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Les origines du bolchevisme et Que faire?

Partie 2

Par David North

Voici la deuxième partie de la conférence « Les origines du bolchevisme et Que faire? » prononcée par le président du World Socialist Web Site, David North, à l'occasion du camp d'été du Parti de l'égalité socialiste (Etats-Unis) et du WSWS qui s'est déroulé du 14 au 20 août 2005, à Ann Arbor, au Michigan.. La conférence est mise en ligne en sept parties.

La contribution de Plekhanov

Les fondements théoriques et politiques du mouvement marxiste en Russie furent posés dans les années 1880 lors de la lutte menée par G.V. Plekhanov contre l’influence dominante du populisme et l’orientation terroriste de cette dernière. La question essentielle sous-jacente au conflit entre les populistes et la nouvelle tendance marxiste était la perspective historique : la voie vers le socialisme en Russie prendrait-elle la forme d’une révolution paysanne, dans laquelle les formes communes classiques de la propriété paysanne serviraient de base au socialisme? Ou le renversement du tsarisme, l’établissement d’une république démocratique et le début de la transition vers le socialisme seraient-ils basés sur la croissance du capitalisme russe et l’apparition d’un prolétariat industriel moderne?

Luttant contre le terrorisme et la caractérisation populiste de la paysannerie en tant que force révolutionnaire décisive, Plekhanov — lui même auparavant un membre important du mouvement populiste — insistait sur le fait que la Russie se développait selon des tendances capitalistes, que la croissance d’un prolétariat industriel serait une conséquence inévitable de ce processus, et que cette nouvelle classe sociale deviendrait, par la force des choses, la force décisive du renversement révolutionnaire de l’autocratie, de la démocratisation de la Russie et de l’élimination de toutes les survivances politiques et économiques du féodalisme, de même que du début de la transition vers le socialisme.

La fondation du groupe de l’Emancipation du travail par Plekhanov en 1883, soit la même année que celle de la mort de Karl Marx, a été un geste d’une immense clairvoyance politique, ainsi que l’expression de courage intellectuel et personnel. Les arguments avancés par Plekhanov contre les populistes russes de son époque ont de plus établi les fondements programmatiques sur lesquels le Parti ouvrier social-démocrate de Russie allait plus tard se baser. Plekhanov a également anticipé plusieurs problèmes essentiels de l’orientation de classe et de stratégie révolutionnaire auxquels a fait face le mouvement socialiste tout au long du XXe siècle, et même jusqu’à ce jour.

Aujourd’hui, on se rappelle de Plekhanov principalement — bien qu’habituellement sans la reconnaissance nécessaire — comme l’un des interprètes les plus importants de la philosophie marxiste du temps de la Deuxième Internationale (1889-1914). Pour cette raison, la plupart de ses œuvres sont soumises à une critique sévère et généralement ignorante — surtout de la part de ceux qui prétendent que Plekhanov n’a pas réussi à reconnaître l’importance de Hegel et de la méthode dialectique. On ne peut que souhaiter en lisant ces plaintes que leurs auteurs auraient pris le temps d’étudier les travaux de Plekhanov avant de les dénoncer. Je reviendrai plus tard sur la question du rapport intellectuel qu’entretenait Plekhanov avec la philosophie marxiste, mais je dois dire franchement que c’est là un sujet qui exige beaucoup plus de temps que ce dont nous disposons actuellement.

J’aimerais à ce point-ci mettre l’accent sur un autre aspect habituellement sous-estimé, sinon même ignoré, de la contribution de Plekhanov à la stratégie révolutionnaire. Plekhanov insistait sur le fait que le développement de la conscience du prolétariat passait par la compréhension par ce dernier de l’importance de mener une lutte politique indépendante contre la bourgeoisie, constituant par le fait même une force cruciale et indispensable dans la formation d’une conscience socialiste.

Dans un de ses premiers travaux les plus importants, Le Socialisme et la lutte politique, écrit peu de temps après qu’il ait fondé le groupe Emancipation du travail, Plekhanov s’est opposé aux positions des anarchistes russes qui rejetaient l’importance de la politique et qui allaient jusqu’à prétendre que les travailleurs ne devaient pas être contaminés par les intérêts politiques. Plekhanov avait noté qu’« aucune classe ayant assumé sa domination politique n’a eu a regretter son intérêt "politique", bien au contraire... chacune de ces classes n’a pu atteindre le point culminant de son développement qu’après avoir acquis la domination politique... nous devons admettre que la lutte politique est un instrument de reconstruction sociale dont l’efficacité est prouvée par l’histoire ».

Plekhanov a ensuite tracé les principales étapes du développement de la conscience de classe. Une longue citation est ici justifiée compte tenu de l’importance intrinsèque et permanente de ce passage :

« Ce n’est que peu à peu que la classe opprimée comprend le lien entre sa position économique et son rôle politique dans l’État. Pendant une longue période, elle ne comprend pas même sa tâche économique en entier. Les individus la composant mènent une dure lutte pour leur subsistance quotidienne sans même penser quels sont les aspects de l’organisation sociale responsables de leur condition misérable. Ils tentent d’éviter les coups qui leur sont assénés sans même se demander d’où ils viennent ni par qui, en dernière analyse, ils sont visés. Ils n’ont pas encore de conscience de classe et il n’y a pas d’idée directrice dans leur lutte contre des individus oppresseurs. La classe opprimée n’existe pas encore pour elle même; avec le temps elle deviendra la classe avancée de la société, mais elle n’est pas encore arrivée là. Devant le pouvoir organisé de la classe dominante, il n’y a que des individus séparés, des efforts particuliers d’individus isolés, ou des groupes isolés d’individus. Encore maintenant par exemple, nous rencontrons assez souvent un travailleur qui déteste un exploiteur de façon particulièrement intense sans toutefois soupçonner que c’est toute la classe des exploiteurs qui doit être combattue et la possibilité même de l’exploitation de l’homme par l’homme qui doit être abolie.

« Peu à peu cependant, un processus de généralisation prend effet, et les opprimés commencent à prendre conscience d’eux mêmes en tant que classe. Mais leur compréhension des caractéristiques spécifiques de leur position de classe reste trop unilatérale : les sources et les forces motivant le mécanisme social dans son ensemble sont toujours occultées à leurs yeux. La classe des exploiteurs leur apparaît comme la simple somme de divers employeurs, non reliés par les liens de l’organisation politique. À cette étape du développement, il n’est pas encore clair à l’esprit des opprimés... quel rapport existe entre la "société" et "l’État". Le pouvoir d’État est présumé être au-dessus des antagonismes de classes; ses représentants sont les juges et les conciliateurs naturels des parties hostiles. Les opprimés ont pleine confiance en eux et sont extrêmement surpris lorsque les demandes d’aide qu’ils leur adressent restent lettre morte. Sans prendre d’exemple particulier, nous remarquerons simplement qu’une telle confusion de concepts a encore été démontrée récemment par les travailleurs britanniques qui ont mené une lutte pour le moins énergique sur le plan économique tout en considérant possible d’appartenir à l’un des partis politiques bourgeois.

« Ce n’est qu’à l’étape suivante du développement, qui est aussi la dernière, que la classe opprimée réalise pleinement quelle est sa position. Elle réalise alors le rapport entre la société et l’État, et elle ne fait plus appel à la simple façade de ses exploiteurs constituant l’organe politique de l’exploitation. Elle sait que l’État est une forteresse dont les opprimés peuvent et doivent s’emparer afin de la réorganiser pour sa défense et qu’on ne peut le contourner en comptant sur sa neutralité. Ne pouvant compter que sur eux-mêmes, les opprimés commencent alors à comprendre que "l’entraide politique, comme dit Lange, est la forme la plus importante d’entraide sociale". Ils luttent ensuite pour la domination politique afin de s’entraider en changeant les rapports sociaux existant et en adaptant le système social aux conditions de leur propre développement et bien-être. Ils ne peuvent exercer leur domination immédiatement; ce n’est que peu à peu qu’ils deviennent une formidable puissance écartant toute pensée de résistance de la part de leurs opposants. Pendant une longue période, ils ne luttent que pour des concessions, ne demandant que des réformes qui ne peuvent les amener à assurer leur domination, mais qui leur donne la possibilité de se développer et de prendre en maturité en vue de leur domination future; des réformes qui ne satisfont que les demandes les plus urgentes et immédiates et qui prolongent, ne serait-ce que légèrement, la sphère de leur influence sur la vie sociale du pays. Ce n’est qu’en passant par la dure école de la lutte pour conquérir des petites parcelles du territoire ennemi que la classe opprimée acquière la persistance, l’audace et le développement nécessaires en prévision de la bataille décisive. Une fois toutes ces qualités acquises cependant, la classe ouvrière ne voit plus dans ses opposants qu’une classe condamnée par l’histoire; elle n’a pas à douter de sa victoire. Ce qu’on appelle la révolution n’est que le dernier acte du long drame de la lutte de la classe révolutionnaire qui ne devient consciente d’elle même que lorsque cette lutte devient une lutte politique.

 « La question maintenant est de savoir s’il serait opportun pour les socialistes de tenir les travailleurs à l’écart de la "politique" compte tenu que la structure de la société est finalement déterminée par ses rapports économiques? Bien sur que non! Les socialistes priveraient ainsi non seulement les travailleurs d’un point d’appui dans leur lutte, mais également de la possibilité de concentrer leurs efforts et de diriger leurs coups contre l’organisation sociale bâtie par les exploiteurs. Autrement, les travailleurs seraient forcés de se borner à une guerre de guérilla contre certains exploiteurs ou tout au plus groupes distincts d’exploiteurs, ces derniers bénéficiant toujours du pouvoir organisé de l’État ». [3]

La lutte menée par Plekhanov définissait les tâches essentielles de ceux qui se présentaient comme étant socialistes — concentrer tous leurs efforts dans le développement de la conscience de classe politique de la classe ouvrière et préparer celle-ci à son rôle historique en tant que dirigeante de la révolution socialiste. Implicite à cette définition est l’importance historique du parti même, l’instrument par lequel cette conscience est stimulée, développée et organisée sur la base d’un programme politique défini.

Les écrits de Plekhanov ont provoqué une crise au sein des populistes. À la fin des années 1880, ces derniers étaient clairement sur la défensive face aux coups portés par un homme qu’ils avaient dénoncé comme un renégat à la cause du "peuple" une décennie auparavant. La banqueroute politique du terrorisme devenait de plus en plus évidente. Démontrant que le but du terrorisme n’était que d’effrayer le régime tsariste afin de le persuader à changer sa façon de faire, Plekhanov et la légion croissante des marxistes ont qualifié les terroristes de "libéraux armés de bombes"— une description tout aussi valide aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a un siècle. De plus, Plekhanov a démontré que le terrorisme, en ignorant la longue lutte nécessaire pour élever la conscience de la classe ouvrière, tentait plutôt d’électrifier les masses en portant des coups vengeurs par l’entremise d’individus héroïques, ce qui ne réussissaient finalement qu’à les abasourdir et à les démoraliser.

À suivre

Notes :
[3] Œuvres philosophiques choisies, volume I (Moscou, Éditions du Progrès, 1976), pp. 76 à 80.
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