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Derrière la guerre des Balkans

Réplique à un partisan des bombardements des États-Unis et de l'OTAN contre la Serbie

Par David North
Le 8 avril 1999

Nous publions ci-dessous une lettre ouverte préparée par David North, président du comité de rédaction du World Socialist Web Site, en réponse à une lettre envoyée au WSWS par P. Harris, supporter des bombardements des États-Unis et de l'OTAN contre la Serbie. Pour ceux qui désireraient lire la lettre de P. Harris (en anglais) en entier, un hyperlien a été ajouté à la fin de cette réplique.

M. Harris,

Avant de commencer à répondre aux divers points spécifiques que vous avez soulevé dans votre attaque contre notre opposition à la guerre menée par les États-Unis contre la Serbie, je pense que certaines remarques préalables tant sur Ie climat politique qui prévaut actuellement que sur les expériences historiques pertinentes au sujet doivent être présentées afin de pouvoir répondre à des arguments militaristes provenant d'un ancien opposant à la guerre du Viêt-Nam.

En effet, le soutien direct et enthousiaste des bombardements effectués par les États-Unis et l'OTAN contre la Serbie par d'anciens opposants à l'intervention américaine au Viêt-Nam comme vous constitue l'un des phénomènes politiques les plus révélateurs à propos de la guerre actuelle. Presque tous les leaders politiques d'Europe et des États-Unis responsables de la poursuite de la guerre contre la Serbie ont participé, à un moment donné ou un autre de leur vie à des manifestations et des démonstrations politiques anti-impérialistes. Clinton lui même ne se distingue de vous que par le simple fait que son opposition au militarisme a duré tant et aussi longtemps qu'il était personnellement exposé à la menace de la conscription. D'autres, tels le chancelier Schroeder, le ministre des Affaires étrangères Fischer et le ministre de la Défense Scharping en Allemagne, ou encore le secrétaire-général de l'OTAN, le général Solana, ont continué de débiter des slogans marxistes et «  anti-impérialistes » jusque dans les années 80.

L'évolution de tous ces messieurs est clairement l'expression d'un processus politique beaucoup plus vaste. E.J. Dionne du Washington Post déclarait justement que la réaction des protestataires des années 60 contre la guerre du Viêt-Nam face au bombardement de la Serbie marquait la fin absolue du «  syndrome de la guerre du Viêt-Nam » . Maintenant que le Président Clinton «  a embrassé l'idée que la puissance américaine peut être utilisée au nom de la démocratie, des droits de l'homme et des intérêts nationaux légitimes » , les conditions sont devenues mures pour permettre la réconciliation complète des anciens opposants à la guerre du Viêt-Nam avec l'appareil militaire des États-Unis. «  Nous sommes dans une situation où les colombes de l'époque du Viêt-Nam se sont débarrassés de leur ambivalence pour endosser l'usage de la force. »

Parmi ceux qui se sont débarrassés de leur «  ambivalence » , on retrouve Walter Shapiro, chroniqueur au USA Today qui se décrie comme une «  ancienne colombe » maintenant «  en train de voler avec les faucons » . Rappelant avec un soupçon de nostalgie sa participation aux protestations contre la guerre du Viêt-Nam organisées sur les campus universitaires il y a 30 ans, Shapiro écrit : «  je me retrouve maintenant dans une position inconfortable en tentant de justifier mon soutien aux frappes aériennes de l'OTAN contre Slobodan Milosevic. » Et qu'est ce qui motive selon M. Shapiro cette transformation en défenseur de plus récente campagne de bombardement des États-Unis ? Toutes ces «  scènes d'innombrables atrocités » au Kosovo, avec «  ces 100 000 réfugiés paniqués qui fuient du pays à chaque semaine... » .

Shapiro assure ses lecteurs que son soutien à la guerre n'est déterminé que par un impératif moral : «  Les États-Unis sont les seuls à posséder les ressources et la volonté leur permettant d'adopter une position ferme face aux barbares qui sont aux portes de la civilisation. »

Voilà bien des mots qui trahissent une absence incroyable de conscience historique ! M. Shapiro s'est peut-être convaincu seul que le bombardement de la Serbie marque l'aube d'une nouvelle politique étrangère altruiste de la part des États-Unis, sa rhétorique n'en rappelle pas moins de façon effrayante le langage utilisé par les responsables des premières aventures impérialistes des États-Unis il y a un siècle. «  Dieu, déclarait le sénateur Beveridge de l'Indiana en janvier 1900, a fait de nous les maîtres organisateurs pour établir un système dans un monde où le chaos règne. Il nous a insufflé l'esprit du progrès pour renverser les forces de la réaction sur toute la Terre. Il a fait de nous les adeptes du gouvernement que nous devons administrer sur les peuples sauvages et séniles. Sans cette force, le monde sombrerait à nouveau dans la barbarie et l'obscurantisme. » [1]

Parmi les caractéristiques les plus particulières et tenaces de l'impérialisme américain, il y a toujours cette même façon d'utiliser la rhétorique de l'altruisme démocratique pour justifier ses ambitions mondiales. C'est pendant l'administration de Woodrow Wilson que ce type d'hypocrisie est devenue la façon de faire internationale particulière aux États-Unis. Les dirigeants américains ont toujours soutenu que, contrairement aux grandes puissances européennes, les États-Unis ne font la guerre que pour assurer une paix durable et qu'ils ne tuent que pour libérer. C'est ainsi qu'avec une émouvante rhétorique idéaliste, le président Wilson justifia l'entrée en guerre des États-Unis dans la grande lutte pour les marchés que l'on a appelée Première Guerre mondiale :

«  Dans cette guerre, notre objectif, déclarait-il lors de son allocution au congrès des États-Unis en avril 1917, est de venger les principes de la paix et de la justice tant dans la vie du monde que face à l'égoïsme et au pouvoir autocratique. Le droit est plus précieux que la paix et nous devons lutter pour les choses que nous avons toujours chéries ­ la démocratie, le droit de ceux soumis à l'autorité de faire entendre leur voix dans leur propre gouvernement, les droits et libertés des petites nations, et pour un dominion universel de droit dans un concert de peuples libres devant amener la paix et la sécurité pour toutes les nations et enfin rendre le monde libre... Le monde doit être rassurer pour la démocratie. » [2]

Plus récemment, au début de la dernière grande guerre menée au nom des idées libérales, un raisonnement identique était utilisé pour justifier l'envoi de forces militaires américaines outre-mer. C'est ainsi qu'en décembre 1961, le président John F. Kennedy décrivait l'engagement des États-Unis au Sud-Viêt-Nam comme étant la lutte pour la défense de la démocratie et de l'indépendance nationale face à la tyrannie et à l'agression. Dans une lettre au président sud-viêtnamien Ngo Dinh Diem (dont l'assassinat allait être autorisé deux ans plus tard par les États-Unis), Kennedy écrit :

«  J'ai reçu votre récente lettre dans laquelle vous décrivez avec tant de force les dangereuses conditions provoquées par les efforts du Nord Viêt-nam pour s'emparer de votre pays. Le peuple américain et moi même connaissons bien la situation qui prévaut chez vous et sommes très préoccupés par l'assaut mené contre votre pays. Notre indignation a été soulevée au fur et à mesure que la sauvagerie délibérée du programme communiste d'assassinat, de kidnapping et de violence gratuite s'est manifestée.

«  Votre lettre ne fait que mettre en relief ce que nos propres informations nous ont démontré de façon convaincante ­ que la campagne de force et de terreur est maintenant menée contre votre peuple et que l'appareil gouvernemental est en fait soutenu et dirigé de l'extérieur par les autorités de Hanoi...

«  Les États-Unis... restent engagés dans la cause de la paix et notre premier objectif est d'aider votre peuple à préserver son indépendance » . [3]

Désolé de cette leçon d'histoire, mais il semble que beaucoup parmi ceux dont l'éducation politique débute avec les années 60 sont en train d'oublier, si ce n'est déjà fait, les amères leçons qu'ils avaient appris il y a 30 ans sur le caractère criminel de l'impérialisme américain. À en juger par votre lettre, il semble que vous êtes également affecté par cette vaste épidémie d'amnésie politique.

Faisant appel à une métaphore impropre, vous soutenez qu'en s'opposant aux bombardements des États-Unis et de l'OTAN contre la Serbie, le World Socialist Web Site a «  jeté le bébé avec l'eau du bain. » . Mais c'est pourtant précisément ce que vous faites. Dans votre outrage face aux mauvais traitements infligés aux Kosovars, vous avez choisi d'ignorer tous les problèmes essentiels qui découlent du contexte historique, politique, social et économique dans lequel cette guerre se déroule. Il en résulte une réaction tout à fait simpliste et impressionniste aux événements qui vous livre à la merci des énormes et puissants mécanismes de propagande des médias américains.

La banqueroute intellectuelle sous-jacente de votre approche est trahie par le passage suivant :

«  Il est bien sur vrai que les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France sont des États impérialistes. Et il est tout aussi exact qu'il y a plein d'hypocrisie et de fausse piété dans presque toutes les questions de politiques étrangères que vous pouvez imaginer, qu'il s'agisse des Kurdes ou des habitants du Timor, de l'Iraq ou d'Israël, de la Grenade ou du Panama. Mais cela n'empêche pas le fait qu'ils font sûrement ce qu'il faut en attaquant (enfin) la Serbie de Milosevic pour arrêter les crimes contre l'humanité perpétrés par son régime et les Serbes au Kosovo » (emphase ajoutée).

Vous écrivez comme si le terme «  impérialiste » ne serait qu'un adjectif, une façon en quelque sorte dramatique et sophistiquée de dénoncer le comportement indécent d'un État ou d'un autre. Dans le langage de l'économie politique cependant, ce mot revêt une signification beaucoup plus profonde. L'impérialisme est un terme scientifique utilisé pour décrire le stade particulier du développement historique de l'économie mondiale dominée par le capital financier. Les tendances politiques associées à l'impérialisme, telles que le militarisme et la guerre, ne sont que les sous-produits nécessaires d'un processus économique objectif réunissant la monopolisation, l'émergence d'entreprises transnationales, le pouvoir immense des marchés financiers mondialisés, la dépendance économique des États plus petits et moins développés face aux puissantes agences créancières internationales, etc. On ne détermine pas si un pays est impérialiste ou non en examinant cas par cas ses bonnes et mauvaises actions, mais bien en analysant son rôle objectif et la place qu'il occupe dans le système économique mondial. Partant de ce point de vue essentiel, il y a une différence qualitative entre les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne d'un côté, et la Serbie et l'Iraq de l'autre.

Ce qui manque complètement dans votre attitude envers la guerre, c'est la considération de ce fondement politique et économique objectif de la politique internationale. Vous professez plutôt une approche éclectique des événements qui empêche toute possibilité d'analyse cohérente et intégrée. Les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne sont, vous le reconnaissez volontiers, des puissances impérialistes. Vous allez même plus loin en déclarant que leur attitude envers presque tous les peuples exploités et oppressés du monde est «  pleine d'hypocrisie et de fausse piété » . Mais n'est-il pas exact que cette attitude «  pleine d'hypocrisie et de fausse piété » des puissances impérialistes est enracinée dans la subordination brutale des principes démocratiques qu'elles ont autrefois épousé aux impératifs et intérêts d'un ordre économique mondial dominé par les élites financières et industrielles ? Et si ces intérêts et impératifs aboutissent à l'approbation et à la participation directe de l'oppression des peuples Kurdes, Palestiniens, Timors, Iraqiens, Grenadiens et Panaméens, pourquoi les puissances impérialistes feraient maintenant «  sûrement ce qu'il faut » dans les Balkans ? Comment peut-on expliquer un écart aussi extraordinaire de la norme habituelle ? N'est-il pas plus plausible de penser que c'est vous, sous la pression d'une campagne de propagande qui exploite habilement la détresse des Kosovars, qui vous êtes écarté de vos principes habituels plutôt qu'eux ?

Vous consacrez plusieurs paragraphes à passer en revue les événements qui ont entraîné le déclenchement de la guerre. Dans votre compte rendu, qui ne diffère d'ailleurs fondamentalement en rien de ce qui est présenté dans les mass médias, toute la violence de la dernière décennie est le produit des seules politiques menées par Milosevic, l'homme qui a su s'inspirer du «  nationalisme mystique et fanatique » des Serbes. Jamais vous ne mentionnez le rôle joué par les nationalismes slovène, croate, et bosniaque-musulman. Mais ce qui est selon moi encore plus grave, c'est votre attitude apparemment dénuée de toute critique face au démembrement de la fédération yougoslave et au rôle joué par les impérialismes américain et européens dans ce processus. Même si nous acceptions le fait que Milosevic surpasse tous les autres nationalistes des Balkans dans ses atrocités ­ ce qui serait bien difficile à croire compte tenu de la compétition qu'il a chez ses homologues croate Tudjman, slovène Kucan et bosniaque Izetbegovic ­ il nous resterait encore à trouver la perspicacité nécessaire pour comprendre les forces profondes en action qui ont pu amener la désintégration de la Yougoslavie.

Bien avant que Milosevic n'entre en scène, les pressions économiques exercées sur la Yougoslavie dans les années 70 et 80 par les politiques austères exigées par le Fonds Monétaire International étaient déjà en train de saper les fondements économiques qui maintenaient la viabilité de la fédération. La vague de faillites industrielles, la croissance rapide du chômage, l'inflation, le déclin du salaire réel et l'érosion de l'infrastructure sociale ont ravivé les vieilles rivalités nationales et ethniques que le régime titiste avait tenté d'éliminer. Incidemment, la subordination de l'économie yougoslave à la discipline des principes du marché exigée par le FMI est loin d'avoir joué un rôle de seconde importance dans l'ascension de Slobodan Milosevic. Bien que vous exprimiez de l'étonnement à propos des puissances de l'OTAN qui ont pu «  croire stupidement » que Milosevic aurait pu servir leurs intérêts, cette évaluation ne manque pas de fondements sérieux. Milosevic a en effet atteint un niveau de crédibilité auprès des banques et des gouvernements occidentaux justement du fait de son enthousiasme évident pour la réorganisation de l'économie yougoslave selon un modèle capitaliste. Comme l'explique Susan L. Woodward du Brookings Institute :

«  ...Milosevic était partisan du libéralisme économique (et conservateur en politique). Directeur d'une grande banque de Belgrade de 78 à 82, il était réformateur économique même lorsqu'il était chef du parti à Belgrade de 84 à 86. Les propositions politiques de la «  Commission Milosevic » de mai 88 ont été rédigées par des économistes libéraux et auraient très bien pu sortir tout droit du livre du FMI. Il était alors commun (et cela jusque dans les années 90) pour les occidentaux et les banques de choisir comme premier critère de soutien aux dirigeants d'Europe de l'Est et Soviétiques qu'ils se déclarent «  partisan des réformes économiques » (comme c'est le cas pour beaucoup de leaders des pays en voie de développement également) et d'ignorer les conséquences que leurs idées de réformes économiques pouvaient avoir sur le développement démocratique. C'est ainsi que l'homme qui remplaça János Kádár en tant que leader en Hongrie en mai 1988, Károly Grósz, a également été accepté en affichant ce même profil de libéralisme économique et de conservatisme politique, ce qu'on appelait à l'époque le ''modèle Pinochet''. » [4]

Vous omettez également d'évaluer le rôle joué par les États-Unis et l'Europe qui ont encouragé la dissolution de la fédération yougoslave en 1991-92. Il est difficile de juger si c'est la malice ou la stupidité qui a joué le plus grand rôle dans les événements qui ont mené à l'éruption de la guerre civile dans les Balkans. Mais peu importe la réponse, ce qui est certain, c'est que les actions entreprises par les puissances impérialistes ont plus encouragé que restreint les tensions entre les républiques yougoslaves. Il était prévisible (et en fait certains l'ont vu) que toute tentative d'internationaliser les frontières internes des républiques yougoslaves allait avoir des résultats catastrophiques. Il n'est pas étonnant que les frontières établies entre les républiques dans le cadre de la Yougoslavie unifiée n'aient plus été viables dès la disparition de la fédération. Les minorités ethniques des différentes républiques ­ les Serbes en Croatie, les Croates en Serbie et les Croates, les Serbes et les musulmans en Bosnie ­ voyaient dans l'État fédéral le garant ultime de leurs droits civiques. Dans le cadre établi au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, il a été possible pour Tito d'organiser des compromis entre les diverses nationalités balkaniques constituant la nouvelle nation «  yougoslave » . D'ailleurs, la république bosniaque a été conçue par Tito pour servir de tampon afin d'amoindrir les antagonismes traditionnels entre Serbes et Croates.

Ainsi, la demande allemande pour une reconnaissance internationale rapide de l'indépendance de la Croatie en 1991 ­ sans même aucune négociation préalable des frontières pour tenter de les rendre acceptables aux populations des républiques de l'ex-Yougoslavie ­ a rendu la catastrophe inévitable. Ne croyez pas ici qu'il s'agisse d'une évaluation «  après-coup » d'un opposant marxiste à l'impérialisme. Dans une lettre écrite au ministre des Affaires étrangères allemand Genscher demandant au gouvernement allemand d'attendre avant de reconnaître la Croatie comme un État indépendant, Lord Carrington faisait cette mise ne garde :

«  Il y a un danger bien réel, sinon même une probabilité, que la Bosnie-Herzégovine demande également son indépendance et veuille être reconnue, ce qui serait tout à fait inacceptable pour les Serbes de cette république comptant près de 100 000 soldats de la JNA (Armée populaire yougoslave), dont certains sont déjà partis pour la Croatie. Milosevic a fait allusion à la possibilité d'une intervention militaire si la Croatie et la Slovénie étaient reconnues indépendantes. Ce pourrait en effet bien être l'étincelle qui embraserait la Bosnie-Herzégovine. » [5]

Une autre lettre écrite au Président du conseil des ministres des Affaires étrangères du Conseil de la CE, Hans van den Broek par le Secrétaire général des Nations Unies d'alors, Javier Perez de Cuellar, exprimait les mêmes craintes :

«  Je suis très préoccupé qu'une reconnaissance rapide et discriminatoire puisse étendre le conflit actuel et alimenter les situations explosives qui prévalent en Bosnie-Herzégovine et en Macédoine, ce qui pourrait avoir de sérieuses conséquences pour toute la région des Balkans. » [6]

Pour ce qui est du rôle des États-Unis, Lord David Owen de Grande-Bretagne, qui a joué un rôle central dans les événements entourant l'éclatement de la Yougoslavie, offre une évaluation qui peut difficilement être qualifiée de flatteuse :

«  ...l'erreur faite par la CE de reconnaître la Croatie aurait pu être réparée si elle n'avait pas été forcée d'aller encore plus loin en reconnaissant la Bosnie-Herzégovine sans tenir compte des conséquences. Les États-Unis qui s'étaient opposés à la reconnaissance de la Croatie en décembre 1991, ont été par la suite très actifs lorsque est venu le temps de reconnaître la Bosnie-Herzégovine au printemps de 1992. Il ne faudrait pas penser que la reconnaissance de la Bosnie-Herzégovine était inévitable, ni même qu'il était logique de la reconnaître, une république interne de la Yougoslavie contenant trois grands peuples constitutifs partageant chacun leur propre position quant à indépendance. »

Ainsi, selon Owen, la décision d'aller de l'avant pour reconnaître la Bosnie était «  imprudent au plus haut point » . [7]

Le résultat de ces sordides intrigues diplomatiques qui se sont toutes déroulées dans le contexte de la destruction des anciennes industries nationalisées et de l'établissement de la suprématie du marché capitaliste ­ c'est la «  rebalkanisation » des Balkans.

Vous évitez d'étudier sérieusement ce problème politique et la responsabilité des puissances impérialistes pour la violence des dix dernières années en vous bornant de prétendre que «  la répugnance que nous inspire l'hypocrisie, la vénalité et tous les autres défauts des États-Unis et autres grands pays impérialistes ne peuvent contrebalancer notre préoccupation pour le sort du peuple albanais oppressé du Kosovo. »

Mais quelle formule incroyable ! Les conséquences de ce que vous appelez l'«  hypocrisie, la vénalité » et «  autres défauts » ont causé une catastrophe qui a déjà coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes en ex-Yougoslavie. Or selon vous, tout cela devrait être oublié, ou du moins mis de côté. Nous devrions maintenant nous aligner sans réfléchir derrière la machine de guerre de ceux qui précipitent les Balkans dans l'abysse et applaudir alors qu'ils réduisent les Serbes en miettes !

Dans votre version des événements, toutes les souffrances de la dernière décennie sont le résultat du nationalisme serbe. Jamais vous n'expliquez clairement en quoi ce nationalisme est pire que les autres qui font rage parmi les divers chauvins des Balkans, y compris la xénophobie albanaise professée par l'Armée de libération du Kosovo. En fait, vous semblez même suggérer que les Serbes sont un peuple qui mérite le sort qui leur est infligé par les bombardiers des États-Unis et de l'OTAN. «  Aucun argument, dites-vous, selon lequel le peuple serbe ignore ce que fait Milosevic, ne peut nier le fait que ces actes sont tout de même perpétrés en leur nom, par les maris, les fils et les frères de ce peuple » .

En quoi cette accusation généralisatrice des Serbes diffère t-elle en principe du type de stéréotypes chauvins employés par les diverses cliques nationalistes des Balkans pour légitimer leurs politiques réactionnaires ? Dans la mesure où les politiques des responsables de pogroms ­ qu'ils soient en Croatie, en Serbie ou en Bosnie ­obtiennent un soutien populaire, cela reflète l'incapacité des masses de voir une alternative au cadre sectaire dans lequel les politiques des Balkans sont actuellement confinées. Mais plutôt que de combattre ce poison réactionnaire, vous choisissez de le fortifier en en rajoutant.

Je n'ose penser aux politiques que vous appliqueriez si vous habitiez dans les Balkans ; car tout comme ceux que vous dénoncez, votre évaluation de la situation politique découle entièrement du cadre national qui prévaut. Pour vous, tout se résume à simplement opposer un nationalisme bon (albanais) à un nationalisme mauvais (serbe). Cette façon de voir les choses transparaît de la façon la plus claire dans votre appui enthousiaste à l'UCK, dont les politiques représentent, selon vous, «  la seule voie vers la liberté » pour le peuple kosovar.

Permettez moi de ne pas être de votre avis : les politiques de l'UCK ne représentent aucunement «  la seule voie vers la liberté » , mais bien la voie de nouvelles défaites, du désespoir et des désastres à venir pour le peuple kosovar. Par manque d'espace, je ne passerai pas en revue les détails gênants de l'histoire de l'UCK ­ ses origines politiques et idéologiques issues du mélange réactionnaire de xénophobie albanaise et de stalinisme professé par Enver Hoxha, ses rapports étroits avec le crime organisé dans toute l'Europe et son alliance totalement corrompue avec la CIA. Et même si l'UCK ne traînait pas derrière elle toute cette puanteur, sa perspective centrale ­ la création d'un Kosovo indépendant ­ est fondamentalement réactionnaire et vouée à l'échec. Car quel type d'«  indépendance » est possible pour le Kosovo ? Dès la première heure de son existence, cet État ne serait rien de plus qu'un protectorat impotent des impérialismes américain et européens. Et quels types de progrès économique, social et culturel seraient possibles dans cette enclave minuscule et appauvrie ? Les rares matières premières qu'on y retrouve tel que le charbon, le zinc, le manganèse, le cuivre et la bauxite ­ seraient rapidement intégrés dans les portefeuilles des grands conglomérats transnationaux.

Pour avoir une idée de ce que serait un Kosovo «  indépendant » , il suffit de regarder ce qui est advenu de la Bosnie, aujourd'hui gouvernée par une administration de type colonial. Dès sa création, le pouvoir politique réel était entre les mains du haut-représentant des États-Unis et de l'Union européenne, Carl Bildt, un monétariste fanatique qui était autrefois à la tête d'un gouvernement de droite en Suède. Les décisions des gouvernements de la fédération bosniaque et de la république de Srpska qui n'avait de gouvernement que le nom, ne dépendaient que de l'approbation de Bildt. La banque centrale bosniaque est dirigée par un gouverneur nommé par le FMI et n'a pas même le droit d'émettre sa propre monnaie sans en recevoir une autorisation préalable de l'étranger. Le résultat des accords de Dayton a été passé brièvement en revue par le professeur Michel Chossudovsky de l'Université d'Ottawa :

«  Alors que l'Occident prétend soutenir la démocratie, le pouvoir politique actuel repose entre les mains d'un «  État » bosniaque parallèle dont les postes de commande sont occupés par des étrangers. Les créanciers occidentaux ont garantis leurs intérêts dans une constitution rédigée à la hâte et en leur nom, le tout sans la moindre assemblée constituante et consultation des organisations représentatives des citoyens bosniaques. Leur plan pour la reconstruction de la Bosnie semble plus être fait pour plaire aux créanciers que pour satisfaire aux besoins les plus élémentaires des Bosniaques. » [8]

Pour ce qui est des perpectives à long terme de paix et de sécurité, les Kosovars, étant entourés de conflits régionaux continuels dans lesquels s'opposent divers États balkaniques politiquement instables et économiquement ravagés, seraient rapidement à nouveau plongés dans une nouvelle vague de violence.

Comment donc les Serbes et les Kosovars peuvent-ils s'extirper du cauchemar qu'ils vivent actuellement ? La première chose à dire, et sans aucune équivoque, c'est que rien de positif ne peut être construit avec des bombes américaines. Si, comme vous le suggérez, la cause de la «  civilisation » est représentée par le Pentagone et son arsenal de «  MGP » (munitions à guidage de précision), alors l'humanité est sûrement désespérée. Le slogan approprié pour tous ceux qui sont véritablement préoccupés par le sort des Kosovars et des Serbes doit être : «  États-Unis hors des Balkans !

Ce slogan n'aura qu'une valeur limitée s'il ne s'inscrit pas dans une perspective plus vaste élaborée à partir de l'expérience historique et orientée vers la seule force sociale qui a le potentiel de lutter pour la réalisation d'une solution progressiste à la crise qui afflige les Balkans : la classe ouvrière.

Il est bien connu que la première guerre impérialiste a été provoquée par la confrontation entre les principales puissances européennes qui a éclaté dans les Balkans. Ce qui est moins connu cependant, c'est que dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, les contradictions des Balkans étaient étudiées avec un intense intérêt et préoccupation par les plus brillants esprits du socialisme européen, dont Léon Trotsky. C'est avec une certaine stupéfaction que l'on constate toute la perspicacité de ces articles écrits il y a près de 90 ans et qui sont encore extraordinairement très pertinents. Permettez-moi de vous citer un passage d'un article écrit en 1910 et intitulé «  La question balkanique et la social-démocratie » . Bien entendu, certains termes ont vieillis. Les dynasties qui gouvernaient autrefois les Balkans ont été balayées depuis par les guerres et les révolutions. Mais le lecteur réfléchi n'aura pas beaucoup de difficulté à faire les corrections mentales nécessaires.

«  Les frontières entre les États minuscules de la péninsule balkanique ont été tracées non pas conformément aux conditions ou aux demandes nationales, mais suite aux guerres, aux intrigues diplomatiques et aux intérêts dynastiques. Les grandes puissances ont toujours eu un intérêt direct à dresser les peuples et les États des Balkans l'un contre l'autre, pour ensuite les subjuguer à leur influence économique et politique une fois qu'ils étaient épuisés. Les dynasties insignifiantes [de Milosevic en Serbie et de Tudjman en Croatie] qui règnent sur ces «  pièces éclatées » de la péninsule balkanique ont servi et servent encore de leviers pour les intrigues diplomatiques européennes [et américaines]. » [9]

Dans les écrits de Trotsky, ennemi implacable de toutes les formes de nationalisme, se trouve une profonde évaluation de l'interaction complexe des influences internationales et régionales et des facteurs socio-économiques en action dans les Balkans. Le salut des peuples balkaniques, insiste Trotsky, dépend de la transcendance des particularismes nationaux et ethniques :

«  La seule façon de s'extirper du chaos national et étatique et de la confusion sanglante des Balkans passe par l'union de tous les peuples de la péninsule dans une entité politique et économique unique basée sur l'autonomie nationale des parties constituantes. »

Trotsky poursuit :

«  L'unité étatique de la péninsule balkanique ne peut être accomplie que de deux façons : soit par en haut, par l'expansion de l'État balkanique qui se montrera le plus fort au détriment des plus faibles ­ c'est la voie de l'extermination et de l'oppression des nations faibles... ou soit par le bas, par l'union des peuples , c'est la voie de la révolution... » . [10]

À la lecture de ces mots, on est stupéfait de constater combien notre civilisation reste empêtrée dans les problèmes non résolus du XXe siècle. La grande question est de savoir si la classe ouvrière apprendra des leçons du passé de façon à ce que les problèmes que nous a légué ce siècle puissent enfin être résolus dans celui que nous nous apprêtons à entrer.

Sincères salutations

David North

Texte de la lettre envoyée par P. Harris

 

Notes :
1. Extrait de Merle Curti, The Growth of American Thought (New Brunswick, 1991), p. 657.
2. Ibid., p. 661.
3. Department of State Bulletin, 1er janvier 1962
4. Balkan Tragedy: Chaos and Dissolution After the Cold War (Washington, D.C., 1995), pp. 106-07.
5. Extrait de David Owen, Balkan Odyssey (New York, 1995), p. 343.
6. Ibid., p. 343.
7. Ibid., p. 344.
8. «  Dismantling Yugoslavia; Colonizing Bosnia, » Covert Action, no 56, printemps 1996.
9. The Balkan Wars 1912-13 [New York, 1980], p. 39.
10 Ibid., pp. 39-40.


Voir aussi :
Les bombes de l'OTAN tombent sur la Serbie : Le « nouvel ordre mondial » prend forme 25 mars 1999
Les États-Unis et l'OTAN préparent l'opinion publique à la guerre terrestre contre la Serbie 30 mars 1999
Les troupes au sol vont-elles suivre ? Les bombes américaines tombent sur la capitale yougoslave 3 avril 1999
Pourquoi l'Europe bombarde la Serbie?6 avril 1999
Correspondance sur la guerre en Yougoslavie 10 mai 1999

 

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