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L'héritage que nous défendons

Chapitre 9

Table des matières

La fraction Morrow-Goldman

Les divergences politiques avec l'IKD dont les perspectives avaient été soutenues par les partisans de Shachtman eurent des répercussions dans la Quatrième Internationale ; dans le SWP, elles prirent la forme d'une tendance dirigée par Félix Morrow et Albert Goldman. Les Trois thèses de l'IKD ne faisaient qu'articuler de la façon la plus claire une perspective qui reflétait le déplacement de couches importantes de la classe moyenne vers le camp de l'impérialisme «démocratique».

Morrow et Goldman avaient tous deux joué depuis les années trente un rôle de premier plan dans le mouvement trotskyste. Goldman était un avocat socialiste qui avait accompli des choses remarquables pour le parti. Il assista notamment Trotsky en 1937 dans le travail de la commission Dewey à Coyoacan au Mexique, et fut le principal avocat de la défense pour le SWP au procès de Minneapolis, où il faisait également partie des accusés. C'était un orateur et un propagandiste de talent, ses sympathies politiques allant toutefois en général à l'aile droite du mouvement. Il avait tendance à exprimer son opposition vis-à-vis de la direction du SWP en mettant l'accent sur les questions «organisationnelles», le caractère distinctif des éléments petits-bourgeois.

Morrow était une figure d'un autre calibre que Goldman ; son autorité dans le mouvement était due à ses dons de brillant journaliste dont l'exemple le plus remarquable était son analyse de la révolution espagnole Révolution et contre-révolution en Espagne ­ bien que, pour respecter la vérité historique, il faille dire que ce livre était le produit d'un effort collectif où un certain nombre de dirigeants du parti avaient joué un rôle important. Morrow était le type même de l'intellectuel petit-bourgeois de New York et il ressemblait sous bien des rapports à Max Shachtman. Il était bien connu que Morrow rejetait le matérialisme dialectique et beaucoup s'étonnèrent de le voir soutenir la majorité de Cannon dans la lutte de 1939-1940.

Morrow était resté loyal à la Quatrième Internationale en 1940, mais son approche de la lutte contre la minorité petite-bourgeoise, reflétant sa propre position théorique fausse, fit qu'il se concentra exclusivement sur la question politique au centre de la controverse : l'infernale «question russe». Selon lui, le personnage-clé de la minorité petite-bourgeoise était Max Shachtman. Pour Trotsky, le principal représentant de l'opposition était James Burnham, l'idéologue du bloc anti-marxiste.

Les implications du rejet de la dialectique par Morrow et le peu de fiabilité d'un accord politique basé uniquement sur les «questions concrètes» allaient devenir visibles dès 1943, où il commença à retourner aux positions de Shachtman. Les liens politiques qu'il entretenait avec Jean Van Heijenoort jouèrent un rôle important dans ce processus de dégénérescence. Ce dernier était l'ancien secrétaire de Trotsky ; pendant la Seconde guerre mondiale, il vivait à New York, où il avait la responsabilité de maintenir la liaison avec les sections européennes.

Van Heijenoort était un subjectiviste odieux et cynique que Trotsky avait mis à la porte de sa maison en novembre 1939. Il avait des divergences profondes avec le matérialisme dialectique et il rejetait sa validité en tant que science des lois les plus générales du mouvement. Son argumentation consistait à dire qu'il n'y avait pas dans la nature de processus dialectiques :

«Tous les thèmes de la dialectique ont une grande valeur dans le domaine épistémologique, mais en dehors de ce domaine elles deviennent des abstractions vides...

«La conclusion générale est que la dialectique matérialiste relève de l'épistémologie. Elle traite du développement de la connaissance. Dans ce domaine, son apport est d'une grande valeur. Mais si on la transpose dans le monde extérieur elle ne peut que formuler des abstractions extrêmement vagues qui, en se substituant à des lois scientifiques précises, n'ont ni valeur ni utilité. Et en tentant d'effectuer ce transfert, on risque toujours de tomber dans le vieux piège de la métaphysique.» [1]

Avant même que des divergences politiques sérieuses et irréconciliables n'aient le temps de se développer, le SWP lança une offensive contre l'attaque de la dialectique par Van Heijenoort, offensive dirigée par John G. Wright et George Novack. Le parti montra ainsi qu'il avait eu à coeur d'assimiler les leçons de la lutte de Trotsky contre le pragmatisme de Burnham, ce qui réfute l'affirmation démesurée et ignorante de Banda selon laquelle «la dialectique avait depuis longtemps cessé d'inspirer la Quatrième Internationale [et] avait été remplacée par un vulgaire empirisme».

John Wright, répondant aux arguments avancés par Van Heijenoort (qui écrivait sous le nom de Marc Loris) et cités plus haut, argumenta de la façon suivante :

«Si ces mots ont un sens, ils signifient qu'aucun physicien, aucun chimiste, aucun biologiste, aucun psychologue, aucun sociologue ne pourra jamais se trouver dans une situation où il aura besoin des "thèmes de la dialectique" ou pourrait en avoir besoin. Il n'y a que les épistémologues qui font exception. On se demande pourquoi. La raison pour laquelle un épistémologue devrait avoir besoin en ce monde d'une théorie non transposable à d'autres sciences reste une énigme. Qu'on nous explique pourquoi un être doué de raison devrait se préoccuper d'un "développement de la connaissance" qui s'évapore dans la nature (ou pour employer les mots de Loris "se transforme en abstractions extrêmement vagues, sans valeur et sans utilité") dès qu'on les applique au "monde extérieur". (Cette dernière expression de grand style incluant soit dit en passant, non seulement le ciel et la terre mais aussi la société humaine...)

«Le camarade Loris connaît certainement les idées de l'école radicale fondée par Hook qui a rompu avec le marxisme et a tenté de "restreindre" la dialectique au domaine de la sociologie. Cette école prétendait ainsi débarrasser le marxisme de l'"hérésie" d'Engels, des restes de l'hégélianisme, et ainsi de suite. La raison pour laquelle quelqu'un dans notre mouvement devrait faire concurrence à ces messieurs et fixer des limites encore plus étroites à la dialectique reste inexplicable.

«Tous nos maîtres, au lieu de restreindre la dialectique à un seul domaine, que ce soit la sociologie ou l'épistémologie, nous ont au contraire enseigné qu'elle s'appliquait à tous les processus du monde extérieur y compris l'homme et sa pensée. Ils étaient bien loin de concevoir la dialectique comme se dissolvant en de vides abstractions dès qu'elle entrait en contact avec la réalité objective, mais soulignaient au contraire combien une telle "transposition" était nécessaire et fructueuse. Ils nous ont en outre enseigné que c'était la nature elle-même (le monde extérieur) qui avait introduit la dialectique dans l'esprit humain.» [2]

Les suites politiques de l'hostilité de Van Heijenoort à l'égard de la dialectique allaient vite devenir visibles. Il alla si rapidement vers la droite qu'il dépassa même Morrow et Goldman. Ils finirent par se retrouver tous dans le camp de l'impérialisme. Cela confirmait une fois de plus l'avertissement lancé par Trotsky à Burnham : «Quiconque connaît l'histoire des luttes de tendances dans les partis ouvriers sait que le passage dans le camp de l'opportunisme et même dans celui de la réaction bourgeoise a souvent commencé par un rejet de la dialectique...» [3]

À l'origine, les divergences avec Morrow semblaient ne concerner que le rythme du développement révolutionnaire en Europe. Avant d'aller en prison avec le groupe des 18 du SWP, il s'était opposé aux Trois thèses de l'IKD et avait fermement conseillé au groupe allemand de penser ses positions «jusqu'au bout». Lorsqu'en 1943 Mussolini fut renversé, Morrow salua cet événement comme l'annonce de la révolution socialiste telle que Trotsky l'avait prédite. Mais lorsque l'avance de la révolution se trouva stoppée par la trahison des staliniens et l'intervention des forces armées alliées avec lesquelles les staliniens collaboraient, Morrow en tira presque immédiatement les conclusions les plus pessimistes.

Un marxiste révolutionnaire se distingue par le fait qu'il est le dernier à abandonner le champ de bataille. En 1907, longtemps après que les mencheviks et les libéraux eussent déclaré le prolétariat vaincu, Lénine s'efforçait encore d'attiser les dernières braises de la révolution de 1905. Morrow s'était pour sa part convaincu en 1944 que les chances d'une issue révolutionnaire à la guerre en Europe de l'Ouest étaient nulles et que l'agitation menée sur la base de revendications tirées du Programme de transition devrait être interdite dans les sections de la Quatrième Internationale. Toute l'activité des sections européennes, disait-il, devait au contraire se concentrer sur des mots d'ordre démocratiques. Même l'appel à la formation des États-Unis socialistes d'Europe devait, selon lui, être mis au rancart.

À l'origine, Morrow avait critiqué un certain nombre de formulations ultra-gauchiste dans les documents des trotskystes européens et dans bien des cas avec raison. Il disait que sa critique devait contribuer à une meilleure compréhension du rythme des événements.

Mais la suite de la discussion devait montrer que Morrow se dirigeait rapidement vers la droite et que son obsession pour les revendications démocratiques se transformait en une répudiation ouverte de la perspective d'ensemble de la révolution socialiste. Il appela à la liquidation des sections européennes de la Quatrième Internationale dans les partis sociaux-démocrates existants et pressa même les trotskystes français de s'arranger avec André Malraux qui était l'homme de confiance de De Gaulle. Se réjouissant de tout signe indiquant que l'ordre bourgeois se stabilisait et que les staliniens et les sociaux-démocrates étaient parvenus à prendre le contrôle du mouvement de masse, tous ses conseils partaient de la conviction qu'il n'y avait pas le moindre espoir de révolution socialiste.

Les bases idéalistes subjectives de la perspective de Morrow apparaissent clairement dans la déclaration suivante :

«L'absence de parti révolutionnaire ­ et celui-ci est effectivement absent ­ change toute la situation. Au lieu de dire qu'il ne manque que le parti révolutionnaire, nous devons dire, du moins à nous-mêmes que l'absence de parti révolutionnaire change la situation qui, dans le cas contraire, serait révolutionnaire, en une situation où il nous faut lutter, pour ce qui est de l'agitation, pour les revendications les plus élémentaires.» [4]

Le secrétariat européen de la Quatrième Internationale répondit catégoriquement : «Des situations objectivement révolutionnaires ont existé par le passé, elles existent et continueront d'exister indépendamment de la présence ou non d'un parti révolutionnaire». [5]

La perspective de Morrow souffrait d'une forme d'opportunisme qui devait constamment réapparaître dans la Quatrième Internationale. Partant d'une évaluation impressionniste de la conjoncture politique immédiate, Morrow avait élaboré une ligne politique qui promettait de rendre le mouvement trotskyste plus accessible aux masses. En vérité, elle menaçait de liquider le programme révolutionnaire que ce dernier avait développé au cours de son histoire.

À supposer même que la conscience du prolétariat ait été dominée par des sentiments démocratiques petits-bourgeois, en conclure que la situation réclamait le remplacement des mots d'ordre socialistes révolutionnaires par des mots d'ordre démocratiques plus «populaires» était une trahison du marxisme. Les marxistes n'aspirent pas à surmonter l'isolement politique en transformant leur parti révolutionnaire en parti démocratique bourgeois. Ils luttent bien plutôt, comme Lénine et Trotsky l'ont fait en 1917, contre l'ambiance dominante, éduquent la classe ouvrière et élèvent sa conscience politique.

Morrow parlait au nom de tous les sceptiques et de tous les pessimistes qui avaient l'impression d'avoir été «trahis» par Trotsky : il leur avait promis que la deuxième guerre mondiale se terminerait par la révolution socialiste en Europe de l'Ouest et par la chute du stalinisme en Union Soviétique. En réalité, Trotsky ne leur avait rien promis du tout. Peu de temps avant sa mort, il avait écrit :

«Le pronostic historique est toujours conditionnel et plus il est concret, plus il est conditionnel. Ce n'est pas une traite dont on puisse exiger le paiement un jour déterminé. Le pronostic ne fait que mettre en lumière les tendances déterminées du développement. Mais en même temps que lui, agissent des forces et des tendances d'un autre ordre qui, à un moment donné passent au premier plan. Quiconque désire obtenir une prédiction précise des événements concrets doit se tourner vers les astrologues. Le pronostic marxiste ne fait qu'aider à s'orienter...» [6]

Le Secrétariat européen, dirigé à l'époque par Pablo, rejeta les thèses de Morrow et de ses sympathisants. Malgré tous les événements imprévus et imprévisibles qui avaient suivi la mort de Trotsky, soulignaient-ils, sa prédiction des conséquences révolutionnaires de la guerre avait été confirmée à l'échelle mondiale par les luttes révolutionnaires de masse en Yougoslavie et dans toute l'Asie.

«Seul un esprit petit-bourgeois superficiel et lâche peut voir une réfutation de notre perspective révolutionnaire dans le fait que ni la guerre elle-même ni l'immédiat après-guerre n'ont entraîné la révolution socialiste en Europe, qu'il n'y ait pas eu de révolution en Allemagne et que les organisations traditionnelles, les staliniens en tête, ont connu un nouveau et puissant essor. Tout en reconnaissant que tous ces faits représentent autant de défaites pour le prolétariat révolutionnaire, la Quatrième Internationale ne peut oublier un seul instant que la crise mortelle du capitalisme, la destruction de son équilibre, l'accentuation de toutes ses contradictions fondamentales constituent des faits bien plus importants et c'est sur ceux-ci que se fonde notre perspective révolutionnaire et les possibilités fortement accrues de construire le parti révolutionnaire.

«Ce que nous avons à présent devant nous est une crise à l'échelle internationale surpassant toutes celles qui ont précédé et un essor révolutionnaire mondial qui se développe à un rythme, inégal, il est vrai, dans les différentes parties du monde, mais dont les foyers exercent de plus en plus l'un sur l'autre une influence réciproque, déterminant ainsi une longue perspective révolutionnaire.» [7]

Jusqu'à leur sortie de prison, l'évolution vers la droite de Morrow et Goldman était liée à leur demande de réunification entre le SWP et le Workers Party de Max Shachtman. Cela démontrait qu'ils étaient en train de rompre avec la question de principe sur laquelle ils s'opposèrent à Shachtman en 1939-40, la défense de l'URSS. Ils prétendaient que les divergences opposant le SWP au Workers Party avaient été exagérées et ne justifiaient pas l'existence de deux organisations distinctes. En réponse à cela, le SWP produisit une analyse exhaustive des divergences irréconciliables opposant Shachtman aux trotskystes intitulée Marxisme révolutionnaire ou révisionnisme petit-bourgeois ? Le SWP y déclarait que :

«Les critères programmatiques fondamentaux permettant (aujourd'hui) à la tendance révolutionnaire de se démarquer de toutes les autres formes d'opportunisme étaient les suivants :

«1) L'appréciation de l'URSS et l'attitude vis-à-vis de sa défense. (Rejet de toute théorie d'une nouvelle classe bureaucratique et de toutes les variantes de cette théorie.)

«Et le corollaire de ce point : l'appréciation des partis staliniens des pays capitalistes et l'attitude envers ces partis. (Rejet de toutes les théories niant le caractère ouvrier de ces partis.)

«2) L'appréciation du caractère de notre époque, l'attitude envers la révolution européenne et les tâches de l'avant-garde (rejet de toutes les variétés de révisionnisme sous forme de théories "rétrogressionnistes", de leurs conclusions ou de leurs thèses dérivées.

«3) L'attitude envers la conception bolchevique du parti. (Rejet de toutes les conceptions mencheviques de parti ou d'internationale "ouvert à tous".[8]

Retraçant l'évolution du Workers Party depuis la scission de 1940, le SWP concluait que :

«Le Workers Party a rompu de façon systématique avec les points essentiels de notre programme, développé avec persistance une position opportuniste sur les principales questions politiques, poursuivi une guerre incessante contre notre organisation, nos concepts, nos méthodes, notre direction. Par rapport aux trois critères internationaux essentiels qui séparent le courant marxiste du courant opportuniste, les adeptes de Shachtman se sont fait les champions les plus agressifs et les plus conséquents de l'opportunisme et du révisionnisme.

«La tendance représentée par Shachtman et compagnie peut, grâce à cet examen, être définie avec une précision scientifique. Le Workers Party est une secte petite-bourgeoise et centriste invétérée qui s'éloigne de plus en plus du marxisme pour se rapprocher de plus en plus de la social-démocratie de gauche». [9]

Cette appréciation de la tendance de Shachtman (qui, vue historiquement, s'est pour le moins révélée très généreuse), intensifiait la lutte contre la tendance Morrow-Goldman. Le caractère de classe de ce groupe et de ses partisans au niveau international, une tendance petite-bourgeoise capitulant sous la pression de la démocratie impérialiste, fut révélé à propos de deux questions.

La première était celle du référendum de 1946 sur la constitution bourgeoise de la Quatrième république en France. Banda s'explique spécifiquement sur ce point : «L'absence d'une prise de position de la part du SI et du CEI (Secrétariat international et Comité exécutif international) sur les événements majeurs de la période d'après-guerre s'accompagnait d'une servilité honteuse vis-à-vis de la démocratie bourgeoise en Europe de l'Ouest, tel le soutien donné par Mandel au référendum de 1946 en France.»

Banda a tort, comme d'habitude. En fait, le Comité exécutif international et la majorité du secrétariat international (avec le soutien de la direction du SWP) s'opposèrent au référendum et Mandel écrivit quelques-unes des résolutions les plus importantes condamnant le soutien opportuniste au vote en faveur du «Oui», adoptée par la majorité de la direction du PCI en France.

Lors d'une session plénière du Comité exécutif international en juin 1946, le Comité exécutif et la majorité du Secrétariat international expliquèrent ainsi leur position :

«Le référendum du 5 mai n'impliquait pas un choix forcé entre deux formes plus ou moins réactionnaires de l'État bourgeois. Il ne s'agissait pas de choisir entre une monarchie bourgeoise et une république bourgeoise ou entre un parlement avec une ou un parlement avec deux chambres. Le référendum du 5 mai demandait simplement d'accepter ou de refuser une constitution bourgeoise.

«Le parti révolutionnaire se sert de la période d'agitation autour de la question constitutionnelle pour avancer des revendications démocratiques et transitoires et soutient les propositions les plus démocratiques contre les plus réactionnaires. Mais cela ne signifie pas que nous nous déclarions d'accord avec une constitution bourgeoise toute entière, peu importe son degré de démocratie. Dans le cas considéré, il ne s'agissait pas de choisir entre différentes propositions démocratiques, mais simplement d'accepter ou de refuser la constitution toute entière.

«Voter "Oui" signifiait, qu'on le veuille ou non, une sanction de l'État bourgeois, de la propriété capitaliste, de la défense nationale et de l'oppression coloniale. Demeurer hostile, quelles que soient les circonstances, à une constitution bourgeoise quelle qu'elle fût, n'est pas une question de tactique, mais une question de principe. Aucune raison tactique ne pouvait justifier l'abandon de cette position de principe par rapport à l'État bourgeois» [10]

Voilà pour ce qui est de la «servilité honteuse vis-à-vis de la démocratie bourgeoise» ! La position dénoncée par Banda était en fait celle adoptée par les adversaires du SWP et de Mandel dans la direction du PCI qui, sous l'influence de Morrow, avait appelé à voter «Oui» en vertu de cette raison opportuniste que les sections les plus puissantes de la bourgeoisie française s'opposaient à la constitution, que la lutte pour sa victoire était une forme de la lutte des classes et qu'une constitution démocratique était ce que le prolétariat pouvait espérer de mieux dans ce genre de circonstances.

En 1946, Morrow avait répudié sa première critique de l'IKD allemand, adopté leurs conceptions sur la «question nationale» et, dans un discours prononcé au plénum du SWP en mai 1946, soutenu avec enthousiasme le référendum (comme le fit Jock Haston, le dirigeant du Revolutionary Communist Party en Angleterre, un des principaux alliés de Morrow au niveau international).

Morrow alla jusqu'à dire que, s'il était en France, il ferait scission sur la question du référendum, poussant Cannon à lui répondre : «Lénine aurait fait scission si la révolution était en jeu. Morrow, Goldman et compagnie feraient scission pour une constitution qui protégera la propriété bourgeoise. Premièrement, c'est une complète trahison du marxisme et deuxièmement c'est une bien piètre raison de faire scission». [11]

La seconde question était celle de la défense de l'URSS. Morrow déclara lors du même plénum que la Quatrième Internationale devait «reconnaître que toutes les raisons avancées en faveur de la défense de l'Union Soviétique ont disparu». [12]

L'intervention de Morrow à ce plénum mettait plus ou moins un terme à la lutte interne. Goldman était sur le point de démissionner et de rejoindre Shachtman. Morrow resta encore quelques mois dans le parti avant d'être exclu au congrès du SWP à la fin de l'année. Mais il avait déjà clairement montré au plénum qu'il n'était plus d'accord avec le programme et la perspective. Cannon, annonça-t-il, lui avait jadis «fait peur», mais à présent il ne le craignait plus et il n'avait pas peur de regarder en face les échecs de la Quatrième Internationale : «L'expérience italienne a montré ce qu'il est advenu du pronostic que nous avions fait en 1940 d'une vague de la révolution prolétarienne au cours de la guerre. Au lieu que le fascisme ne soit renversé par les masses comme nous l'espérions, il a été renversé par ses adversaires impérialistes, non seulement en Italie, mais aussi en Allemagne et dans toute l'Europe occupée». [13]

Morrow trouvait commode d'oublier le rôle non négligeable joué par l'Armée rouge dans l'anéantissement du fascisme ­ un oubli facilité par sa conception stalinophobe que les troupes soviétiques n'étaient rien de plus que le fer de lance de la contre-révolution. Dans le discours prononcé devant le plénum, Cannon répondit ainsi à Morrow :

«Nous pouvons à présent cesser de nous battre sur des questions secondaires et accidentelles. Nous pouvons nous attacher aux questions fondamentales, celles dont dépend l'existence de notre mouvement. Écoutez-moi ça. La perspective était fausse non seulement en Europe, mais aussi en Russie. L'analyse était fausse... La perspective et l'analyse étaient communes à tous et leur principal auteur était, comme vous le savez, Trotsky. Et si l'analyse fondamentale de l'époque et les perspectives qui en découlaient étaient fausses, alors le trotskysme ne vaut rien et il faut trouver quelque chose d'autre à lui substituer. N'est-ce pas là la conclusion ?

«Toute l'analyse était incorrecte. La perspective était fausse. L'ensemble du mouvement la partageait, le mouvement éduqué et entraîné par Trotsky. Trotsky en était l'auteur et c'est cela que [Morrow] devrait dire : qu'à l'épreuve de l'histoire, le trotskysme a échoué. Et c'est ce qu'il dirait s'il n'avait pas peur. Il se débarrasse de ses craintes et de ses phobies par étapes ­ d'abord la peur de Cannon et puis celle de Trotsky. Tous les opportunistes procèdent par étapes et c'est ce qui viendra ensuite. Vous vous débarrasserez de la phobie du trotskysme dans un avenir relativement proche.» [14]

Cannon n'eut jamais l'occasion de rencontrer Michael Banda, mais il ne lui aurait fallu lire que quelques phrases de ses Vingt-sept raisons pour reconnaître en lui un membre de la famille politique de Félix Morrow. Que Banda ait voulu faire passer la lutte contre la tendance Morrow-Goldman pour un simple «alibi» et pour une «diversion» ne nous surprend pas.

Il nous faut faire une dernière remarque sur la lutte contre Goldman et Morrow. Banda rechigne à discuter des implications de cette lutte pour le mouvement trotskyste en Grande-Bretagne. Il évite habilement cette question en prétendant que «la section britannique n'y joua qu'un rôle nul ou insignifiant ­ se faisant l'écho pour l'essentiel du pragmatisme de Cannon pour ce qui était de Healy ou encore oscillant violemment entre trotskysme et capitalisme d'État (pour ce qui était de Haston, Grant et Cliff)».

En fait, la section britannique joua un rôle de premier plan dans la lutte interne du SWP. La majorité du RCP, dirigée par Jock Haston intervint de façon répétée pour soutenir Morrow et Goldman et agit comme son principal porte-parole en Europe. Alors qu'il accuse Mandel d'avoir des positions qu'il n'avait pas, Banda mentionne à peine la ligne politique de Haston, dont l'opportunisme flagrant apparut nettement dans le débat sur le référendum.

Haston présenta au CEI une résolution qui déclarait que la lutte pour la dictature du prolétariat et l'opposition à l'État bourgeois était un simple «principe général» qui pouvait être modifié selon «l'état des forces de classes». En ce qui concernait la constitution, Haston arguait que la défense de la propriété capitaliste n'était que la forme du conflit. Le véritable contenu, prétendait-il, était «une lutte finale entre la réaction bourgeoise et les partis ouvriers».

On a une illustration de la méthode pragmatique dont Haston faisait l'éloge dans une déclaration qu'il fit en réponse au dirigeant de la minorité du RCP : «C'est précisément dans le domaine de la tactique que l'adaptation empirique est nécessaire. Quand le camarade Healy aura appris cela, il aura grandi en tant que marxiste». [15]

Lorsque Haston fut sévèrement critiqué pour cette déclaration, ce ne fut pas parce ce qu'il avait été cité hors contexte. La subordination de sa part des «principes généraux» à l'»état des forces de classes» ­ la méthode de «l'adaptation empirique» dans le domaine de la tactique ­ était une fidèle réplique de la méthode de Shachtman, qui subordonnait le «principe général», la nature de classe de l'État, à ce qu'il appelait «la réalité de l'expérience vécue». Le fait que la dégénérescence politique de Haston suivait la même voie que celle de Shachtman n'était pas un hasard.

L'ascension de Healy à la direction du mouvement trotskyste en Grande-Bretagne était le résultat de la lutte de principe qu'il avait engagée contre Haston. Les trahisons de Healy dans les années 1970 et 1980 n'invalident pas les acquis des années 1940, 1950 et 1960. En fait si nous nous opposons à Healy aujourd'hui c'est précisément parce que nous défendons encore les idées auxquelles il a cru, mais qu'il a abandonnées. Il y a une certaine ironie dans le fait que la dégénérescence politique de Healy soit liée à son retour complet vers la position de Haston voulant que l'»adaptation empirique» dans les questions tactiques exigeât de subordonner les «principes généraux» à «l'état des forces de classes».

Dans la période couverte par ce chapitre, Healy s'opposa à la défense par Haston de la ligne de Morrow sur la démocratie bourgeoise et l'Union Soviétique. Bien plus, Healy lutta correctement pour une ligne entriste en ce qui concernait le Parti travailliste britannique. Banda décrit cette orientation tactique nécessaire comme la «transformation du groupe de Healy en un appendice de la gauche Bevanienne», mais ce faisant il ne fait que régurgiter les vieux arguments déjà mis en avant par Haston qui, peu de temps après, quitta le mouvement trotskyste pour devenir un anticommuniste et un valet de l'aile la plus à droite de la bureaucratie du TUC !

[1] Bulletin interne du SWP, t.5, n°2, juillet 1943, pp.4-5.
[2] Ibid.,pp.22-23.
[3] Léon Trotsky, Défense du Marxisme, ed. EDI, Paris 1976, p.164.
[4] Quatrième Internationale, mars 1946, p.85.
[5] Ibid., p.86.
[6] Léon Trotsky, Défense du marxisme ,EDI, Paris 1976, p.258.
[7] Bulletin interne du SWP, t.8, n°3, février 1946, pp.7-8.
[8] Bulletin interne du SWP, t.8, n°10, août 1946, pp.29.
[9] Ibid.
[10] Bulletin interne du SWP, t.8, n°9, juillet 1946, p.6. [11] James P. Cannon, The Struggle for Socialism in the American Century» : James P. Cannon, Writings and Speeches, édit. Les Evans, Pathfinder Press, New York 1977, p.243.
[12] Bulletin interne du SWP, t.8, n°8, juillet 1946, p.28.
[13] Ibid., p.33.
[14] James P. Cannon, The Struggle for Socialism, pp.226-227.
[15] Bulletin interne du SWP, t.8, n°1, janvier 1946, p.4.

 

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