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Quatrième conférence : Le marxisme, l'histoire et la science de la perspective

Quatrième partie

Par David North
16 juin 2008

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Cette conférence a été prononcée par le président du comité de rédaction du World Socialist Web Site, David North, à l'occasion de l’université d'été du Parti de l'égalité socialiste (Etats-Unis) et du WSWS qui s’est tenu du 14 au 20 août 2005 à Ann Arbor, dans le Michigan.

Ceci est la quatrième conférence de  cette université d’été. La première, « La Révolution russe et les problèmes historiques non résolus du XXe siècle », la seconde, « Le Marxisme contre le révisionnisme à l’aube du vingtième siècle » et la troisième, « Les origines du bolchevisme et Que faire? »,  également données par David North,  ainsi que la sixième « Le socialisme dans un seul pays et la Révolution permanente » par Bill Van Auken, sont accessibles en français sur le WSWS. Nous publions ici la troisième partie de cette conférence.

 

Trotsky et la révolution permanente

Léon Trotsky, alors âgé de 25 ans, donna vers la fin de 1904, à l’aube des bouleversements révolutionnaires de l’année qui allait suivre, les grandes lignes d'une analyse très originale de la dynamique socio-économique et politique de la lutte anti-tsariste en Russie. Il rejetait, dans l'élaboration des perspectives russes, toute approche formaliste. La révolution démocratique du début du vingtième siècle ne pouvait simplement reproduire les formes prises par les révolutions anti-autocratiques s'étant déroulées il y a 50 ans et encore moins un siècle auparavant. En premier lieu, le développement du capitalisme s'effectuait, à l’échelle européenne et mondiale, à un niveau incomparablement plus élevé qu'aux périodes historiques précédentes. Même le capitalisme russe, bien qu’en retard par rapport aux Etats européens les plus avancés, possédait une industrie capitaliste infiniment plus développée que celle qui avait existé au milieu du dix-neuvième siècle, sans parler de la fin du dix-huitième siècle.

Le développement de l'industrie russe, financé par le capital français, anglais et allemand, et hautement concentré dans plusieurs industries stratégiques et des villes clés, avait produit une classe ouvrière qui, bien que constituant un petit pourcentage de la population nationale, remplissait un rôle immense dans sa vie économique. De plus, depuis le milieu des années 1890, le mouvement des travailleurs russes avait adopté un caractère hautement militant, atteint un haut niveau de conscience de classe, et jouait un rôle beaucoup plus important et conséquent dans la lutte contre l'autocratie tsariste.

L'objection soulevée par Trotsky, non seulement à l'égard de la perspective des deux stades de la révolution de Plekhanov, mais aussi vis-à-vis de l’hypothèse de la dictature démocratique avancée par Lénine, était que les deux conceptions imposaient à la classe ouvrière une consigne d'autolimitation qui se révélerait, au fur et à mesure du développement réel de la révolution, totalement irréaliste. La supposition qu'il existait entre les étapes démocratiques et socialistes de la révolution une grande muraille de Chine et que la classe ouvrière, une fois qu'elle aurait renversé le tsar, veillerait à restreindre ses luttes sociales à ce qui serait acceptable dans le cadre du système capitaliste, était hautement contestable. Pendant que la classe ouvrière chercherait à défendre et à étendre les gains de la révolution démocratique et lutterait pour atteindre ses propres intérêts sociaux, elle entrerait inévitablement en conflit avec les intérêts économiques du patronat et du système capitaliste en général. Dans une telle situation — celle d’une âpre lutte menée par les travailleurs contre un patronat réactionnaire et récalcitrant — quelle attitude serait prise par les députés ou les ministres de la classe ouvrière qui occuperaient des postes de responsabilité dans le cadre d'une « dictature démocratique » ? Seraient-ils du côté du patronat, disant aux travailleurs que leurs exigences dépassaient ce qui était acceptable dans le cadre du capitalisme, et leur ordonnant de mettre un terme à leur lutte ?

La position prise par Plekhanov et (à la suite de la scission de 1903 au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe) celle des mencheviks, était que les socialistes éviteraient ce dilemme politique en refusant de participer à un gouvernement bourgeois post tsariste. Leur perspective des deux stades avait des impératifs exigeant, par principe, l'abstention politique.

Cela signifiait, en pratique, que tout le pouvoir politique serait cédé, par nécessité politique et historique, à la bourgeoisie. Mis à part le caractère schématique et formaliste de cet argument, il ignorait en fait cette réalité politique que la stratégie résultant de la perspective des deux stades entraînerait selon toute vraisemblance le naufrage de la révolution démocratique elle-même. Compte tenu du caractère lâche de la bourgeoisie russe, de sa peur morbide de la classe ouvrière, de son attitude hypocrite et essentiellement capitularde envers l'autocratie tsariste, il n'y avait aucune raison de croire, argumentait Trotsky, que la bourgeoisie libérale russe se comporterait de façon tant soit peu moins déloyale envers la révolution que ne l'avait fait la bourgeoisie allemande en 1848-1849.

Quant à la formulation employée par Lénine, elle envisageait une dictature révolutionnaire dans laquelle les socialistes exerceraient  le pouvoir à côté des représentants de la paysannerie. Mais elle ne disait pas quelle classe serait dominante dans cet arrangement gouvernemental, ou comment elle arbitrerait les tensions internes entre les aspirations socialistes de la classe ouvrière et les limitations capitalistes bourgeoises de la dictature démocratique. Trotsky insistait pour dire qu'aucune issue ne pouvait être trouvée à ce dilemme sur la base du capitalisme ou dans le cadre de la dictature démocratique envisagée par Lénine.

Le seul programme viable pour la classe ouvrière était celui qui acceptait que la dynamique sociale et politique de la révolution russe conduirait inexorablement à la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. La révolution démocratique en Russie (et, plus généralement, dans les pays ayant un développement bourgeois tardif) ne pouvait être achevée, défendue et consolidée que par l'appropriation du pouvoir d'Etat par la classe ouvrière, avec le soutien de la paysannerie. Dans une telle situation, de sévères empiètements sur la propriété bourgeoise seraient inévitables. La révolution démocratique prendrait un caractère socialiste de plus en plus affirmé.

Il est difficile d'apprécier à sa juste valeur, en particulier cent ans plus tard, l'impact du raisonnement de Trotsky sur les socialistes russes et plus largement sur les socialistes européens. Soutenir que la classe ouvrière de la Russie arriérée devait s'efforcer de conquérir le pouvoir politique, que la révolution à venir prendrait un caractère socialiste, semblait aller à l'encontre de toutes les conjectures faites par les marxistes quant aux conditions économiques préalables objectives nécessaires du socialisme. L'Angleterre économiquement avancée était mûre pour le socialisme (bien que sa classe ouvrière soit l'une des plus conservatrices d'Europe). Peut-être la France ou l'Allemagne. Mais la Russie arriérée ? Impossible ! Pure folie !

L'anticipation par Trotsky d'une révolution prolétarienne en Russie était certainement un tour de force [en français dans le texte N.D.T.] intellectuel. Mais encore plus extraordinaire était le discernement théorique qui permit à Trotsky de réfuter ce qui avait été accepté universellement comme l'objection irréfutable à une conquête du pouvoir par la classe ouvrière et à un développement de la révolution dans le sens du socialisme plutôt que simplement dans le sens de la démocratie bourgeoise — c'est-à-dire l'absence de conditions économiques préalables pour le socialisme en Russie.  

Cette objection ne pouvait pas être écartée si les probabilités de l'avènement du socialisme en Russie étaient envisagées dans le cadre du développement national de ce pays. On ne pouvait nier que le développement national de l'économie russe n'avait pas atteint un niveau indispensable au développement du socialisme. Mais qu'en était-il si la Russie n’était par analysée simplement comme une entité nationale, mais comme une partie indissociable de l'économie mondiale ? De fait, dans la mesure où l'expansion du capitalisme russe était liée à l'afflux de capital international, le développement de la situation en Russie ne pouvait être compris que comme l'expression d'un processus mondial complexe et unifié.

Quand la Révolution russe de 1905 éclata, Trotsky soutint que « le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique.... Cela donne immédiatement aux événements qui se déroulent actuellement un caractère international, et ouvre un large horizon. L'émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière élèvera cette classe à des sommets historiques inconnus jusqu'à ce jour et en fera l'initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial, dont l'histoire a réalisé toutes les prémisses objectives. » [18]

Permettez-moi de citer l’évaluation que je fis il y a plusieurs années de l’analyse par Trotsky des forces motrices des processus révolutionnaires russes et internationaux : « L'approche de Trotsky représentait une étonnante percée théorique. Comme la théorie de la relativité d'Einstein, un autre cadeau de 1905 à l'humanité, qui a fondamentalement et irréversiblement modifié le cadre conceptuel à travers lequel l'humanité observe l'univers et a donné le moyen de résoudre les problèmes auxquels il n'était pas possible de répondre à partir des conceptions rigides de la mécanique newtonienne. La théorie de la révolution permanente de Trotsky a fondamentalement basculé la perspective analytique à partir de laquelle les processus révolutionnaires étaient envisagés. Avant 1905, le développement des révolutions était vu comme une progression d'événements nationaux, dont le résultat était déterminé par la logique de sa structure et de ses rapports socio-économiques. Trotsky a proposé une tout autre approche : comprendre la révolution, à l'époque moderne, comme un processus historique essentiellement mondial de transition d'une société de classe, enraciné politiquement dans le système des États-nations, vers une société sans classe se développant sur la base d'une économie intégrée mondialement et d'une humanité unifiée internationalement.

« Je ne crois pas que l'analogie avec Einstein soit si loin de la réalité. D'un point de vue intellectuel, les problèmes auxquels devaient s'attaquer les théoriciens révolutionnaires au tournant du XXe siècle étaient semblables à ceux des physiciens. Il y avait de plus en plus de données expérimentales de par l'Europe qui ne pouvaient plus être réconciliées avec les formules établies de la physique newtonienne classique. La matière, au moins au niveau des particules subatomiques, refusait de se comporter comme le dictait M. Newton. La théorie de la relativité d'Einstein offrait un nouveau cadre conceptuel pour comprendre l'univers matériel.

« De la même façon, le mouvement socialiste a été confronté à une montagne de données politiques et socio-économiques qui ne pouvaient pas être correctement prises en compte au sein du cadre théorique existant. La complexité même de l'économie mondiale moderne défiait les définitions simplistes. L'impact du développement économique mondial s'est manifesté à un degré jusqu'alors inconnu dans les formes que prenait chaque économie nationale. Même au sein des économies retardataires, l'on pouvait trouver en vertu de l'investissement étranger certaines caractéristiques des économies les plus avancées. Il existait des régimes féodaux ou semi-féodaux, dont les structures politiques étaient encroûtées dans le moyen-âge, qui présidaient des économies capitalistes dans lesquelles l'industrie lourde jouait un rôle important. Dans les pays avec un développement capitaliste retardataire, il n'était pas rare de trouver une bourgeoisie qui avait moins d'intérêt dans le succès de "sa" révolution bourgeoise que la classe ouvrière locale. De telles anomalies ne pouvaient trouver leur place dans les préceptes stratégiques formels qui supposaient l'existence de phénomènes sociaux beaucoup moins entachés de contradictions internes.

« La grande réalisation de Trotsky fut d'élaborer une nouvelle structure théorique qui était à la hauteur des nouvelles complexités sociales, économiques et politiques. Il n'y avait pas une once d'utopie dans l'approche de Trotsky. Elle représentait plutôt une profonde compréhension de l'impact de l'économie mondiale sur la vie politique et sociale. Une approche réaliste des questions politiques et l'élaboration d'une stratégie révolutionnaire concrète n'étaient possibles que dans la mesure où les partis socialistes prenaient comme point de départ objectif la prédominance de l'international sur le national. Cela ne signifie pas simplement la promotion de la solidarité internationale du prolétariat. Sans compréhension de sa fondation essentielle dans l'économie mondiale, et sans faire de la réalité objective de l'économie mondiale la base de la pensée stratégique, l'internationalisme prolétarien ne dépasserait pas l'idéal utopique, demeurant essentiellement sans relation avec le programme et la pratique des partis socialistes nationaux.

« Partant de la réalité du capitalisme mondial, et reconnaissant que les événements en Russie dépendent objectivement de l'environnement politique et économique international, Trotsky a prévu l'inévitabilité pour la révolution russe de prendre un cours socialiste. La classe ouvrière russe serait forcée de prendre le pouvoir et d'adopter, d'une façon ou l'autre, des politiques de caractère socialiste. Et pourtant, en adoptant un cours socialiste, la classe ouvrière en Russie se buterait inévitablement aux limites que lui impose son environnement national. Comment se sortir de ce dilemme ? En liant son sort à celui de la révolution européenne et de la révolution mondiale, de laquelle sa propre lutte était, en dernière analyse, une manifestation.

« C'était là la compréhension d'un homme qui, comme Einstein, venait tout juste d'avoir vingt-six ans. La théorie de la révolution permanente de Trotsky a permis une conception réaliste de la révolution mondiale. L'âge des révolutions nationales venait de prendre fin, ou pour être plus précis, les révolutions nationales ne pouvaient plus être comprises que dans le cadre de la révolution socialiste internationale. » [19]

Permettez-moi de résumer la perspective de Trotsky concernant la révolution permanente : Que les conditions préalables pour le socialisme en Russie ou dans n’importe quel autre pays aient existées ou non, ne dépendait pas en définitive de son propre niveau de développement économique, mais, plutôt, du niveau général atteint par la croissance des forces productives et la profondeur des contradictions du capitalisme à l’échelle mondiale. Dans des pays à développement capitaliste tardif comme la Russie, où la bourgeoisie était incapable et ne voulait pas mener à bien sa propre révolution démocratique, la classe ouvrière serait obligée de se proposer comme la force révolutionnaire, de rallier derrière elle la paysannerie et tous les autres éléments progressistes au sein de la société, de prendre le pouvoir entre ses mains, d’établir sa dictature révolutionnaire et, selon ce que les conditions pourraient exiger, d’empiéter sur la propriété bourgeoise et d’entreprendre des tâches d’un caractère socialiste. Ainsi, la révolution démocratique se développerait en une révolution socialiste, et de cette façon prendrait le caractère d’une « révolution en permanence », brisant et surmontant tous les obstacles qui se dressaient en travers du chemin de l’émancipation de la classe ouvrière. Toutefois, manquant dans le cadre national des ressources économiques nécessaire pour le socialisme, la classe ouvrière serait obligée de rechercher à une échelle internationale le soutien pour sa révolution.

Mais cette dépendance ne serait pas fondée sur des espoirs utopiques. Le développement révolutionnaire, bien qu’il doive commencer sur une base nationale, se répercuterait bien plutôt internationalement, augmentant les tensions de classe internationales et contribuant à la radicalisation des travailleurs partout dans le monde. Aussi Trotsky maintenait-il que : « La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales… La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l'arène internationale et s'achève sur l'arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s'achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. » [20]

La théorie trotskyste de la révolution permanente, qui soutenait que la révolution démocratique pouvait seulement être menée à bien sur la base de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière soutenue par la paysannerie, renversait les postulats fondamentaux de la social-démocratie russe. Même en 1905, alors que la révolution se déployait avec une énergie qui étonnait toute l’Europe, la faction menchevique du Parti social-démocrate russe ridiculisait la perspective de Trotsky comme une exagération dangereuse et aventureuse des alternatives politiques ouvertes à la classe ouvrière. La position des mencheviks était résumée comme suit dans un pamphlet de Martynov :

 « Quelle forme pourra prendre cette lutte pour l’hégémonie révolutionnaire entre la bourgeoisie et le prolétariat ? Nous ne devons pas nous leurrer. La révolution russe à venir sera une révolution bourgeoise : cela signifie que quelles que soient ses vicissitudes, même si le prolétariat devait se trouver momentanément au pouvoir, en fin de compte il assurera dans une mesure plus ou moins étendue le règne de tout ou partie des classes bourgeoises, et même s’il avait le plus grand succès, même s’il remplaçait l’autocratie tsariste par la République démocratique, même dans ce cas il assurerait le règne politique total de la bourgeoisie. Le prolétariat ne peut obtenir ni la totalité ni une partie du pouvoir politique sans avoir fait la révolution socialiste. C’est la thèse indiscutable qui nous sépare du jauressisme opportuniste. S’il en est ainsi, il est évident que la révolution imminente ne pourra réaliser aucune forme politique contre la volonté de toute la bourgeoisie (souligné par Martynov), car c’est à celle-ci qu’appartiendra le lendemain… S’il en est ainsi, la lutte révolutionnaire du prolétariat ne peut, en effrayant la plupart des éléments bourgeois, avoir qu’un résultat, la restauration de l’absolutisme sous sa forme primitive. Naturellement, le prolétariat ne s’arrêtera pas devant ce résultat possible, il ne renoncera même pas à effrayer la bourgeoisie au pis aller, s’il est à craindre que l’autocratie en voie de désagrégation ne soit ranimée et renforcée par l’octroi d’une pseudo-Constitution. Mais en engageant le combat, le prolétariat n’a évidemment pas en vue ce pis aller. » [21]

Le pamphlet de Martynov exprime avec une franchise presque embarrassante la psychologie politique des mencheviks — qui n’insistait pas seulement sur le caractère bourgeois de la révolution, mais qui considéraient également comme un désastre la perspective d’un conflit ouvert avec la bourgeoisie. Un tel conflit devait être regretté parce qu’il allait à l’encontre les limites bourgeoises inviolables de la révolution. En opposition à Trotsky, les mencheviks insistaient sur le fait que le mouvement russe social-démocrate « n’avait aucun droit de se laisser tenter par l’illusion du pouvoir.... »

Il n’est pas possible dans le cadre de cette conférence de passer en revue toute l’étendue de cette controverse — qui se prolonge sur plus d’une décennie — provoquée par la perspective de Trotsky. Je me limiterai aux seuls points cruciaux. Les mencheviks rejetaient de façon catégorique la possibilité d’une révolution socialiste en Russie, et les bolcheviks, tout en rejetant toute forme d’adaptation à la bourgeoisie libérale, insistaient également sur le caractère objectivement bourgeois de la révolution.

Comment expliquer alors le changement dans la ligne politique des bolcheviks qui rendit possible la conquête du pouvoir en 1917 ? Je crois que la réponse à cette question peut se trouver dans l’impact du déclenchement de la Première Guerre mondiale sur l’appréciation de la dynamique de la Révolution russe par Lénine. Sa reconnaissance que la guerre représentait un moment décisif dans le développement et la crise du capitalisme en tant que système mondial a contraint Lénine à reconsidérer sa perspective de la dictature démocratique en Russie. La participation de la Russie dans la guerre impérialiste exprimait la prédominance des facteurs internationaux sur les nationaux. La bourgeoisie russe, inextricablement impliquée dans le réseau réactionnaire des relations économiques et politiques impérialistes, était organiquement hostile à la démocratie. La charge des obligations démocratiques non résolues auxquelles était confrontée la Russie retombait sur la classe ouvrière, qui mobiliserait derrière elle la paysannerie. Et même s’il n’existait pas, à l’intérieur d’une Russie isolée, les prérequis pour le socialisme, la crise du capitalisme européen — l’existence d’une crise révolutionnaire en développement dont la guerre elle-même était une expression distordue et réactionnaire — allait créer un environnement politique international qui rendrait possible la connexion entre la révolution russe et celle qui s’étendrait en Europe.

Le soulèvement révolutionnaire en Russie fournirait une impulsion massive pour l’éruption de la révolution socialiste mondiale. Lors de son retour en Russie en avril 1917, Lénine mis en oeuvre une lutte politique pour réorienter le Parti bolchevik sur les bases d’une perspective politique internationaliste qui était fondée, pour l’essentiel, sur la théorie trotskyste de la révolution permanente. Ce déplacement constitua la base politique pour l’alliance de Lénine et de Trotsky et pour la victoire de la Révolution d’octobre 1917.

En dépit de l’objection de M. Popper qu’il serait impossible de prédire l’avenir, les évènements de 1905, de 1917 et les révolutions postérieures tout au long du vingtième siècle ont eu obstinément tendance à se dérouler comme Trotsky l’avait prédit. Dans les pays ayant connu un développement bourgeois tardif, la classe capitaliste nationale allait prouver à maintes reprises qu’elle était incapable de mener à bien sa propre révolution démocratique. La classe ouvrière allait y être confrontée à la tâche de conquérir le pouvoir d’Etat, acceptant la responsabilité de faire aboutir la révolution démocratique et ce faisant elle allait attaquer les fondations de la société capitaliste et commencer la transformation socialiste de l’économie. Encore et encore, dans un pays ou un autre — en Russie en 1917, en Espagne en 1936-1937, en Chine, Indochine, en Inde dans les années 1940, en Indonésie dans les années 1960, au Chili et dans toute l’Amérique Latine dans les années 1970, en Iran en 1979, et dans d’innombrables pays du Moyen-Orient ou d’Afrique durant la période post coloniale  prolongée — le destin de la classe ouvrière a dépendu de la mesure dans laquelle elle reconnaissait la logique des développements socio-économiques et politiques tels qu’ils avaient été analysés par Trotsky au début du vingtième siècle et agissait en accord avec elle. Tragiquement, dans la plupart des cas, les bureaucraties qui dominaient la classe ouvrière de ces pays se sont opposées à cette analyse. Le résultat n’a pas seulement été la défaite du socialisme, mais la défaite de la révolution démocratique elle-même.   

Mais ces expériences, malgré leur caractère tragique, témoignent de l’extraordinaire prescience de l’analyse de Trotsky, de sa durable validité et finalement, de l’importance vitale du marxisme comme science de la perspective révolutionnaire.

 

Notes

[18] Traduction française tirée de Bilan et Perspectives – 9. La Révolution et l’Europe.
[19] Pour une réévaluation de l'héritage de Trotsky et de sa place dans l'histoire du XXe siècle World Socialist Web Site, 29 juin, 2001

[20] Traduction française tirée de La révolution permanente – qu’est-ce que la révolution permanente ? – Thèse 10 
[21] Martynov, Dve Diktatury, Genève 1905. En partie traduit de l’anglais. La deuxième partie de la citation est citée par Lénine. Voir La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, Œuvres, tome 8, p.282-3.


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