Nick Beams, secrétaire national du
Socialist Equality Party (Australie) et membre du comité éditorial international
du WSWS, a donné deux conférences à une école d'été du SEP à Ann Arbor Michigan
en août 2007. Les conférences sont consacrées à certains des conflits cruciaux
concernant la politique économique en Union soviétique au cours des années
1920. L'une des finalités de ces conférences était de répondre aux distorsions
mises en avant par l'universitaire anglais Geoffrey Swain dans son livre
Trotsky publié en 2006. Des développements complémentaires sur ce point peuvent
être trouvés dans Leon Trotsky
& the Post-Soviet School of Historical Falsification de David
North.
Ce qui suit est la seconde et dernière
partie de la conférence portant sur la théorie stalinienne du « socialisme
dans un seul pays ». La première partie a été mise en ligne le 3
septembre. La deuxième conférence de Nick Beams, également en deux parties,
sera mise en ligne ultérieurement.
L’un des problèmes centraux auxquels devait
faire face le gouvernement révolutionnaire était l’arrêt et l’effondrement de
l’industrie. Il était nécessaire de commencer la tâche de rassembler
physiquement la classe ouvrière de façon à ranimer la production. Certains
ouvriers avaient fui à la campagne, d’autres s’adonnaient au marché noir, d’autres
encore étaient simplement occupés à se procurer de la nourriture. C’était dans
ce contexte que Trotsky développa l’idée de la militarisation du travail. La
révolution avait envoyé des centaines de milliers de personnes mourir sur le
champ de bataille, par des méthodes coercitives. Pourquoi de telles méthodes ne
seraient-elles pas utilisées sur le non moins important front économique ?
En fait, si la bataille pour ranimer l’économie n’était pas gagnée, alors tous
les sacrifices consentis sur le front militaire l’auraient été en vain.
Au début des années 1920, alors que la guerre
civile approchait de sa conclusion, Trotsky avait commencé à déployer des
unités militaires pour réaliser des travaux civils. Quel intérêt y avait-il à
démobiliser des troupes dans des conditions où il n’y avait pas d’industrie
pour les employer ? Il était autrement utile de les déployer pour des
travaux économiques indispensables plutôt que de simplement les voir se
disperser dans une économie chaotique.
Trotsky
« Si nous parlons sérieusement de
l'économie planifiée », écrivait-il au neuvième congrès, « qui doit
acquérir son unité d’intention à partir du centre, lorsque les forces du
travail sont allouées en conformité avec le plan économique au stade déterminé
du développement, les masses travailleuses ne peuvent plus errer à travers
toute la Russie. Elles doivent être placées ici et là, convoquées à ce jour
déterminé, commandées tout comme des soldats... Sans cela, dans des conditions
de ruine et de famine, nous ne pouvons parler sérieusement d'une quelconque
industrie sur de nouvelles bases. » [13]
Lénine proposait des mesures tout aussi
énergiques. Il soutint le passage d'une résolution, avancée par Trotsky, qui
appelait au travail obligatoire et à des mesures disciplinaires « dont la
sévérité doit correspondre au caractère tragique de notre situation
économique ». [14]
Lénine
Il dénonçait le système collégial dans la
direction des usines, où les syndicats avaient une représentation dans la
direction de l'usine, comme « utopique », « impraticable »
et « nuisible ». Une résolution qu'il introduisit au congrès
soulignait que les syndicats devaient avoir la responsabilité d'expliquer aux
sections les plus larges de la classe ouvrière la nécessité de reconstruire la
totalité de l'administration industrielle avec « une limitation au maximum
de la collégialité administrative et l'introduction graduelle de la direction
individuelle dans les unités directement engagées dans la production. »
[15]
Au milieu de 1920, le gouvernement fit face à
une crise qui, s'il ne l'avait pas surmonté, aurait bien pu conduire à
l'effondrement de l'Etat ouvrier. Les ingénieurs avaient prévu une date, dans
quelques mois seulement, à partir de laquelle plus une seule voie de chemin de
fer ne serait en état de marche. Le système arrivait rapidement à un point de
blocage total. Trotsky fut appelé à la rescousse, malgré ses protestations
qu'il ne connaissait rien aux transports par chemin de fer.
Par l'intermédiaire de ce qui devint le
fameux ordre 1042, Trotsky plaça les chemins de fer et les cheminots sous la
loi martiale et assura la remise en état des chemins de fer avant la date
limite prévue. Cette expérience conduisit à sa proposition d'une « remise
en ordre » des syndicats, ce qui provoqua ce qu'on appela la controverse
sur les syndicats de la fin de 1920.
Compte tenu des controverses ultérieures sur
les appels de Trotsky à une « militarisation du travail », il est
nécessaire de souligner que ses propositions étaient fondées sur le programme
du communisme de guerre. Il expliqua plus tard la logique de ce programme de la
façon suivante :
« Dans le système du communisme de
guerre, où toutes les ressources, du moins en principe, étaient nationalisées
et distribuées d'après les indications de l'Etat, je n'apercevais pas de place
pour un rôle indépendant des syndicats. Si l'industrie s'appuie sur l'assurance
donnée par l'Etat aux ouvriers qu'ils obtiendront les produits indispensables,
les syndicats doivent être inclus dans le système étatiste qui préside à
l'industrie et à la répartition des produits. Là était le fond de la question
de l'étatisation des syndicats qui procédait nécessairement du système
du communisme de guerre et qui, dans ce sens, était défendue par moi. »
[16]
La conclusion de la guerre civile à la fin de
1920 trouva l'économie russe dans un état désastreux après sept ans qui avaient
vu la guerre, la révolution, la contre-révolution, la guerre civile et
l'intervention militaire impérialiste. Le revenu national était de moins du
tiers du niveau de 1913. L'industrie produisait moins d’un cinquième de sa
production d'avant-guerre, les mines de charbon un dixième, les fonderies un
quarantième. La force de travail industrielle, qui avait atteint environ 3
millions avant-guerre, avait diminuée de moitié de et beaucoup n'étaient pas
employés de façon productive. Les chemins de fer, en dépit du succès des
mesures d'urgence prises par Trotsky, étaient dans un état chaotique. Moscou
n'avait que la moitié de sa population d’avant-guerre et Petrograd seulement un
tiers. La situation était si désespérée que le cannibalisme avait fait son
apparition dans certaines parties du pays.
Ce furent les conditions économiques qui
conduisirent à des révoltes paysannes à la fin de la guerre civile culminant
dans la rébellion de Kronstadt en février 1921 durant le 10e congrès du Parti
communiste.
La proposition que Trotsky avait d'abord
faite un an plus tôt, que la réquisition du grain soit remplacée par une taxe
en nature était maintenant mise en avant sous la forme de la NEP. Au début les
mesures furent limitées... Lénine envisagea même que l'échange puisse
intervenir sur la base d'une sorte de troc. Mais une fois que le système du
commerce eût été établi, il se développa rapidement conformément à sa logique
propre et inexorable. En octobre 1921, Lénine déclara que la retraite n'avait
pas été suffisante et qu'une retraite supplémentaire était nécessaire. Il fallait
rétablir le système monétaire. « Rien ne résultait de l'échange de
denrées [en nature] ; le marché privé se révéla trop fort pour nous ;
et à la place de l'échange de denrées, nous eûmes les formes usuelles de
l'achat et de la vente, le commerce. » [17]
Le tournant vers la NEP fut conditionné à la
fois par les conditions en Russie et par un changement dans la situation
internationale. Il était clair au début de 1921 que le bouillonnement
révolutionnaire des années d'après-guerre était passé — les trahisons de la
social-démocratie avaient assuré que la bourgeoisie puisse rester en selle.
Comme Trotsky l’expliqua lors du troisième congrès [de l'Internationale
communiste, ndt], contre les « gauches » dans le parti allemand comme
dans le parti russe, bien que le capitalisme n'ait pas réussi à établir un
nouvel équilibre tel qu'il existait avant dans la période d'avant-guerre, il
était néanmoins parvenu à une certaine stabilisation. Contre la théorie
« gauchiste » de l'offensive continue, il était nécessaire de se
préparer à un développement plus prolongé, dans lequel la tâche du parti
n'était pas la lutte immédiate pour le pouvoir, mais le développement de
tactiques pour gagner les masses en les détachant de la social-démocratie. En
conséquence, la NEP en Russie était une manœuvre, une adaptation à cette
nouvelle situation.
Tandis que le tournant vers la NEP était
adopté sans opposition, des attitudes contradictoires envers elle devaient
naître presque dès l'origine. Il y avait ceux pour lesquels la NEP était une
retraite — nécessaire, mais une retraite tout de même. Pour ces forces, dont
Trotsky faisait partie, l'introduction de la NEP et le tournant vers le marché
ne supprimaient pas les questions de planification qui avaient surgi lors de la
période du communisme de guerre.
Dès le mois de mai 1921, seulement deux mois
après l'adoption de la NEP, Trotsky écrivit à Lénine à propos de l'importance
d'une reconstruction équilibrée. « Malheureusement, notre travail
continue à se faire sans plan, et sans qu'ait été comprise la nécessité d'un
plan. Le Gosplan représente une négation plus ou moins délibérée de la
nécessité d'élaborer un plan économique solide et pratique pour le futur
immédiat. » [18]
Il n'y eut pas de réponse du Politburo où
Lénine s'opposait à la théorie de Trotsky. Il n'était pas opposé à la
planification à long terme en tant que telle, mais considérait qu'elle était
prématurée et constituait de ce fait une sorte « d'utopie
bureaucratique » dans un pays de 20 millions de fermes éparpillées, dont
l'industrie était désintégrée et où les formes du commerce privé étaient
primitives.
En même temps, un autre courant fit
rapidement son apparition. Insistant sur le fait que l'ensemble de la politique
du communisme de guerre était fausse, il était de ce fait assez trompeur de
caractériser la NEP comme une retraite. C'était la politique qui aurait été
adoptée, si la guerre civile n’était pas intervenue.
Sokolnikov
A la suite des expériences du communisme de
guerre, il y eut une réaction à l'encontre des mesures d'interventions
gouvernementales, sans parler de la planification et à l'égard des politiques
qui pouvaient être considérées comme affectant négativement la paysannerie.
Tout devait être fait pour maintenir la smychka — le lien ou l'alliance entre
la classe ouvrière et la paysannerie sans laquelle l'Etat ouvrier serait mis en
grave danger.
Ces tendances, qui insistaient sur le fait
que le communisme de guerre avait montré qu'il était nécessaire de développer
les méthodes du marché, trouvèrent des porte-parole en Sokolnikov, qui
dirigeait la Commission des finances et en Rykov, le président du Conseil
économique.
Rykov
En discutant ces questions, il est nécessaire
d'insister dès le début sur le fait que les complexités de la situation
signifiaient qu'il n'y avait pas de réponses aisées et toutes faites. La
réponse à la myriade de problèmes qui assaillaient le gouvernement
révolutionnaire ne pouvait être trouvée en adoptant le mot d’ordre approprié,
mais seulement par une analyse approfondie de la situation.
(Il faudrait garder ce point à l'esprit pour
la discussion ultérieure de la question du « socialisme dans un seul
pays » lorsque nous chercherons à découvrir comment il se fait que Trotsky
n'ait pas rejoint aussitôt Zinoviev et Kamenev à partir du moment où ils
entrèrent en conflit avec Staline sur cette question en 1925.)
Considérons un moment la question des
approvisionnements en grains. Pour que l'industrie puisse se développer, il
était essentiel qu’on augmente l'approvisionnement en grain des villes. Mais un
meilleur approvisionnement en grain viendrait du développement de fermes
paysannes plus grandes et plus efficientes. Ces fermes pourraient acquérir plus
de terrain, constituer des stocks plus importants, et engager plus de
main-d'œuvre. Et la politique de la NEP et sa dépendance à l'égard du marché
encourageaient un tel processus. Mais en faisant cela, elle donnait
inévitablement lieu à une différenciation de classe dans les campagnes.
L'opération du marché pour amener un approvisionnement accru de grain, si
nécessaire au développement de l'industrie dans les villes, entraînerait aussi
l'émergence de paysans plus riches, les Koulaks, et le danger d'une opposition
politique à l'Etat ouvrier.
Toutes les tendances dans le parti étaient
d'accord, au moins en principe, sur la nécessité de l'industrialisation. Mais
la question était de savoir comment elle devait être entreprise. Le
raisonnement économique de l'aile droite était qu'elle devait provenir de
l'augmentation de la demande paysanne, qui financerait l'expansion de
l'industrie. Il en découlait que pour parvenir à stimuler la production
paysanne, et par-dessus tout, les ventes sur le marché, il fallait qu'il y ait
une devise stable. Si la valeur de la monnaie se dévaluait par l'inflation, le
paysan aurait tendance à conserver son surplus ou à l'utiliser pour d'autres
choses, comme fabriquer de l'alcool, pour la fourniture de prêts à d'autres
paysans ou la nourriture du bétail. Mais une devise stable signifiait que les
subventions et les crédits étatiques aux sections non profitables de
l'industrie devaient cesser étant donné qu'elles constituaient l'une des causes
majeures de l'inflation et de l'érosion de la valeur de la monnaie. Un crédit
resserré, argumentait Sokolnikov, était nécessaire pour assurer la
stabilisation monétaire. Il fallait amener l'industrie
à se financer elle-même.
Ces positions entraient en conflit avec les
vues de Trotsky qui avec d'autres, tel que Preobrazhensky, insistait sur la
nécessité de commencer le développement planifié de l'industrie avec la mise à
disposition de crédit étatique.
Un orateur du Parti communiste dans un village paysan
L'agenda pro-marché de droite fit son chemin
tout au long de 1922 culminant dans la proposition de mettre fin au monopole du
commerce extérieur. La stabilisation monétaire requérait une balance
commerciale favorable et si l’avantage des prix signifiait l'importation de biens
de consommation, alors il fallait la mettre en œuvre. Sokolnikov, avec le
soutien de Boukharine et de Staline, s'assura du passage d'une résolution au
Comité central contre le monopole du commerce extérieur.
La décision du Comité central, prise en l'absence
à la fois de Lénine et de Trotsky, n'allait pas jusqu'à autoriser le commerce
privé dans les échanges internationaux, mais il assouplissait le contrôle
central sur les agences commerciales soviétiques et ouvrait la porte à
l'abandon de la politique que Trotsky avait appelé le « protectionnisme
socialiste ».
Lénine protesta contre ce projet après en
avoir été informé et fit appel à Trotsky pour défendre leur vue commune à
propos de la nécessité de préserver et de renforcer le monopole du commerce
extérieur. Trotsky approuva Lénine, mais souligna que le mouvement d'opposition
au monopole du commerce extérieur était une conséquence de la tendance à la
soumission aux forces du marché. C'était précisément pour contrer la pression
du marché que la planification sous la direction du Gosplan devait être
entreprise. Lui et Lénine tombèrent d'accord que s'ils n'étaient pas en mesure
de faire annuler la décision du Comité central, ils s'y opposeraient
publiquement.
En l'occurrence, cela ne fut pas nécessaire,
étant donné que Trotsky fut en mesure de faire annuler la décision lorsqu'elle
fut examinée à nouveau dans la deuxième moitié de décembre.
Le mouvement d'opposition au monopole
commercial et ses implications pour les politiques du gouvernement semble avoir
eu un impact majeur sur les conceptions de Lénine. Le 27 décembre 1922, il
écrivit au Politburo, proposant un tournant significatif sur la question de la
planification et du Gosplan.
Mis en place dans les derniers jours du
communisme de guerre, le Gosplan avait été largement mis sur la touche durant
la mise en place et l'expansion de la NEP. Ses responsabilités ne s'étendaient
pas à la planification économique sur une grande échelle, mais étaient limitées
à donner des avis en matière administrative aux différentes industries.
La lettre de Lénine au Politburo proposait un
tournant résolu et indiquait le retrait de son soutien à ceux qui, dans la
direction du parti, s'étaient opposés à Trotsky sur la nécessité d'élargir le
rôle du Gosplan.
« Cette idée [concernant les
prérogatives du Gosplan] a été lancée depuis longtemps, je crois, par le
camarade Trotsky », écrivait-il. « Je m'y étais opposé... mais après
un examen attentif, je constate que dans le fond, il y a là une idée
juste : le Gosplan se situe un peu à l'écart de nos institutions
législatives, bien que... il dispose en fait du maximum d'éléments pour bien
juger les choses [économiques]... En cela, je pense que nous pouvons et que
nous devons faire un bout de chemin pour rejoindre le camarade Trotsky... »
[19]
Au début de 1923 les premiers signes d'une
crise de la NEP étaient clairement apparents. Alors que la récolte de 1922
avait été bonne, les problèmes se développaient dans l'économie prise dans sa
totalité. Le symptôme le plus évident de ces déséquilibres était la divergence
croissante entre les prix agricoles et les prix industriels. La NEP n'avait pas
aidé au développement de l'industrie dans les villes dont dépendait
l'avancement de toute économie. Plutôt, elle avait tendu à stimuler des
industries locales primitives et arriérées. L'industrie lourde n'avait
enregistré aucune amélioration significative.
Selon le récit de l'historien E.H. Carr, la
situation dans le commerce et la distribution n'était « pas moins
inquiétante ». « En premier lieu, la NEP avait ramené à la surface la
masse des commerçants privés qui avaient vécu dans l'illégalité, dans la
pénombre du communisme de guerre et avait encouragé l'apparition de beaucoup
d'autres, de façon que la plus grande partie du commerce de détail passait maintenant
par des commerçants privés, des nepmen plus ou moins importants dont l'énergie
et l'ingéniosité, dans des conditions de libre concurrence, ont poussé les
institutions du commerce d'Etat et les coopératives dans une large mesure hors
du secteur. Les statistiques établies au début de 1924 montraient que
83,4 % du commerce de détail était dans le secteur privé, laissant 10% du
secteur aux coopératives et seulement 6,6 % aux organes de l'Etat et aux
institutions. » [20]
Même si sa défense d'une planification
cohérente et d’un développement de l'industrie avait obtenu le soutien de
Lénine, les propositions de Trotsky rencontrèrent une opposition accrue de
l'intérieur du Politburo qui refusa de publier l'article de Lénine sur
l'augmentation des pouvoirs du Gosplan. La majorité du Politburo ne pouvait
cependant pas, à ce stade, montrer ouvertement son opposition à Trotsky, elle
donna donc son accord pour qu'il puisse donner le rapport sur l'industrie au
12e et prochain congrès du Parti communiste.
Les Thèses sur l'Industrie qu'il prépara pour
ce congrès faisaient ressortir l'importance politique de l'industrialisation
dans la création d'une fondation inébranlable pour l'Etat ouvrier. Il fallait
créer une juste relation entre le marché et la planification qui assurât que
les dangers du communisme de guerre soient évités tout en instituant un
contrôle nécessaire sur le marché. L'activité étatique prise comme un tout
devait « placer son intérêt prioritaire sur le développement planifié de
l'industrie étatique. » Dans son rapport, Trotsky appelait à une
« offensive économique plus harmonieuse et plus concentrée. » [21]
La fonction de la planification,
insistait-il, était, dans sa finalité, de prendre le dessus sur la NEP, qui
avait été établie pour une longue durée, mais pas pour toujours.
« En fin de compte nous étendrons le
principe de la planification au marché tout entier, et ainsi nous l'avalerons
et l'éliminerons. En d'autres mots, nos succès sur la base de la Nouvelle
Politique économique, conduisent automatiquement vers sa liquidation, à son
remplacement par une politique économique plus moderne, qui sera une politique
socialiste. » [22]
La résolution du 12e congrès fut, sur le
papier, une victoire pour Trotsky. Mais le programme qu'il avança, dans lequel figurait
une implication plus importante du Gosplan, resta, pour l'essentiel, lettre
morte.
Le phénomène de la crise des ciseaux — le
mouvement divergent entre les prix agricoles et industriels — retint
l’attention générale. En mars 1923, Trotsky notait que les prix industriels
s’établissaient à 140 pour cent de leur niveau de 1913 tandis que les prix
agricoles étaient en dessous de 80 pour cent… et que la divergence
s’accentuait.
Mais des conclusions très différentes étaient
tirées à propos des politiques qui devaient être employées pour surmonter la
crise.
Les avocats de l’industrialisation,
Preobrazhensky en particulier, firent une analyse exhaustive de la crise. Elle
était liée aux vastes changements amenés par la révolution et auxquels faisait
face l’agriculture paysanne. Avant la révolution, la paysannerie avait été
forcée de fournir une quantité considérable de grains en paiements au régime
tsariste et à la noblesse, pour lesquels il n’y avait pas de contrepartie.
Maintenant, les paysans disposaient d’un plus large surplus. Dans la mesure où
il y avait une production industrielle insuffisante pour satisfaire cette
demande supplémentaire, les prix tendaient à augmenter. La fermeture des
ciseaux supposait de ce fait le développement de l’industrie et un accroissement
de sa productivité de façon à augmenter la fourniture de biens industriels que
les paysans avaient besoin d’acheter. C’est seulement de cette façon que le
flux de biens vers les villes pouvait être maintenu à travers les mécanismes du
marché et sans avoir à recourir aux méthodes coercitives qui avaient servi de
base au communisme de guerre.
Cependant, tandis que la crise devenait plus
sévère, la défense du marché par l’aile droite devint plus véhémente. Le moyen
de faire baisser les prix, argumentaient-ils, était de diminuer la fourniture
de crédits à l’industrie étatique, la forçant à baisser ses prix et à augmenter
son autofinancement par la vente de ses stocks.
La situation se détériora rapidement et
atteint son paroxysme à la fin de l’été alors que la disparité entre les prix
agricoles et industriels augmentait de semaine en semaine. En octobre, les prix
de détails des biens industriels s’établissaient à 187 pour cent de leur niveau
d’avant-guerre et les prix agricoles à 58 pour cent. La récolte avait été bonne
et des biens de consommation étaient produits. Le mécanisme qui permettait
d’établir des conditions commerciales assurant le flux des biens entre la
campagne et la ville et réciproquement s’était effondré.
Comme le note E.H. Carr : « Ce que
la NEP avait créé n’était pas les tant ventés “liens” ou “alliances” entre le
prolétariat et la paysannerie, mais une arène dans laquelle ces deux principaux
éléments de l’économie soviétique luttaient l’un contre l’autre dans les
conditions d’un marché concurrentiel, l’équilibre de la bataille oscillant
brusquement d’abord d’un côté, puis de l’autre… » [23]
La position de la majorité était que tout
devait être fait pour réduire la pression sur la paysannerie et que la pression
devait être mise sur l’industrie pour réduire les prix. Des grèves ouvrières
eurent lieu en août et en septembre et les crédits à l’industrie furent réduits
pour tenter d’imposer une baisse des prix.
Le 8 octobre 1923, Trotsky initia une
bataille contre la majorité du Comité central dans une lettre sur la crise
économique et politique qui se développait. Intensément conscient que ses actes
seraient interprétés comme un défi pour la direction du parti au moment ou
Lénine était alité et paralysé, il fit clairement savoir que ses vues seraient
seulement transmises à un « cercle très réduit de camarades ».
La réémergence de groupes fractionnels au
sein du parti, déclara-t-il, était le résultat de deux causes, le régime
incorrect et malsain au sein du parti et le mécontentement des ouvriers et des
paysans à l’égard de la situation économique dont la cause ne résultait pas
seulement de difficultés économiques objectives mais aussi de « flagrantes
et graves erreurs de politique économique. »
La résolution du 12e congrès sur
le Gosplan et le principe de la planification avait été repoussés à
l’arrière-plan et les décisions sur les questions économiques étaient prises de
plus en plus par le Politburo « sans préparation préliminaire, en dehors
de leur séquence prévue ». L’industrie nationalisée n’avait pas été
développée selon un plan d’ensemble, mais avait été sacrifiée à la politique
financière.
Il n’y avait pas de mécanisme, dans le cadre
des politiques du moment, pour une résolution rationnelle de la crise.
« La création même d’un comité pour diminuer les prix est une indication
particulièrement significative et accablante de la manière dont une politique
qui ignore la signification de la régulation planifiée et opérationnelle est
amenée par la force de ses propres et inévitables conséquences à des tentatives
de contrôler autoritairement les prix à la manière du communisme de
guerre » «écrivait Trotsky. [24]
La direction du Politburo ignora les
avertissements sur le cours de la politique et soutint que Trotsky était motivé
par la recherche du pouvoir personnel.
La majorité du Politburo déclara :
« Nous considérons qu’il est nécessaire de dire franchement au parti qu’à
la base du mécontentement du camarade Trotsky, de toutes ses attaques contre le
Comité central qui perdurent depuis plusieurs années, de sa détermination à
perturber le parti, il y a le fait que Trotsky veut que le Comité central
l'installe… à la tête de notre vie industrielle… » [25]
Dans sa réponse, où il détaillait l’histoire
passée de ses disputes avec la majorité, Trotsky insista de nouveau sur le fait
que « l’une des causes les plus importantes de notre crise économique est
l’absence d’une supervision régulatrice correcte et uniforme. » [26]
La Déclaration des 46, qui fut publiée
immédiatement après la lettre de Trotsky, fit les mêmes critiques sur la
politique économique.
« La désinvolture, l’absence de
réflexion, le manque de systématisation dans les décisions du Comité central,
qui empêche toute cohérence dans la sphère de l’économie, à conduit à ceci,
qu’alors même que des succès importants sont obtenus dans l’industrie,
l’agriculture, la finance et le transport, et qui le sont pour l’essentiel non
pas grâce mais en dépit d’une direction insatisfaisante ou plutôt en l’absence
de toute direction — nous faisons face à la perspective non seulement d’une
cessation de ce succès, mais d’une sérieuse crise économique générale. »
[27]
Alors que la direction du parti faisait
certaines concessions à l’Opposition de gauche, celles-ci avaient un caractère
purement verbal. L’Opposition fut condamnée à la 13e conférence du
parti en janvier 1924 et défaite au 13e congrès du parti tenu en mai
de la même année. En octobre, Trotsky publia ses Leçons d’Octobre, qui
entraînèrent une féroce campagne contre lui, dans le cadre de laquelle Staline,
pour la première fois, inaugura la théorie du socialisme dans un seul pays. A
la suite de cela, Trotsky fut contraint de démissionner de son poste de
commissaire à la guerre. En mai 1925, guéri d’une maladie, il reprit le travail
au Comité des concessions où il se consacra de façon plus approfondie aux
questions auxquelles faisait face l’économie soviétique et à ses relations avec
le marché mondial.
Fin
Notes:
13. Robert Daniels, The Conscience of the
Revolution, Harvard University Press, 1965, p.121 Traduction de l'anglais.
14. Isaac Deutscher, Trotsky, Volume 1, Oxford University Press, 1970,
p. 499. Traduction de l'anglais.
15. Daniels, p. 124. Traduction de l'anglais.
16. Trotsky, My Life, pp. 482-83.
17. Day, “Trotsky and Preobrazhensky,” p. 65. Traduction de l'anglais.
18. Deutscher, Trotsky, vol. 2, p. 42. Traduction française 10-18,
Trotsky vol. 3 p. 72
19. Deutscher, Trotsky, vol. 2, p. 68.
Traduction française 10-18, Trotsky vol. 3 p. 105-106
20. E.H. Carr, The History of Soviet Russia, vol. 4, Penguin, 1969, p.
11. Traduction de l'anglais.
21. Daniels, pp. 202-203. Traduction de l'anglais.
22. Day, p. 82. Traduction de l'anglais.
23. Carr, p. 87. Traduction de l'anglais.
24. Carr, pp. 105-106. Traduction de l'anglais.
25. Daniels, p. 217. Traduction de l'anglais.
26. Carr, p. 106. Traduction de l'anglais.
27. Daniels, p. 218. Traduction de l'anglais.