Depuis
la divulgation du rapport Duchesneau, qui a été commandé par le gouvernement du
Parti libéral du Québec (PLQ), toute l'élite dirigeante du Québec est en mode
gestion de crise. Des passages du rapport montrent que le secteur de la
construction routière, une industrie de plusieurs milliards, a été livrée en
pâture à une poignée de firmes en ingénierie, lesquelles figurent parmi les
plus importants contributeurs aux caisses des deux partis de l'élite dirigeante
québécoise, le PLQ et le Parti québécois (PQ).
Les
liens incestueux entre le gouvernement et le milieu des affaires sont présentés
dans le rapport et dans la presse comme une simple aberration. En réalité,
c'est la conséquence directe d'une vaste campagne de privatisations menée
autant par le PLQ que le PQ, sous les diktats d'une élite dirigeante qui exige
depuis des années des coupes massives dans les services publics et un recours
accru à la sous-traitance.
Le
rapport explique que le ministère des Transports du Québec - officiellement
responsable de la conception, de la construction et de l'entretien des
infrastructures routières, conjointement avec le gouvernement fédéral - ne joue
aujourd'hui plus son rôle. Le ministère est « appelé à confier toujours
davantage la conception de ses plans et devis ainsi que la surveillance de ses
chantiers à des firmes privées ». Il « perd de sa renommée... de sa
main-d'oeuvre et même de son expertise au profit des firmes de génie-conseil
qui... préparent actuellement 100 % des estimations relatives aux contrats
d'infrastructure routière à Montréal et 95 % dans les autres
régions. »
Le
rapport souligne combien le ministère
des Transports du Québec
(MTQ) est dépourvu
des ressources nécessaires
pour évaluer les coûts ou la qualité d'un projet d'infrastructure. Un
ex-employé est cité, disant que « Le MTQ ne possède aucun estimateur spécialisé en mesure d'évaluer ponctuellement le coût réel d'un projet de construction d'
infrastructure routière. » Un ingénieur du gouvernement témoigne: « On déborde, on va au plus urgent, on éteint des feux. On n'est même plus en mesure de regarder les
plans et devis. On les envoie directement en appels d'offres par manque de
temps et d'expertise. »
La
parution du rapport de Jacques Duchesneau, ancien chef du Service de police de
la ville de Montréal qui dirige maintenant l'Unité anticollusion, a ébranlé le
gouvernement Charest. Celui-ci a vu son appui populaire, déjà faible, chuter
davantage. Selon un sondage CROP, 74 pour cent des gens se disent maintenant
insatisfaits de ce gouvernement et 63 pour cent croient que le Québec « va
dans la mauvaise direction ».
Ces révélations surviennent à un moment où les infrastructures au
Québec se retrouvent dans un état lamentable qui pose un sérieux danger à la
population. Un viaduc s'est effondré en septembre 2006, tuant cinq personnes et
en blessant six autres grièvement. Depuis, les incidents se multiplient. En
juillet dernier, une poutre de 25 tonnes s'est effondrée sur l'autoroute
Ville-Marie, une artère cruciale du centre-ville de Montréal. Plusieurs ponts
et routes doivent être temporairement fermés pour procéder à des réparations
d'urgence, ce qui vient considérablement aggraver les problèmes de circulation
dans la ville de Montréal et en périphérie.
Le
rapport Duchesneau a été accueilli avec inquiétude dans les médias et les
partis politiques, vu le discrédit que cela jette, non seulement sur le Parti
libéral de Jean Charest, mais sur l'ensemble de l'élite dirigeante. Mais
celle-ci n'en est pas moins résolue à profiter de la position chancelante du
gouvernement pour exiger des mesures encore plus à droite.
Et comme
de fait, dans les jours qui ont suivi la divulgation du rapport, le
gouvernement Charest a annoncé 800 millions de dollars de coupes,
principalement dans le domaine des soins de santé et de l'éducation.
Pauline
Marois, la chef du Parti québécois, un parti de droite qui est tout autant
impopulaire que le PLQ, a déclaré: « Le Québec est plongé dans une crise,
une crise de confiance envers le gouvernement. Nous savons que le crime
organisé a infiltré des pans entiers de notre économie. La population est
outrée, désabusée et exaspérée. C'est la démocratie qui est actuellement
touchée. »
Si
Marois cherche à détourner l'attention vers le « crime organisé »,
les sentiments auxquels elle fait référence sont certainement répandus dans la
population. Beaucoup se sentent révoltés par des infrastructures et des
services publics qui tombent en lambeaux et par des inégalités sociales
toujours croissantes. Ce qui manque, toutefois, c'est la compréhension qu'ils
ne font pas face seulement au gouvernement Charest et à un simple problème de
corruption, mais à toute une classe dirigeante qui s'enrichit en minant
systématiquement les conditions de vie des travailleurs, la vaste majorité de
la population.
Les
partis d'opposition et la bureaucratie syndicale, qui a été un pilier du
gouvernement Charest, ont lancé des appels concertés pour la tenue d'une
commission d'enquête publique. Même si elle ne fait pas l'unanimité (le
gouvernement Charest refuse toujours d'en tenir une sachant qu'elle pourrait
complètement discréditer son parti), son objectif serait de passer sous silence
les véritables causes sociales de la corruption qui gangrène le secteur de la
construction et de canaliser la colère populaire vers la droite.
Il y a
un parallèle à établir avec l'affaire des commandites qui a secoué le Parti
libéral fédéral en 2005 et a été utilisée par l'élite dirigeante pour porter au
pouvoir un gouvernement ultra-conservateur qui a camouflé son véritable programme
- baisses massives d'impôts en faveur des riches, réductions drastiques des
dépenses sociales et militarisme - derrière le paravent d'une croisade contre
la corruption des libéraux.
La
commission Gomery avait conclu, au terme d'une enquête
très publicisée, que le gouvernement libéral avait octroyé de nombreux contrats de
relations publiques à
des agences de publicité
ayant contribué dans
le passéà la caisse libérale. La Gendarmerie royale du
Canada (GRC) avait ensuite affirmé
en pleine campagne électorale
qu'elle menait une enquête
criminelle sur un possible transfert illicite d'informations impliquant le ministre libéral des Finances, une
intervention sans précédent qui a joué un rôle majeur dans la défaite du gouvernement libéral.
Aujourd'hui, la demande pour une commission d'enquête publique est
également utilisée pour renforcer les forces les plus à droite, comme l'Action
démocratique du Québec. Ce parti populiste profite de la crise en amenant
l'idée que la seule solution est de « faire le ménage » dans la
fonction publique, une expression démagogique qui signifie de sabrer
massivement dans les dépenses publiques.
Le quotidien La Presse, le journal de référence de la
bourgeoisie québécoise, est très conscient de l'opportunité que cette crise
offre à la bourgeoisie québécoise, à condition qu'elle sache manouvrer
adéquatement. Son éditorialiste en chef, André Pratte, a écrit ceci :
« M. Charest reste sans doute convaincu qu'une commission d'enquête
publique serait aussi néfaste pour son parti que la commission Gomery l'a été
pour le Parti libéral fédéral. Peut-être. Toutefois, réalise-t-il qu'en
refusant de se plier à la volonté populaire, il court non seulement vers la
défaite mais vers le discrédit? » Autrement dit, une commission d'enquête
pourrait nuire au Parti libéral du Québec, mais ce ne serait que pour mieux
redonner du crédit à toute l'élite dirigeante québécoise, qui cherche à se
créer une base d'appui populaire pour ses politiques de droite.
La
bureaucratie syndicale du Québec
et Québec Solidaire
(QS), un parti soi-disant de gauche, ont tous les deux fait la promotion d'une commission d'enquête, tout en s'opposant à tout mouvement politique indépendant des travailleurs.
Les syndicats ont été un allié indispensable des libéraux de
Charest depuis qu'ils ont pris le pouvoir en 2003. En étouffant la résistance
des travailleurs du secteur public et en torpillant les luttes des étudiants,
la bureaucratie syndicale a démontré qu'elle s'oppose à tout affrontement
contre le gouvernement et qu'elle soutient les mesures d'austérité au nom de la
« compétitivité » de l'économie québécoise.
Quant à Québec Solidaire (QS), il
a adopté une
position indissociable de celle du PQ(« une
commission, sa démission
[Jean Charest] ou une élection »). Et il ne voit aucun problème à partager une tribune sur cette
question non seulement avec le PQ mais aussi avec des démagogues de droite comme l'ADQ et
la formation de François
Legault, la Coalition pour l'avenir du Québec.