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WSWS : Histoire et culture

« Le socialisme dans un seul pays » et les débats sur l'économie soviétique des années 1920

Deuxième partie

Par Nick Beams
4 septembre 2009

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Nick Beams, secrétaire national du Socialist Equality Party (Australie) et membre du comité éditorial international du WSWS, a donné deux conférences à une école d'été du SEP à Ann Arbor Michigan en août 2007. Les conférences sont consacrées à certains des conflits cruciaux concernant la politique économique en Union soviétique au cours des années 1920. L'une des finalités de ces conférences était de répondre aux distorsions mises en avant par l'universitaire anglais  Geoffrey Swain dans son livre Trotsky publié en 2006. Des développements complémentaires sur ce point peuvent être trouvés dans Leon Trotsky & the Post-Soviet School of Historical Falsification de David North.

Ce qui suit est la seconde et dernière partie de la conférence portant sur la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays ». La première partie a été mise en ligne le 3 septembre. La deuxième conférence de Nick Beams, également en deux parties, sera mise en ligne ultérieurement.

L’un des problèmes centraux auxquels devait faire face le gouvernement révolutionnaire était l’arrêt et l’effondrement de l’industrie. Il était nécessaire de commencer la tâche de rassembler physiquement la classe ouvrière de façon à ranimer la production. Certains ouvriers avaient fui à la campagne, d’autres s’adonnaient au marché noir, d’autres encore étaient simplement occupés à se procurer de la nourriture. C’était dans ce contexte que Trotsky développa l’idée de la militarisation du travail. La révolution avait envoyé des centaines de milliers de personnes mourir sur le champ de bataille, par des méthodes coercitives. Pourquoi de telles méthodes ne seraient-elles pas utilisées sur le non moins important front économique ? En fait, si la bataille pour ranimer l’économie n’était pas gagnée, alors tous les sacrifices consentis sur le front militaire l’auraient été en vain.

Au début des années 1920, alors que la guerre civile approchait de sa conclusion, Trotsky avait commencé à déployer des unités militaires pour réaliser des travaux civils. Quel intérêt y avait-il à démobiliser des troupes dans des conditions où il n’y avait pas d’industrie pour les employer ? Il était autrement utile de les déployer pour des travaux économiques indispensables plutôt que de simplement les voir se disperser dans une économie chaotique.


Trotsky

« Si nous parlons sérieusement de l'économie planifiée », écrivait-il au neuvième congrès, « qui doit acquérir son unité d’intention à partir du centre, lorsque les forces du travail sont allouées en conformité avec le plan économique au stade déterminé du développement, les masses travailleuses ne peuvent plus errer à travers toute la Russie. Elles doivent être placées ici et là, convoquées à ce jour déterminé, commandées tout comme des soldats... Sans cela, dans des conditions de ruine et de famine, nous ne pouvons parler sérieusement d'une quelconque industrie sur de nouvelles bases. » [13]

Lénine proposait des mesures tout aussi énergiques. Il soutint le passage d'une résolution, avancée par Trotsky, qui appelait au travail obligatoire et à des mesures disciplinaires « dont la sévérité doit correspondre au caractère tragique de notre situation économique ». [14]


Lénine

Il dénonçait le système collégial dans la direction des usines, où les syndicats avaient une représentation dans la direction de l'usine, comme « utopique », « impraticable » et « nuisible ». Une résolution qu'il introduisit au congrès soulignait que les syndicats devaient avoir la responsabilité d'expliquer aux sections les plus larges de la classe ouvrière la nécessité de reconstruire la totalité de l'administration industrielle avec « une limitation au maximum de la collégialité administrative et l'introduction graduelle de la direction individuelle dans les unités directement engagées dans la production. » [15]

Au milieu de 1920, le gouvernement fit face à une crise qui, s'il ne l'avait pas surmonté, aurait bien pu conduire à l'effondrement de l'Etat ouvrier. Les ingénieurs avaient prévu une date, dans quelques mois seulement, à partir de laquelle plus une seule voie de chemin de fer ne serait en état de marche. Le système arrivait rapidement à un point de blocage total. Trotsky fut appelé à la rescousse, malgré ses protestations qu'il ne connaissait rien aux transports par chemin de fer.

Par l'intermédiaire de ce qui devint le fameux ordre 1042, Trotsky plaça les chemins de fer et les cheminots sous la loi martiale et assura la remise en état des chemins de fer avant la date limite prévue. Cette expérience conduisit à sa proposition d'une « remise en ordre » des syndicats, ce qui provoqua ce qu'on appela la controverse sur les syndicats de la fin de 1920.

Compte tenu des controverses ultérieures sur les appels de Trotsky à une « militarisation du travail », il est nécessaire de souligner que ses propositions étaient fondées sur le programme du communisme de guerre. Il expliqua plus tard la logique de ce programme de la façon suivante :

« Dans le système du communisme de guerre, où toutes les ressources, du moins en principe, étaient nationalisées et distribuées d'après les indications de l'Etat, je n'apercevais pas de place pour un rôle indépendant des syndicats. Si l'industrie s'appuie sur l'assurance donnée par l'Etat aux ouvriers qu'ils obtiendront les produits indispensables, les syndicats doivent être inclus dans le système étatiste qui préside à l'industrie et à la répartition des produits. Là était le fond de la question de l'étatisation des syndicats qui procédait nécessairement du système du communisme de guerre et qui, dans ce sens, était défendue par moi. » [16]

La conclusion de la guerre civile à la fin de 1920 trouva l'économie russe dans un état désastreux après sept ans qui avaient vu la guerre, la révolution, la contre-révolution, la guerre civile et l'intervention militaire impérialiste. Le revenu national était de moins du tiers du niveau de 1913. L'industrie produisait moins d’un cinquième de sa production d'avant-guerre, les mines de charbon un dixième, les fonderies un quarantième. La force de travail industrielle, qui avait atteint environ 3 millions avant-guerre, avait diminuée de moitié de et beaucoup n'étaient pas employés de façon productive. Les chemins de fer, en dépit du succès des mesures d'urgence prises par Trotsky, étaient dans un état chaotique. Moscou n'avait que la moitié de sa population d’avant-guerre et Petrograd seulement un tiers. La situation était si désespérée que le cannibalisme avait fait son apparition dans certaines parties du pays.

Ce furent les conditions économiques qui conduisirent à des révoltes paysannes à la fin de la guerre civile culminant dans la rébellion de Kronstadt en février 1921 durant le 10e congrès du Parti communiste.

La proposition que Trotsky avait d'abord faite un an plus tôt, que la réquisition du grain soit remplacée par une taxe en nature était maintenant mise en avant sous la forme de la NEP. Au début les mesures furent limitées... Lénine envisagea même que l'échange puisse intervenir sur la base d'une sorte de troc. Mais une fois que le système du commerce eût été établi, il se développa rapidement conformément à sa logique propre et inexorable. En octobre 1921, Lénine déclara que la retraite n'avait pas été suffisante et qu'une retraite supplémentaire était nécessaire. Il fallait rétablir le système monétaire. « Rien ne résultait de l'échange de denrées [en nature] ; le marché privé se révéla trop fort pour nous ; et à la place de l'échange de denrées, nous eûmes les formes usuelles de l'achat et de la vente, le commerce. » [17]

Le tournant vers la NEP fut conditionné à la fois par les conditions en Russie et par un changement dans la situation internationale. Il était clair au début de 1921 que le bouillonnement révolutionnaire des années d'après-guerre était passé — les trahisons de la social-démocratie avaient assuré que la bourgeoisie puisse rester en selle. Comme Trotsky l’expliqua lors du troisième congrès [de l'Internationale communiste, ndt], contre les « gauches » dans le parti allemand comme dans le parti russe, bien que le capitalisme n'ait pas réussi à établir un nouvel équilibre tel qu'il existait avant dans la période d'avant-guerre, il était néanmoins parvenu à une certaine stabilisation. Contre la théorie « gauchiste » de l'offensive continue, il était nécessaire de se préparer à un développement plus prolongé, dans lequel la tâche du parti n'était pas la lutte immédiate pour le pouvoir, mais le développement de tactiques pour gagner les masses en les détachant de la social-démocratie. En conséquence, la NEP en Russie était une manœuvre, une adaptation à cette nouvelle situation.

Tandis que le tournant vers la NEP était adopté sans opposition, des attitudes contradictoires envers elle devaient naître presque dès l'origine. Il y avait ceux pour lesquels la NEP était une retraite — nécessaire, mais une retraite tout de même. Pour ces forces, dont Trotsky faisait partie, l'introduction de la NEP et le tournant vers le marché ne supprimaient pas les questions de planification qui avaient surgi lors de la période du communisme de guerre.

Dès le mois de mai 1921, seulement deux mois après l'adoption de la NEP, Trotsky écrivit à Lénine à propos de l'importance d'une reconstruction équilibrée. « Malheureusement, notre travail continue à se faire sans plan, et sans qu'ait été comprise la nécessité d'un plan. Le Gosplan représente une négation plus ou moins délibérée de la nécessité d'élaborer un plan économique solide et pratique pour le futur immédiat. » [18]

Il n'y eut pas de réponse du Politburo où Lénine s'opposait à la théorie de Trotsky. Il n'était pas opposé à la planification à long terme en tant que telle, mais considérait qu'elle était prématurée et constituait de ce fait une sorte « d'utopie bureaucratique » dans un pays de 20 millions de fermes éparpillées, dont l'industrie était désintégrée et où les formes du commerce privé étaient primitives.

En même temps, un autre courant fit rapidement son apparition. Insistant sur le fait que l'ensemble de la politique du communisme de guerre était fausse, il était de ce fait assez trompeur de caractériser la NEP comme une retraite. C'était la politique qui aurait été adoptée, si la guerre civile n’était pas intervenue.


Sokolnikov

A la suite des expériences du communisme de guerre, il y eut une réaction à l'encontre des mesures d'interventions gouvernementales, sans parler de la planification et à l'égard des politiques qui pouvaient être considérées comme affectant négativement la paysannerie. Tout devait être fait pour maintenir la smychka — le lien ou l'alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie sans laquelle l'Etat ouvrier serait mis en grave danger.

Ces tendances, qui insistaient sur le fait que le communisme de guerre avait montré qu'il était nécessaire de développer les méthodes du marché, trouvèrent des porte-parole en  Sokolnikov, qui dirigeait la Commission des finances et en Rykov, le président du Conseil économique.


Rykov

En discutant ces questions, il est nécessaire d'insister dès le début sur le fait que les complexités de la situation signifiaient qu'il n'y avait pas de réponses aisées et toutes faites. La réponse à la myriade de problèmes qui assaillaient le gouvernement révolutionnaire ne pouvait être trouvée en adoptant le mot d’ordre approprié, mais seulement par une analyse approfondie de la situation.

 (Il faudrait garder ce point à l'esprit pour la discussion ultérieure de la question du « socialisme dans un seul pays » lorsque nous chercherons à découvrir comment il se fait que Trotsky n'ait pas rejoint aussitôt Zinoviev et Kamenev à partir du moment où ils entrèrent en conflit avec Staline sur cette question en 1925.)

Considérons un moment la question des approvisionnements en grains. Pour que l'industrie puisse se développer, il était essentiel qu’on augmente l'approvisionnement en grain des villes. Mais un meilleur approvisionnement en grain viendrait du développement de fermes paysannes plus grandes et plus efficientes. Ces fermes pourraient acquérir plus de terrain, constituer des stocks plus importants, et engager plus de main-d'œuvre. Et la politique de la NEP et sa dépendance à l'égard du marché encourageaient un tel processus. Mais en faisant cela, elle donnait inévitablement lieu à une différenciation de classe dans les campagnes. L'opération du marché pour amener un approvisionnement accru de grain, si nécessaire au développement de l'industrie dans les villes, entraînerait aussi l'émergence de paysans plus riches, les Koulaks, et le danger d'une opposition politique à l'Etat ouvrier.

Toutes les tendances dans le parti étaient d'accord, au moins en principe, sur la nécessité de l'industrialisation. Mais la question était de savoir comment elle devait être entreprise. Le raisonnement économique de l'aile droite était qu'elle devait provenir de l'augmentation de la demande paysanne, qui financerait l'expansion de l'industrie. Il en découlait que pour parvenir à stimuler la production paysanne, et par-dessus tout, les ventes sur le marché, il fallait qu'il y ait une devise stable. Si la valeur de la monnaie se dévaluait par l'inflation, le paysan aurait tendance à conserver son surplus ou à l'utiliser pour d'autres choses, comme fabriquer de l'alcool, pour la fourniture de prêts à d'autres paysans ou la nourriture du bétail. Mais une devise stable signifiait que les subventions et les crédits étatiques aux sections non profitables de l'industrie devaient cesser étant donné qu'elles constituaient l'une des causes majeures de l'inflation et de l'érosion de la valeur de la monnaie. Un crédit resserré, argumentait Sokolnikov, était nécessaire pour assurer la stabilisation monétaire. Il fallait amener l'industrie à se financer elle-même.

Ces positions entraient en conflit avec les vues de Trotsky qui avec d'autres, tel que Preobrazhensky, insistait sur la nécessité de commencer le développement planifié de l'industrie avec la mise à disposition de crédit étatique.

Un orateur du Parti communiste dans un village paysan

L'agenda pro-marché de droite fit son chemin tout au long de 1922 culminant dans la proposition de mettre fin au monopole du commerce extérieur. La stabilisation monétaire requérait une balance commerciale favorable et si l’avantage des prix signifiait l'importation de biens de consommation, alors il fallait la mettre en œuvre. Sokolnikov, avec le soutien de Boukharine et de Staline, s'assura du passage d'une résolution au Comité central contre le monopole du commerce extérieur.

La décision du Comité central, prise en l'absence à la fois de Lénine et de Trotsky, n'allait pas jusqu'à autoriser le commerce privé dans les échanges internationaux, mais il assouplissait le contrôle central sur les agences commerciales soviétiques et ouvrait la porte à l'abandon de la politique que Trotsky avait appelé le « protectionnisme socialiste ».

Lénine protesta contre ce projet après en avoir été informé et fit appel à Trotsky pour défendre leur vue commune à propos de la nécessité de préserver et de renforcer le monopole du commerce extérieur. Trotsky approuva Lénine, mais souligna que le mouvement d'opposition au monopole du commerce extérieur était une conséquence de la tendance à la soumission aux forces du marché. C'était précisément pour contrer la pression du marché que la planification sous la direction du Gosplan devait être entreprise. Lui et Lénine tombèrent d'accord que s'ils n'étaient pas en mesure de faire annuler la décision du Comité central, ils s'y opposeraient publiquement.

En l'occurrence, cela ne fut pas nécessaire, étant donné que Trotsky fut en mesure de faire annuler la décision lorsqu'elle fut examinée à nouveau dans la deuxième moitié de décembre.

Le mouvement d'opposition au monopole commercial et ses implications pour les politiques du gouvernement semble avoir eu un impact majeur sur les conceptions de Lénine. Le 27 décembre 1922, il écrivit au Politburo, proposant un tournant significatif sur la question de la planification et du Gosplan.

Mis en place dans les derniers jours du communisme de guerre, le Gosplan avait été largement mis sur la touche durant la mise en place et l'expansion de la NEP. Ses responsabilités ne s'étendaient pas à la planification économique sur une grande échelle, mais étaient limitées à donner des avis en matière administrative aux différentes industries.

La lettre de Lénine au Politburo proposait un tournant résolu et indiquait le retrait de son soutien à ceux qui, dans la direction du parti, s'étaient opposés à Trotsky sur la nécessité d'élargir le rôle du Gosplan.

« Cette idée [concernant les prérogatives du Gosplan] a été lancée depuis longtemps, je crois, par le camarade Trotsky », écrivait-il. « Je m'y étais opposé... mais après un examen attentif, je constate que dans le fond, il y a là une idée juste : le Gosplan se situe un peu à l'écart de nos institutions législatives, bien que... il dispose en fait du maximum d'éléments pour bien juger les choses [économiques]... En cela, je pense que nous pouvons et que nous devons faire un bout de chemin pour rejoindre le camarade Trotsky... » [19]

Au début de 1923 les premiers signes d'une crise de la NEP étaient clairement apparents. Alors que la récolte de 1922 avait été bonne, les problèmes se développaient dans l'économie prise dans sa totalité. Le symptôme le plus évident de ces déséquilibres était la divergence croissante entre les prix agricoles et les prix industriels. La NEP n'avait pas aidé au développement de l'industrie dans les villes dont dépendait l'avancement de toute économie. Plutôt, elle avait tendu à stimuler des industries locales primitives et arriérées. L'industrie lourde n'avait enregistré aucune amélioration significative.

Selon le récit de l'historien E.H. Carr, la situation dans le commerce et la distribution n'était « pas moins inquiétante ». « En premier lieu, la NEP avait ramené à la surface la masse des commerçants privés qui avaient vécu dans l'illégalité, dans la pénombre du communisme de guerre et avait encouragé l'apparition de beaucoup d'autres, de façon que la plus grande partie du commerce de détail passait maintenant par des commerçants privés, des nepmen plus ou moins importants dont l'énergie et l'ingéniosité, dans des conditions de libre concurrence, ont poussé les institutions du commerce d'Etat et les coopératives dans une large mesure hors du secteur. Les statistiques établies au début de 1924 montraient que 83,4 % du commerce de détail était dans le secteur privé, laissant 10% du secteur aux coopératives et seulement 6,6 % aux organes de l'Etat et aux institutions. » [20]

Même si sa défense d'une planification cohérente et d’un développement de l'industrie avait obtenu le soutien de Lénine, les propositions de Trotsky rencontrèrent une opposition accrue de l'intérieur du Politburo qui refusa de publier l'article de Lénine sur l'augmentation des pouvoirs du Gosplan. La majorité du Politburo ne pouvait cependant pas, à ce stade, montrer ouvertement son opposition à Trotsky, elle donna donc son accord pour qu'il puisse donner le rapport sur l'industrie au 12e et prochain congrès du Parti communiste.

Les Thèses sur l'Industrie qu'il prépara pour ce congrès faisaient ressortir l'importance politique de l'industrialisation dans la création d'une fondation inébranlable pour l'Etat ouvrier. Il fallait créer une juste relation entre le marché et la planification qui assurât que les dangers du communisme de guerre soient évités tout en instituant un contrôle nécessaire sur le marché. L'activité étatique prise comme un tout devait « placer son intérêt prioritaire sur le développement planifié de l'industrie étatique. » Dans son rapport, Trotsky appelait à une « offensive économique plus harmonieuse et plus concentrée. » [21]

La fonction de la planification, insistait-il, était, dans sa finalité, de prendre le dessus sur la NEP, qui avait été établie pour une longue durée, mais pas pour toujours.

« En fin de compte nous étendrons le principe de la planification au marché tout entier, et ainsi nous l'avalerons et l'éliminerons. En d'autres mots, nos succès sur la base de la Nouvelle Politique économique, conduisent automatiquement vers sa liquidation, à son remplacement par une politique économique plus moderne, qui sera une politique socialiste. » [22]

La résolution du 12e congrès fut, sur le papier, une victoire pour Trotsky. Mais le programme qu'il avança, dans lequel figurait une implication plus importante du Gosplan, resta, pour l'essentiel, lettre morte.

Le phénomène de la crise des ciseaux — le mouvement divergent entre les prix agricoles et industriels — retint l’attention générale. En mars 1923, Trotsky notait que les prix industriels s’établissaient à 140 pour cent de leur niveau de 1913 tandis que les prix agricoles étaient en dessous de 80 pour cent… et que la divergence s’accentuait.

Mais des conclusions très différentes étaient tirées à propos des politiques qui devaient être employées pour surmonter la crise.

Les avocats de l’industrialisation, Preobrazhensky en particulier, firent une analyse exhaustive de la crise. Elle était liée aux vastes changements amenés par la révolution et auxquels faisait face l’agriculture paysanne. Avant la révolution, la paysannerie avait été forcée de fournir une quantité considérable de grains en paiements au régime tsariste et à la noblesse, pour lesquels il n’y avait pas de contrepartie. Maintenant, les paysans disposaient d’un plus large surplus. Dans la mesure où il y avait une production industrielle insuffisante pour satisfaire cette demande supplémentaire, les prix tendaient à augmenter. La fermeture des ciseaux supposait de ce fait le développement de l’industrie et un accroissement de sa productivité de façon à augmenter la fourniture de biens industriels que les paysans avaient besoin d’acheter. C’est seulement de cette façon que le flux de biens vers les villes pouvait être maintenu à travers les mécanismes du marché et sans avoir à recourir aux méthodes coercitives qui avaient servi de base au communisme de guerre.

Cependant, tandis que la crise devenait plus sévère, la défense du marché par l’aile droite devint plus véhémente. Le moyen de faire baisser les prix, argumentaient-ils, était de diminuer la fourniture de crédits à l’industrie étatique, la forçant à baisser ses prix et à augmenter son autofinancement par la vente de ses stocks.

La situation se détériora rapidement et atteint son paroxysme à la fin de l’été alors que la disparité entre les prix agricoles et industriels augmentait de semaine en semaine. En octobre, les prix de détails des biens industriels s’établissaient à 187 pour cent de leur niveau d’avant-guerre et les prix agricoles à 58 pour cent. La récolte avait été bonne et des biens de consommation étaient produits. Le mécanisme qui permettait d’établir des conditions commerciales assurant le flux des biens entre la campagne et la ville et réciproquement s’était effondré.

Comme le note E.H. Carr : « Ce que la NEP avait créé n’était pas les tant ventés “liens” ou “alliances” entre le prolétariat et la paysannerie, mais une arène dans laquelle ces deux principaux éléments de l’économie soviétique luttaient l’un contre l’autre dans les conditions d’un marché concurrentiel, l’équilibre de la bataille oscillant brusquement d’abord d’un côté, puis de l’autre… » [23]

La position de la majorité était que tout devait être fait pour réduire la pression sur la paysannerie et que la pression devait être mise sur l’industrie pour réduire les prix. Des grèves ouvrières eurent lieu en août et en septembre et les crédits à l’industrie furent réduits pour tenter d’imposer une baisse des prix.

Le 8 octobre 1923, Trotsky initia une bataille contre la majorité du Comité central dans une lettre sur la crise économique et politique qui se développait. Intensément conscient que ses actes seraient interprétés comme un défi pour la direction du parti au moment ou Lénine était alité et paralysé, il fit clairement savoir que ses vues seraient seulement transmises à un « cercle très réduit de camarades ».

La réémergence de groupes fractionnels au sein du parti, déclara-t-il, était le résultat de deux causes, le régime incorrect et malsain au sein du parti et le mécontentement des ouvriers et des paysans à l’égard de la situation économique dont la cause ne résultait pas seulement de difficultés économiques objectives mais aussi de « flagrantes et graves erreurs de politique économique. »

La résolution du 12e congrès sur le Gosplan et le principe de la planification avait été repoussés à l’arrière-plan et les décisions sur les questions économiques étaient prises de plus en plus par le Politburo « sans préparation préliminaire, en dehors de leur séquence prévue ». L’industrie nationalisée n’avait pas été développée selon un plan d’ensemble, mais avait été sacrifiée à la politique financière.

Il n’y avait pas de mécanisme, dans le cadre des politiques du moment, pour une résolution rationnelle de la crise. « La création même d’un comité pour diminuer les prix est une indication particulièrement significative et accablante de la manière dont une politique qui ignore la signification de la régulation planifiée et opérationnelle est amenée par la force de ses propres et inévitables conséquences à des tentatives de contrôler autoritairement les prix à la manière du communisme de guerre » «écrivait Trotsky. [24]

La direction du Politburo ignora les avertissements sur le cours de la politique et soutint que Trotsky était motivé par la recherche du pouvoir personnel.

La majorité du Politburo déclara : « Nous considérons qu’il est nécessaire de dire franchement au parti qu’à la base du mécontentement du camarade Trotsky, de toutes ses attaques contre le Comité central qui perdurent depuis plusieurs années, de sa détermination à perturber le parti, il y a le fait que Trotsky veut que le Comité central l'installe… à la tête de notre vie industrielle… » [25]

Dans sa réponse, où il détaillait l’histoire passée de ses disputes avec la majorité, Trotsky insista de nouveau sur le fait que « l’une des causes les plus importantes de notre crise économique est l’absence d’une supervision régulatrice correcte et uniforme. » [26]

La Déclaration des 46, qui fut publiée immédiatement après la lettre de Trotsky, fit les mêmes critiques sur la politique économique.

« La désinvolture, l’absence de réflexion, le manque de systématisation dans les décisions du Comité central, qui empêche toute cohérence dans la sphère de l’économie, à conduit à ceci, qu’alors même que des succès importants sont obtenus dans l’industrie, l’agriculture, la finance et le transport, et qui le sont pour l’essentiel non pas grâce mais en dépit d’une direction insatisfaisante ou plutôt en l’absence de toute direction — nous faisons face à la perspective non seulement d’une cessation de ce succès, mais d’une sérieuse crise économique générale. » [27]

Alors que la direction du parti faisait certaines concessions à l’Opposition de gauche, celles-ci avaient un caractère purement verbal. L’Opposition fut condamnée à la 13e conférence du parti en janvier 1924 et défaite au 13e congrès du parti tenu en mai de la même année. En octobre, Trotsky publia ses Leçons d’Octobre, qui entraînèrent une féroce campagne contre lui, dans le cadre de laquelle Staline, pour la première fois, inaugura la théorie du socialisme dans un seul pays. A la suite de cela, Trotsky fut contraint de démissionner de son poste de commissaire à la guerre. En mai 1925, guéri d’une maladie, il reprit le travail au Comité des concessions où il se consacra de façon plus approfondie aux questions auxquelles faisait face l’économie soviétique et à ses relations avec le marché mondial.

Fin

Notes:

13. Robert Daniels, The Conscience of the Revolution, Harvard University Press, 1965, p.121 Traduction de l'anglais.
14. Isaac Deutscher, Trotsky, Volume 1, Oxford University Press, 1970, p. 499. Traduction de l'anglais.
15. Daniels, p. 124. Traduction de l'anglais.
16. Trotsky, My Life, pp. 482-83.
17. Day, “Trotsky and Preobrazhensky,” p. 65. Traduction de l'anglais.
18. Deutscher, Trotsky, vol. 2, p. 42. Traduction française 10-18, Trotsky vol. 3 p. 72
19.
Deutscher, Trotsky, vol. 2, p. 68. Traduction française 10-18, Trotsky vol. 3 p. 105-106
20. E.H. Carr, The History of Soviet Russia, vol. 4, Penguin, 1969, p. 11.
Traduction de l'anglais.
21. Daniels, pp. 202-203. Traduction de l'anglais.
22. Day, p. 82. Traduction de l'anglais.
23. Carr, p. 87. Traduction de l'anglais.
24. Carr, pp. 105-106. Traduction de l'anglais.
25. Daniels, p. 217. Traduction de l'anglais.
26. Carr, p. 106. Traduction de l'anglais.
27. Daniels, p. 218. Traduction de l'anglais.


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