement français essayait alors d’éclabousser le régime de
Kagamé en enquêtant sur des accusations selon lesquelles les forces de
Kagamé avaient joué un rôle dans le déclenchement du génocide, en faisant
abattre l’avion du président rwandais de l’époque, Juvénal Habyarimana.
Le but de cette visite de Sarkozy -- en fait, une escale qui n’a duré que
quelques heures -- était de renouer les rapports diplomatiques, à condition
que la France fasse passer sous silence son rôle dans le génocide.
Sarkozy a repris les mensonges colportés jusqu’ici par les responsables
français, selon lesquels le gouvernement français ne se rendait pas compte
de ce qui se passait au Rwanda. Il a déploré une « grave erreur
d'appréciation, une forme d'aveuglement quand nous n'avons pas vu la
dimension génocidaire du gouvernement du président qui a été assassiné, des
erreurs dans une ‘opération Turquoise’ engagée trop tardivement et sans
doute trop peu ». En 2007, Sarkozy avait parlé des « faiblesses ou [des]
erreurs » de la communauté internationale, « France comprise. »
Sarkozy n'a pas voulu reprendre les propos de son ministre des Affaires
étrangères, Bernard Kouchner qui en 2008 avait parlé de « faute politique de
la France » -- déclenchant la colère de responsables français comme Edouard
Balladur (premier ministre de 1993 à 1995) et Alain Juppé, son ministre des
Affaires étrangères. Balladur avait envoyé une lettre à Kouchner et Sarkozy,
insistant que « Kouchner n'honore pas la France ... Nicolas Sarkozy n'a pas
besoin de lui au gouvernement. ». Ces dirigeants ont à craindre des
poursuites en justice par la Cour internationale de justice, chargée
d'enquêter sur les crimes au Rwanda, et ne veulent pas faire d'aveux.
Quant à Kagamé, celui-ci a parlé d'un « passé difficile » entre la France
et le Rwanda. Il a prévu de participer à la conférence Afrique-France qui
aura lieu à Nice, à la fin du mois de mai.
Pour faire un geste en direction de Kigali, les autorités françaises ont
détenu Agathe Habyarimana, la veuve de Juvénal, le 3 mars avant de la
relâcher. Elle a vécu en France, après s'être échappée du Rwanda via le
Congo en 1994, sous protection française. Elle aurait été un membre influent
de l'Akazu, un petit cercle d'extrémistes hutu proches de Habyarimana, qui
ont préparé et encouragé le génocide.
Mme Habyarimana a vécu en France depuis 15 ans, mais l'Office français de
protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a refusé toutes ses demandes
d'asile politique, remarquant qu'il y a des « raisons sérieuses » de croire
qu'elle s'est rendu « coupable de crimes contre l'humanité ».
En novembre dernier, Kigali a demandé l'extradition de Mme Habyarimana.
Il n'est pas clair de quelles poursuites judiciaires elle serait menacée au
Rwanda. Jeune Afrique a cité la possibilité d'une investigation en
France, remarquant que pour le moment une extradition au Rwanda est peu
probable : « la justice française n'est pas convaincue de l'impartialité de
la justice rwandaise ».
Le rôle de la France au Rwanda
Le 5 août 2008, le gouvernement rwandais de Kigali avait publié un
document de 500 pages, détaillant le rôle de la France dans le génocide
anti-Tutsi mené par le gouvernement hutu, allié de la France, en 1994. Les
massacres avaient eu lieu alors que le Rwanda était confronté à une
récession économique écrasante due à l'effondrement des cours du café, sa
principale culture d'exportation, et à une dévaluation massive de sa
monnaie, le CFA, exigée par le FMI. Cette monnaie, reliée au franc français
de l'époque, permettait à la France d’exercer une forte influence monétaire
et économique sur les anciennes colonies francophones en Afrique.
Il devait également faire face à une invasion menée par le Front
patriotique rwandais (FPR) lié aux intérêts américains, majoritairement
tutsi et soutenu par les États-Unis.
Dans un article du Monde (« Au Rwanda, Nicolas Sarkozy doit
trouver les mots justes »), Alain Destexhe -- sénateur à l'origine de la
commission d'enquête du Sénat belge sur le génocide au Rwanda, dont il est
également secrétaire -- explique le rôle de la France. Après le retrait du
soutien de la Belgique au gouvernement de Habyarimana en 1990, la France
avait pris le relais : effectifs de l'armée rwandaise multipliés par cinq,
fourniture d'armements, entraînement et même engagement direct de soldats
français contre le FPR.
A cette époque la France était dirigée par une cohabitation entre la
gauche bourgeoise et la droite. Le président de la France, François
Mitterrand, était membre du PS et le gouvernement était issu du RPR, parti
gaulliste. Mitterrand avait toujours refusé de parler du génocide et du rôle
de la France.
En avril 1994, après la mort du président rwandais Juvénal Habyarimana
lorsque son avion avait été abattu au-dessus de Kigali, le gouvernement
avait commencé à diffuser à la radio des appels à la milice de
l'Interahamwe, recrutée principalement parmi les jeunes Hutu au chômage,
pour qu'ils se livrent au massacre des Tutsis. On estime que, d'avril à
juin, l'Interahamwe et les autres milices qui lui étaient alliées ont tué
800 000 personnes, des Tutsi, mais aussi des Hutu opposés au gouvernement.
La France avait monté l’Opération Turquoise, envoyant des milliers de
troupes occuper la zone sud-ouest du pays. L’Opération Turquoise visait à
abriter autant de Hutu que possible – y compris et avant tout les
génocidaires, plus solidement attachés à l’impérialisme français. Nombre
d’entre eux avaient ensuite pu fuir jusqu’au Congo et continuer à combattre.
La Radio Mille Collines, radio dont les émissions orchestraient les attaques
génocidaires, transmettait sous protection française, dans la zone
frontalière avec le Congo, contrôlée par la Légion étrangère.
Selon le Kigali New Times, le rapport expose aussi la
collaboration française lors des meurtres et des nettoyages ethniques : «
Les troupes françaises ont adopté une politique de la terre brûlée. Elles
ont donné l'ordre aux autorités locales dans trois préfectures, à Cyangugu,
Kibuye et Gikongoro, d'inciter la population hutu à fuir vers le Zaïre en
masse. Ils ont également exigé que les Tutsi qui s'étaient infiltrés dans
les camps de réfugiés leur soient présentés et que l'Interahamwe en tue au
moins quelques-uns. En plusieurs endroits des trois préfectures, ils ont
laissé l'Interahamwe tuer des Tutsi sous leurs yeux ».
L’opération française avait déplacé le conflit vers l’ouest, en
République Démocratique du Congo, le centre d’une guerre régionale qui fit
rage entre 1998 et 2003. Le voyage de Sarkozy a lieu au moment ou se négocie
le retrait de la Monuc, force d’intervention de l’ONU, de l'est du Congo.
Le cynisme des médias français
Dans son éditorialdu 26 février 2010 (« Les mots justes »), Le
Monde a donné un exemple achevé du cynisme épouvantable avec lequel les
médias français traitent la tragédie rwandaise. Qualifiant le discours de
Sarkozy à Kigali de « mots justes, » Le Monde l’a traité de
« diagnostic partiel, mais exact. »
En fait, Sarkozy n’a présenté ni un bilan de l’hécatombe encouragée et
soutenue par la France, ni d’excuses pour la complicité des responsables
français. Le Monde traite le silence de Sarkozy de simple « non-dit »
du diagnostic, dont personne n’aurait à rougir: « Plus qu'à la contrition,
c'est à la réflexion et au travail historique qu'invitent les non-dits
franco-rwandais. »
Le Monde a tenté ensuite de laver la politique rwandaise de Sarkozy
par des références obscures qu'il n'explique pas. Pour faire comprendre au
lecteur averti que Sarkozy voulait améliorer les relations avec
l’impérialisme anglo-américain -- allié de Kagamé, et que Paris soutient
dans ses occupations criminelles de l’Irak et de l’Afghanistan -- le journal
a dit que la visite de Sarkozy rompait «de façon salutaire avec le ‘complexe
de Fachoda’. »
La crise de Fachoda, d’après le nom de la ville située au Soudan, eut
lieu entre la France et le Royaume-Uni en 1898. La France avait envoyé une
expédition à Fachoda, laissée libre par le Royaume-Uni, mais l'expédition
avait provoqué la réaction de ce dernier, décidé à garantir ses intérêts en
Egypte. Sous la menace d’un éventuel conflit avec le Royaume-Uni,
l’impérialisme français avait finalement abandonné Fachoda, tout en
entretenant une atmosphère antibritannique toxique en France.
Dans un amalgame cynique, visant à déculpabiliser l’impérialisme français
au Rwanda, Le Monde traite ensuite « ceux qui prétendent, contre
toute évidence, que les militaires français ont été complices des
massacres » de « protagonistes » d’une « nouvelle affaire Dreyfus. »
C’est-à-dire que, selon Le Monde, l’armée française est visée par
une campagne semblable aux accusations antisémites d’espionnage portées par
l’armée française contre le capitaine Alfred Dreyfus en 1894. La différence
entre les deux cas, qu'il soit permis de le rappeler, est que Dreyfus était
innocent, tandis que le commandement et le gouvernement français sont bien
responsables pour leur rôle dans le génocide. En fait, le point commun entre
le génocide rwandais et l’affaire Dreyfus est que, dans les deux cas,
l’armée française a menti de façon éhontée pour se protéger.
Le Monde conclut que le discours de Sarkozy au Rwanda, « loin
d'attenter à l'honneur du pays, le soulage d'un grand poids. » En fait, en
excusant le rôle français dans le génocide rwandais, Sarkozy et Le Monde
préparent à faire subir aux masses à travers le monde les prochains crimes
de l'impérialisme français.