La
presse française a dernièrement révélé le cas d'un militant syndicaliste CGT,
Fabien Engelmann, ayant passé près de 10 ans dans « l'extrême-gauche »,
d'abord à Lutte ouvrière (LO) puis au Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), qui
se présentera aux prochaines élections cantonales sous la bannière du Front national.
Contrairement aux affirmations de ces organisations, la trajectoire d'Engelmann
n'est pas une aberration, mais la conséquence de leurs propres
perspectives.
Engelmann,
31 ans, est ouvrier territorial à Nilvange, en Lorraine (Moselle), dans l'Est
de la France. La mairie de Nilvange est tenue par le Parti socialiste
(PS) depuis 1965. Cette ancienne région sidérurgique a perdu beaucoup d'emplois
dans les années 80-90, avec la liquidation de la sidérurgie en grande partie
orchestrée par les gouvernements socialistes successifs.
Après
que Le Figaro a fait un article sur lui le 24 janvier, la CGT a entamé
une procédure d'expulsion décidée le 16 février contre toute sa section locale,
qui le soutient massivement. Engelmann a annoncé qu'il ferait un procès à la
CGT pour discrimination politique.
Le
NPA a également publié une déclaration sur Engelmann, prétendant que c'est un
cas « extrêmement rare ».
Ceci
ne sont pourtant que des tentatives d'esquiver des questions politiques
soulevées par l'affaire Engelmann. En fait, celle-ci a exposé de nettes
affinités entre le FN, des couches de la bureaucratie syndicale, et ses
soutiens parmi les partis politiques de « l'extrême gauche »,
tels LO et le NPA.
Contrairement
aux affirmations de ces organisations, la trajectoire d'Engelmann est loin
d’être un cas isolé. Nombre d'autres militants « de gauche »
sont susceptibles de suivre son parcours. Interrogé par Libération,
Baptiste Talbot, responsable de la fédération CGT de Moselle, a déclaré « Je
ne serais pas étonné qu'il y ait d'autres cas d'ici les élections cantonales et
présidentielles. »
Engelmann,
qui prétend que « des dizaines d'adhérents de la CGT
soutenant ou ayant rejoint le FN vont faire leur coming out dans une ou deux semaines »,
est soutenu par la quasi-totalité des 26 adhérents de sa section.
Le
secrétaire de la CGT Moselle, Denis Pesce, a déclaré à Libérationque :
« Ce que les militants nous font remonter des entreprises est
inquiétant, notamment sur l'impact du discours "social" de Marine Le
Pen auprès de certains salariés. Les gens ont moins peur d'en parler, et
s'affichent désormais ouvertement. » Le Républicain
Lorrain cite un « responsable cégétiste » anonyme qui dit : « Dans
notre section, les trois quarts des mecs votent Le Pen ou Sarkozy, et ils ne
s’en cachent pas. »
Déjà
en 2007, la CGT avait commandé un sondage qui révélait que 11 pour cent
de ses adhérents avaient voté FN. Le Président du groupe Front national au
conseil régional de Lorraine (et syndicaliste CFTC) Thierry Gourlot
s'enorgueillit d'avoir au FN des militants « de toutes les
organisations, dont certains — y compris de la CGT —
détiennent des responsabilités. »
Chez
les étudiants aussi, des cas de passage de la gauche radicale au FN sont
mentionnés dans la presse. Par exemple, Vénussia Myrtil, étudiante en
psychologie de 21 ans, passée par l'organisation de jeunesse de la LCR « pendant
les manifs contre les réformes Darcos [pour] se battre contre les gros patrons
et pour plus de justice sociale » puis sympathisante du NPA.
Elle
est maintenant candidate du FN aux cantonales dans les Yvelines, justifiant son
départ ainsi : « Leur côté
internationaliste m'a gonflée. J’ai pas aimé non plus les
prières en arabe dans la rue pendant les manifestations pro-palestiniennes. »
Les
jeunesses du FN prétendent que deux mille jeunes auraient adhéré depuis la
mi-janvier, dont « beaucoup » issus de la « gauche
ou de l'extrême gauche ».
Loin
de représenter un cas « rare » comme le prétend le NPA, l'exemple d'Engelmann
soulève un phénomène de la plus grande importance pour la classe ouvrière: le
basculement d'une couche importante des bureaucrates syndicaux et de
"l'extrême-gauche" officielle vers le camp du néo-fascisme.
Des
évolutions politiques comme celle d'Engelmann restent peu nombreuses à l'échelle
de toute la population. Cependant, leur nombre indique que les organisations
aussi bien syndicales que politiques « de gauche » ont toujours eu
comme perspective celle du nationalisme économique, dont elles entretenaient
l'espoir qu'il puisse plus ou moins améliorer la condition des travailleurs.
A
présent, sous l'impact de la mondialisation et de la politique pro-capitaliste
des partis de la « gauche » et de « l'extrême gauche » officielles, ces espoirs ont été abandonnés par
de larges couches de la population. Les syndicats et « l'extrême gauche » ont cependant continué à cautionner la
politique de la « gauche » bourgeoise.
Pendant
des décennies ils ont étouffé toute lutte ouvrière risquant de produire une
confrontation révolutionnaire entre le prolétariat et les partis bourgeois — de gauche ou de droite— qui menaient une
politique d'austérité sociale au gouvernement.
Ces
organisations citaient souvent comme excuse la séparation (voulue
par les règles de bienséance du républicanisme
bourgeois français) entre
les luttes ouvrières, supposément dirigées par les syndicats, et la vie
politique. Cette conception du partage des tâches entre politique et syndicats
est entretenue par le NPA et LO—qui n'ont jamais voulu poser de revendications à
la bureaucratie syndicale, au nom du « respect de l'indépendance syndicale ».
Ce
principe est d'ailleurs reconnu par les militants syndicaux néo-fascistes
autour d'Engelmann. Pour ceux-ci, la politique et le syndicalisme sont deux
activités totalement autonomes. « Qu’il soit au FN
ce n’est pas incompatible avec le syndicat. Ça n’a rien à voir.
D’ailleurs en 2010, Fabien était sur les listes du NPA, ça n’a posé
aucun problème », a déclaré l'un de ses collègues à L'Est républicain.
Alors
que les tensions de classe flambent avec la crise
économique mondiale — et que des luttes ouvrières révolutionnaires se déclarent en
Egypte et à travers l'Afrique du Nord — le
caractère essentiellement nationaliste et anti-ouvrier de ces organisations pousse
certains des leurs membres à assumer une coloration politique plus en phase
avec leur activité sociale. Des militants comme Engelmann abandonnent donc les prétentions
diffuses au « communisme » ou « l'anticapitalisme » de LO et du NPA, pour afficher directement
l'idéologie classique du nationalisme anti-ouvrier : le fascisme.
Ces
évènements constituent une confirmation puissante de la critique trotskyste
des anciennes organisations de la classe ouvrière en France. Le fait que de tels
militants soient passés par « l'extrême-gauche » souligne surtout le
caractère droitier de ces partis, et le vide politique qui existe sur la
gauche. Les circonstances plus larges de l'évolution politique d'Engelmann
soulignent la banqueroute historique de la perspective visant à défendre les
intérêts des travailleurs grâce à un programme national.
Les
conséquences de la collaboration des organisations syndicales et de « l'extrême gauche » avec la « gauche » bourgeoise au pouvoir
ont été désastreuses pour les travailleurs, et notamment ceux de la région
lorraine où habite Engelmann. Peu après son élection en 1981, le Président
socialiste François Mitterrand avait déclaré lors d'un passage en
Lorraine : « Aucun poste de travail ne peut être supprimé dans la
sidérurgie sans qu’un autre n’ait été créé auparavant dans un autre
secteur. »
En
février 1982, Mitterrand nationalisait toute la sidérurgie avec le soutien du
PCF (qui défendait cette mesure depuis des années), et en indemnisant
grassement les capitalistes. Ceci leur a permis d'abandonner l'industrie pour
la finance dans des conditions confortables. Dès juin 1982, l’État
annonçait 12.000 suppressions d’emplois, qui allaient
être suivies de nombreuses autres non compensées.
Engelmann
dit lui-même qu'il a « commencé à
[s]'intéresser très jeune à la politique, en prenant conscience des inégalités
sociales, en voyant tous ces ouvriers et salariés licenciés comme des
malpropres alors que ce sont eux qui font tourner l'économie. »
Le ressentiment contre les immigrés, et particulièrement ceux des anciennes
colonies françaises d'Afrique du Nord, a peut-être pu venir facilement à
Engelmann, dont les grands-parents ont été rapatriés d'Algérie. Mais il était
surtout entretenu par la gauche officielle.
Dans
une interview récente, il cite en les approuvant des dirigeants historiques du
PS et du PCF: « Nous n'avons ni l'obligation morale ni la
possibilité d'accueillir toute la misère du monde, comme le disaient le
socialiste Michel Rocard ou le communiste Georges Marchais, lequel, dans les
années 80, réclamait l'arrêt de l'immigration
Engelmann
s'est engagé au côté de LO en 2001 parce qu'il « appréciait Arlette
Laguiller pour son franc-parler et sa sincérité ». Il y est resté
jusqu'en juin 2008. LO lui faisait suffisamment confiance pour le nommer
candidat à plusieurs élections, dont les législatives de 2007 dans la
circonscription de Longwy (Meurthe-et-Moselle), puis en tête de liste aux
municipales de 2008 à Thionville (Moselle), où il avait
recueilli 6,4 pour cent des
suffrages.
À
part la personnalité de Laguiller, son passage à LO était fondé sur des idées
qui n’avaient rien à voir au marxisme, mais qui étaient nettement
marquées à droite. Comme l’expliquait Engelmann : « je milite, depuis que
je suis tout jeune, dans des associations de protection animale, car j'accorde beaucoup
d'importance au respect de la vie, et j'avoue mon admiration pour Brigitte
Bardot. »
Bardot,
ex-star des années 1960 reconvertie dans une défense outrancière des animaux,
est ouvertement de droite, mariée à un proche de Jean-Marie Le Pen. Elle est
souvent poursuivie pour provocation à la discrimination raciale, pour ses
déclarations sur l'abattage des moutons par les musulmans à l'occasion de l'Aïd
el-Kebir.
Le
soutien apporté par LO aux campagnes anti-islamiques de la bourgeoisie
française sous couvert de « laïcité » —
telle la
loi de 2004 contre le port du voile islamique à l’école — a sans doute facilité l’appartenance d’Engelmann
à LO, comme sa transition ensuite au FN.
Engelmann
est par la suite passé au NPA en mai 2009, à cause du « côté assez fermé de LO
et sa tendance à refuser l'association avec d'autres forces de gauche ».
Il fut en seconde position sur la liste du NPA de Moselle aux régionales de
2010.
Le
NPA est une création de l'ancienne LCR, qui cherchait à amalgamer toutes les
contestations « anti-capitalistes » pour les canaliser en soutiens du
PS, ou plus largement de l'ordre bourgeois.
Le
parcours politique d'Engelmann souligne la justesse de l'analyse du NPA par le
WSWS, qui a écrit lors du congrès fondateur du NPA en
2009, « Le choix par la LCR de l’anticapitalisme
comme guide idéologique constitue […] un pas en arrière colossal et vers
la droite, vers le plus petit dénominateur commun. Politiquement vague, ce
terme englobe toutes sortes de mécontentements sociaux, indépendamment de leur
base sociale ou de leur orientation. […] il recouvre tout ce qui se
trouve entre l’anarchisme proposé par Pierre-Joseph Proudhon au milieu du
dix-neuvième siècle et le violent mouvement protestataire populiste de droite
de Pierre Poujade au milieu du vingtième siècle. » (lire : France :
quelle est la nature du Nouveau Parti anticapitaliste formé par la LCR ?).
Sa
rupture avec le NPA s'est produite à l'occasion des élections régionales, où
une section de ce parti présentait une candidate musulmane voilée.
Troublé
par cet épisode, Engelmann, comme les trois quarts du comité de Thionville, a
quitté le NPA, et s'est orienté vers la revue « Riposte laïque »
(RL), créée par Pierre Cassen. Ex-militant du PCF, de la LCR et de la CGT,
Cassen cite maintenant le populiste hollandais d’extrême droite Geert
Wilders en exemple.
RL
prétend hypocritement lutter autant contre le catholicisme que contre l'islam.
Dans un pays où prévaut largement un catholicisme institutionnalisé, ceci
fournit un prétexte aux nationalistes pour dénigrer les populations venant de
pays où l'islam est plus fort. Engelmann a commencé à
publier des articles pour RL en novembre 2010, sans éveiller l'inquiétude de la
CGT, ni aucune réaction de la part de LO et du NPA.