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Eisenstein trahi: Les Pet Shop Boys composent un nouvel accompagnement musical pour le film Le Cuirassé Potemkine à Trafalgar Square

Par Paul Bond
23 septembre 2004

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Le Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein (1925) demeure une des plus grandes réussites de toute l'histoire du cinéma. A l'origine, ce film était prévu pour être un des nombreux épisodes d'une fresque cinématographique plus large destinée à célébrer l'anniversaire de la révolution russe de 1905. L'histoire de la mutinerie des marins contre leurs conditions de vie atroces, le soutien enthousiaste reçu parmi la classe ouvrière d'Odessa et la répression féroce menée par les cosaques devinrent l'incarnation de toute l'expérience de cette révolution vaincue.

En 1925, la société russe regardait la révolution de 1905 à la lueur de l'expérience d'une révolution réussie. Octobre 1917 avait déchaîné une immense vague de potentiel révolutionnaire dans tous les domaines de la vie, y compris dans le domaine artistique. Tandis que les travailleurs russes essayaient de poser les bases d'une nouvelle société, les artistes furent non seulement inspirés par les réussites de la révolution mais ils purent également développer de nouvelles techniques pour traduire cette inspiration. Le développement par Eisenstein de nouvelles techniques de montage (comparables selon lui aux explosions qui dans un moteur à combustion font avancer une voiture), lui permit de créer une représentation artistique du mouvement même des classes dans la situation révolutionnaire.

Le Cuirassé Potemkine fut le dernier film d'Eisenstein à complètement refléter le développement de la liberté artistique créée par la révolution. Tandis que la bureaucratie stalinienne resserrait son étau sur l'Union Soviétique en éliminant de façon toujours plus brutale ses opposants marxistes, Eisenstein céda à la pression d'adapter ses fresques historiques aux exigences de la clique dirigeante. Son hommage aux travailleurs révolutionnaires de Petrograd, Octobre (connu également sous le nom de Dix jours qui ébranlèrent le monde) par exemple souffrit de la suppression, imposée par la bureaucratie, de toute référence à Léon Trotski. Ce qu'on lui permit de montrer de Lénine dans ce film fut également dicté par la ligne politique stalinienne.

Toutefois, même s'il dut subir cette pression directe jusqu'à la fin de sa carrière, Eisenstein ne fléchit pas dans sa détermination à faire des films reflétant les réussites révolutionnaires de la classe ouvrière russe.

Le Cuirassé Potemkine, film le plus réussi d'Eisenstein, capture toute la brutalité d'un régime que les travailleurs et les marins essayèrent de renverser, tout leur héroïsme à défier ce régime, et la répression sauvage qui se déchaîna à leur encontre. Ce mouvement tout entier de la révolution est capturé dans certaines images des plus remarquables et des plus emblématiques jamais exprimées dans un film.

C'est un film qui reste passionné, engagé et optimiste, même face à la plus brutale répression. Il parle avec force aux spectateurs d'aujourd'hui de leçons historiques, aussi bien dans le domaine politique qu'artistique. Le fait que le film demeure incontestablement émotionnellement fort s'explique précisément parce qu'il incarne une compréhension de cette époque révolutionnaire et qu'il essaie en même temps de la capturer sur le plan artistique. Eisenstein lui-même considérait que Le Cuirassé Potemkine garderait son caractère contemporain mais nécessiterait qu'une nouvelle musique soit écrite pour ce film tous les dix ans. Pour cette raison, il était tout à fait approprié de le projeter à Trafalgar Square, à Londres, et de l'accompagner d'une nouvelle musique écrite spécialement pour le film.

Cet événement fut programmé par Philip Dodd, Directeur de l' ICA ( Institute of Contemporary Arts - Institut d 'Arts Contemporains) qui était sur le point de quitter ses fonctions. L'idée de Dodd était que Trafalgar Square, lieu de tant de manifestations d'envergure depuis des années, est le centre politique de Londres. A cette fin, il engagea Simon McBurney, directeur du Théâtre de Complicite pour raconter l'histoire de Trafalgar Square sur fond de séquence filmée de manifestations à projeter juste avant Le Cuirassé Pontemkine. Dodd passa également commande aux Pet Shop Boys pour un nouvel accompagnement musical du film que ces derniers exécutèrent avec le Dresdner Sinfonica.

L'introduction de Mc Burney rappela une série de manifestations qui se déroulèrent à Trafalgar Square - partant des manifestations récentes contre la guerre en Irak et contre George Bush, en passant par la grève des mineurs de 1984 - 1985, les manifestations du C . N . D ( Campaign for Nuclear Disarmament) dans les années 50, ou encore les manifestations du National Unemployed Workers ( des Travailleurs Privés d' Emploi) au cours des années 30, les manifestations contre le déclenchement de la Première Guerre Mondiale, les manifestations des Sufragettes et jusqu'aux Chartistes. Mais Mc Burney mit l'accent de façon répétée sur les manifestations contre la guerre. Il suggéra que peut-être « Ils n'entendent pas».

Sur fond d'images plutôt banales de poings levés sur fond rouge, Mc Burney lut quelques uns des commentaires de Karl Marx (qui habitait non loin de Trafalgar Square) et de Frederick Engels (qui avait décrit les taudis de Londres rasés en 1843 pour le développement de la zone). Ce fut l'unique moment où sa présentation prit vie : c'était là, à la fois, un jugement lucide de la pauvreté qui frappe la majorité de la population et de l'élaboration d'un programme révolutionnaire visant à mettre fin à cette pauvreté. Mais les références à Marx et à Engels revenaient à ne manifester qu'un intérêt de pure forme au contenu du film. Il faut savoir que cet événement était co-sponsorisé par une firme de conseil en affaires et par une brasserie russe. Cet événement se devait d'être radical - mais pas trop quand même. Si une large proportion des spectateurs étaient venue pour entendre les Pet Shop Boys et ignorait jusqu'alors tout du film, l'évocation des grands marxistes précurseurs n'aurait aucunement suffi à leur expliquer les raisons pour lesquelles il y eut une vague révolutionnaire en 1905. Nombreux furent ceux parmi les milliers de personnes présentes à ne pas même pouvoir lire les sous-titres du film à cause de l'emplacement de l'écran.

Ce fut une manifestation riche du point de vue des images mais non pas riche du point de vue du contenu. C'est en tout cas la conclusion que j'ai tirée après avoir écouté la musique des Pet Shop Boys pour le film.

Il n'y a, en soi, rien à redire à ce qu'un duo de synthétiseurs pop - qui se sont fait une certaine réputation pour leurs paroles intelligentes et ironiques et une manière de voir avant-gardiste ­ soit capable de produire une musique contemporaine pour un film muet. Il serait tout à fait possible de produire une musique avec de tels intruments, qui ont une certaine flexibilité et qui permettent toutes sortes de variantes. Ce que l'on attend, comme pour toute instrumentation ou style de composition dans ce contexte, c'est que la musique mette en valeur et apporte quelque chose au film. Elle pourrait plutôt, comme Eisenstein l'a suggéré, redonner une résonance contemporaine à un film.

Néanmoins, si l'on veut produire une musique pour Le Cuirassé Potemkine, il est indispensable de comprendre le film. Ceci impliquerait de s'engager dans les conceptions politiques qui conduisirent Eisenstein à créer cet hommage aux héros de 1905. Ceci impliquerait également une compréhension de 1905, ainsi que des leçons qui furent tirées de cet événement. Ceci exigerait une analyse honnête de l'explosion des événements révolutionnaires après 1917. J'ajouterais également que ceci doit aussi impliquer un certain degré de compréhension de la trahison de 1917 par la bureaucratie stalinienne, qui n'a pu asseoir son pouvoir que grâce à l'élimination physique des communistes. Tout ceci afin d' éviter de donner dans la facilité et de décrire comme une simple rêverie utopiste l'idéalisme qui animait les marins du Potemkine et Eisenstein lui-même.

Mais c'est à tout autre chose que nous avons assisté ce soir-là. Il aurait été possible de redonner à une des plus belles uvres d'art du XXème siècle une vive actualité. Cette manifestation était cependant davantage orientée sur les Pet Shop Boys, et le fait qu'ils n'aient pas compris le film a, dès le départ, invalidé cette possibilité.

Les Pet Shop Boys, Neil Tennant et Chris Lowe, enregistrent des disques depuis environ 20 ans. Tennant, est un ancien journaliste musical, et sa capacité à écrire en phrases cinglantes l'a élevé au rang d'intellectuel dans le monde de la musique pop. Il écrit avec détachement et ironie, unissant sa voix légère aux rythmes « dance » de Chris Lowe. Le duo a écrit des mélodies agréables, qui semblent avoir une certaine profondeur ­bien qu'en réalité assez légères- caractéristique qui détonne sur la toile de fond nettement plus légère du milieu de la musique pop.

Ce soir là, ils ont montré de façon flagrante tous les défauts de leur musique. Ils semblaient se contenter de leurs habituels rythmes « dance » sans tenir compte des images qu'ils étaient censés accompagner. Un grand nombre des scènes du début du film montrant le cuirassé voguant sur la mer n'était accompagné que par des churs informes et monotones, ce qui témoignait que les Pet Shop Boys n'avaient pas conscience de la structure du film qu'ils accompagnaient. (Tennant déclara : « Je n'arrêtais pas de faire le compte à rebours, plus que 73 minutes et demie jusqu'à la fin du film. »). Leurs propres chansons abandonnent souvent le développement dynamique pour garder une grandiloquence de façade : imposer ceci au film très minutieusement structuré d'Eisenstein n'a fait qu'accentuer les limites de cette musique.

Il y eut quelques trouvailles heureuses. Mais la plupart du temps, la musique était discrète et ordinaire et laissait le film avancer à son propre rythme. Parfois, une petit mélodie se détachait du rythme et le son et l'image concordaient. Cependant, à des moments critiques, la musique trahissait le film. Quand l'équipage se révolte après qu'on leur aie donné l'ordre de fusiller leurs camarades, un de leurs chefs, Vakulinchuk est assassiné. Les soldats déposent en grande pompe son corps sur les quais d'Odessa et des centaines d' ouvriers font la queue pour lui rendre hommage.

Cette scène émouvante des travailleurs toujours plus nombreux descendant en masse sur le port en discutant et se demandant s'ils devaient ou non soutenir les marins, accélère le rythme du film jusqu'au moment où la ville d'Odessa s'engage aux côtés des mutins. Les discours, les lamentations, les discussions, les disputes vont crescendo ­ les images se succèdent clairement à un rythme grandissant. Néanmoins, Tennant et Lowe accompagnèrent ce passage du film d'une chanson manquant complètement de dynamisme. Les musiciens semblaient incapables de suivre le déroulement des évènements.

La même remarque peut s'appliquer à la célèbre scène des escaliers d'Odessa au cours de laquelle des femmes et des enfants se trouvent pris entre les fusilliers en marche et les cosaques, sabre au clair. Cela reste toujours une des plus grandes scènes de toute l'histoire du cinéma. C'est évidemment une scène chargée d'émotion où chaque plan (la femme qui reçoit une balle entre les yeux, la mère tuée à côté de son landau qui ensuite dévale à grand bruit les marches, l'enfant piétiné par les soldats) est une condamnation sans appel de la brutalité tsariste. Alors que ces images exigeaient une musique qui soit à la hauteur, Tennant chantait d'une voix plaintive : " How come we went to war ?" (Comment avons-nous pu partir en guerre?). Ce fut un passage artistiquement et politiquement malhonnête.

La scène des escaliers d'Odessa a mis l'accent sur le problème le plus criant de Tennant et de Lowe. Non seulement ils n'ont pas réussi à comprendre l'oeuvre d'art qu' ils accompagnaient ni aucun des événements qu'il relatait mais ils ont activement résisté et se sont opposés à ce film.

Tenant a déclaré dans une interview : " Le Cuirassé Potemkine est un film de propagande bolchevique. Quand j'ai dit cela à Chris Lowe, il m'a répondu qu'il pensait que c'était un film très romantique sur des gens qui luttaient contre l'oppression. En réalité, ce film, c'est ces deux choses à la fois." Un simplification si réductrice d'une uvre d'art complexe suggère que la tâche consistant à l'interpréter n'était pas à leur portée. En outre, quand Tennant ajoute : "On doit aussi se demander si la révolution bolchevique a été une bonne chose. Je pense qu'il faut répondre par la négative.", c'est la preuve qu'il ne peut réfléchir sur l'art d' Eisenstein d'une quelconque façon constructive.

Dans son introduction, Mc Burney a invoqué l'opposition populaire à la guerre, mais Tennant lui même avait soutenu la guerre en Irak. Il est difficile de voir là une voix lucide et critique. (Reconnaissant que le gouvernement n'avait pas réussi à donner les arguments adéquats attendus en faveur de la guerre, Tennant reconnut avoir "complètement perdu toutes ses illusions" sur la prétendue "paix" en Irak.)

La chanson qui accompagnait la séquence des escaliers d'Odessa semble n'avoir aucun rapport avec Eisenstein, ni avec la révolution de 1905. Quand Tennant s'interroge " Comment avons nous pu partir en guerre ?" ce ne sont là que les réflexions d'un petit bourgeois complaisant qui, regardant des images de souffrance, de sacrifice et d'héroïsme déclare que le jeu n'en vaut pas la chandelle. Et même si maintenant il se sent un peu bête d'avoir apporté son soutien à la guerre américano-britannique en Irak, il ne ressent aucune réelle compassion ni compréhension à l'égard de ceux qui sont prêts à s'engager dans la lutte contre les fauteurs de guerre et contre les forces réactionnaires.




 

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