Grève étudiante au Québec

La police commence à faire respecter la draconienne loi 78

Plus de 150 000 personnes ont manifesté mardi à Montréal pour commémorer le 100e jour de la grève étudiante

Mardi dernier, plus de 150 000 personnes ont manifesté dans les rues de Montréal pour commémorer le 100e jour de la grève étudiante.

Les autorités québécoises ont commencé à avoir recours aux vastes pouvoirs de répression contenus dans la loi 78 : la loi spéciale que le gouvernement libéral provincial a fait passer à l’Assemblée nationale la semaine dernière pour réprimer la grève étudiante.

Mardi soir, quelques heures après qu’une énorme foule ait manifesté dans les rues de Montréal pour commémorer les 100 jours de grève et dénoncer la loi 78, la police a invoqué la nouvelle loi pour déclarer une manifestation étudiante de nuit illégale.

En plus de criminaliser la grève étudiante, la loi 78 rend illégales toutes les manifestations, sur n’importe quel enjeu, dans la deuxième province la plus populeuse du Canada, à moins que les organisateurs fournissent à la police, huit heures d’avance, le trajet et la durée de la manifestation et acceptent de respecter tous changements exigés par la police.

Les organisateurs de la manifestation de nuit de mardi (la 29e manifestation de nuit consécutive organisée au centre-ville de Montréal en appui à la grève étudiante), avaient défié la loi en ne demandant pas à la police la permission de manifester. Sur cette base, les policiers ont déclaré la protestation « rassemblement illégal » et ont ensuite eu recours aux gaz lacrymogènes et à la matraque pour disperser la foule de plus de 2000 personnes.

Dans les affrontements qui ont suivi, 113 personnes ont été arrêtées. Selon la police, aucune de ces arrestations n’était due à une violation de la loi 78. Elles ont plutôt été effectuées en raison de présumés actes de violence commis par des gens qui résistaient aux violents efforts de la police pour disperser le foule ou parce que certains portaient un masque. La journée même où le gouvernement du Québec adoptait la loi 78, le Conseil de la Ville de Montréal, aussi réuni en session extraordinaire, a voté un règlement interdisant le port du masque – que ce soit du maquillage, un niqab ou un foulard – lors de manifestations.

Bien que les policiers de Montréal n’aient eu recours mardi à la loi 78 que comme prétexte pour déclarer la manifestation illégale, ils ont affirmé lors d’une conférence de presse hier qu’ils pourraient, à l’avenir, porter des accusations contre les organisateurs de manifestations qui transgresseraient la loi.

À Sherbrooke, la ville où se trouve le comté électoral du premier ministre du Québec Jean Charest, la police est allée plus loin. Mardi soir, les forces de l’ordre ont arrêté 36 personnes et les ont accusés d’avoir contrevenu à l’article 16 de la loi 78 en participant à une manifestation non autorisée. Si elles sont reconnues coupables, ces personnes devront payer une amende de 1000 dollars au minimum et pourraient être forcées de payer jusqu’à 5000 dollars.

La manifestation monstre qui a pris place mardi à Montréal témoigne de l’appui important qui existe pour la lutte des étudiants contre la hausse des frais de scolarité universitaires de plus de 80 pour cent, et du raz-de-marée d’opposition contre la loi 78.

Même les grands médias, qui appuient vigoureusement la hausse des frais de scolarité et qui défendent la loi 78 comme une mesure nécessaire pour mettre un terme à la violence et au désordre, ont été forcés d’admettre mercredi que la loi draconienne du gouvernement, loin de mettre fin à la « crise sociale », l’avait au contraire exacerbée.

Sur la pancarte : « Étudiant(e)s ontarien(ne)s contre la loi 78 »

Un sondage mené par l’un des instituts de sondage les plus respectés au Québec a révélé que 78 pour cent des Québécois pensent que le gouvernement « est allé trop loin ». Il a aussi établi que la population est parfaitement divisée sur la position du gouvernement de légiférer contre les étudiants, et ce malgré la campagne médiatique systématique pour présenter les étudiants comme un groupe violent et égoïste. Le sondage a révélé que l’opposition à la loi 78 provenait surtout des jeunes, des personnes « à faible revenu » et des résidents de Montréal.

À la sortie d’une réunion des ministres mercredi, la ministre de l’Éducation Michelle Courchesne a dit qu’elle était prête à rencontrer les chefs des trois fédérations étudiantes provinciales, y compris les représentants de la CLASSE, que le gouvernement ne cesse de qualifier « d’extrémiste », plus récemment car la CLASSE a affirmé qu’elle n’allait pas se soumettre à la loi 78.

Cependant, même en annonçant que la porte du gouvernement était « ouverte », Courchesne a clairement fait savoir que le gouvernement était toujours aussi déterminé à imposer la hausse des droits de scolarité, qui n’est qu’un élément de son vaste programme d’austérité. Courchesne a rejeté explicitement toute discussion d’un moratoire ou d’un report de la hausse, et encore moins sa diminution ou son annulation, et a affirmé qu’il n’était pas question pour le gouvernement de discuter de changements à la loi 78.

Un manifestant et une pancarte faisant référence à l’imposition de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement libéral Trudeau en octobre 1970

Les dirigeants des fédérations étudiantes ont néanmoins fait savoir qu’ils étaient prêts à reprendre les négociations avec le gouvernement. Plus tôt ce mois-ci, sous la pression des chefs des principaux syndicats du Québec, ils avaient entériné une entente de concession qui, non seulement imposait la hausse des frais de scolarité dans sa totalité, mais qui en plus prévoyait la création d’un comité tripartite, dominé par le gouvernement et le monde des affaires, dans lequel les chefs étudiants auraient collaboré avec le gouvernement pour sabrer les dépenses universitaires. Cette entente a par la suite échoué en raison de l’immense opposition parmi les étudiants.

Tout en dénonçant la loi 78 comme une attaque sans précédent sur les droits démocratiques, les syndicats ont annoncé qu’ils allaient respecter toutes ses clauses, y compris celles qui forcent les enseignants à devenir des auxiliaires du gouvernement et à briser la grève étudiante. Les syndicats cherchent à utiliser leur influence politique et financière sur les associations étudiantes et le mouvement étudiant afin de faire campagne pour leur allié de longue date, le Parti québécois : un parti de la grande entreprise qui a imposé les plus grandes coupes sociales de l’histoire du Québec lorsqu’il a été au pouvoir.

Les dirigeants de Québec solidaire (QS), un parti nationaliste québécois qui se présente comme une alternative de gauche au PQ, se sont quant à eux dissocié de déclarations faites par leur seul député disant que QS appelait à la désobéissance de la loi 78. Les commentaires d’Amir Khadir ont été farouchement dénoncés par les opposants de QS dans l’establishment et par les éditorialistes, qui ont dit que ceux qui n’étaient pas prêts à faire respecter les lois adoptées à l’Assemblée nationale n’avaient pas droit d’y siéger. « Nous ne pouvons encourager la désobéissance à la loi 78 », a fait savoir mercredi Françoise David, co-porte-parole de QS.

Les étudiants québécois et leurs partisans doivent tirer des conclusions radicales de la campagne acharnée menée contre eux, non seulement par le gouvernement libéral Charest, mais par la classe dirigeante canadienne au complet. L’élite capitaliste craint et déteste la grève étudiante, car elle représente un défi implicite lancé à sa stratégie de classe, qui consiste à faire payer la classe ouvrière pour l’effondrement du capitalisme en détruisant tous les gains sociaux arrachés par les travailleurs à travers les grandes luttes sociales du siècle dernier.

Pour être victorieux, les étudiants doivent faire de leur grève le catalyseur d’une mobilisation de la classe ouvrière, au Québec et au Canada, dans une offensive industrielle et politique contre toutes les coupes dans les dépenses sociales, les emplois et les salaires, et pour un gouvernement ouvrier.

Le World Socialist Web Site s’est entretenu avec des participants à la grande manifestation de mardi à Montréal.

Alexis Chartrand, étudiant de secondaire V

Alexis Chartrand est l’un des nombreux étudiants d’écoles secondaires à être devenus politiquement actifs dans la grève étudiante. Il a dit au WSWS : « La loi spéciale, c’est totalement abusif de la part du gouvernement. Ils ne peuvent pas passer une loi qui restreint les libertés fondamentales qui sont dans les chartes [des droits]; c’est impensable. C’est très dangereux de faire passer des lois au nom de la sécurité publique. Il y a beaucoup de régimes fascistes, dictatoriaux, qui sont entrés comme ça. Il faut faire attention pour ne pas que la sécurité publique devienne une excuse pour réduire les libertés des gens.

« Je pense qu’un gouvernement démocratique ne peut pas se permettre de briser un mouvement de contestation populaire aussi franc par la répression. Au bout d’un moment, il va devoir finir par écouter.

« Je milite pour la gratuité. Je pense que l’éducation, la santé, les services publics essentiels doivent être totalement gratuits pour tout le monde. C’est une mesure égalitaire de base qui devrait être assurée dans nos sociétés. Mais c’est sûr que dans un contexte de crise, des négociations se font et il faut toujours céder un peu pour arriver à des ententes. »

Alexis était conscient des parallèles entre les événements au Québec et ce qui arrive en Europe. « Plus on pousse la population dans ses limites, plus elle va bouger, plus elle va chercher à regagner ce qu’elle a perdu. On voit ce qui se passe en Grèce et en Italie : il y a de gros problèmes économiques, la population paie énormément pour le système économique actuel. Au Québec, même si nous sommes dans une situation beaucoup moins pire qu’en Grèce, il y a quand même des mesures que l’on considère comme étant injustes puis on commence à se lever contre ça, et puis ça ne passe pas. »

Estelle, Sandrine et Asma

Estelle, Sandrine et Asma vont à l’école secondaire Sophie-Barat.

Estelle et Sandrine ont toutes deux exprimé leur opposition à la loi 78. « Ça devient presque une dictature où tu n’as pas le droit de rien faire ni de rien dire », a dit Estelle.

Sandrine a ajouté : « J’ai vraiment l’impression d’être dans une dictature avec cette loi-là. Je ne trouve pas ça normal que l’on se sente menacé de porter le carré rouge devant des policiers. Ce n’est pas normal que l’on soit rendu au Québec à bafouer une opinion politique. »

Lorsque nous leur avons demandé comment elles s’expliquaient l’intransigeance du gouvernement, Sandrine a répondu : « Je crois qu’il a la pression de gens plus riches, pour qu’eux n’aient pas à payer ce qu’ils devraient payer. »

Asma a exprimé son désaccord sur un sondage qui disait que les Québécois appuyaient massivement la loi 78. « Je crois que les sondages sont biaisés. Le sondage fait par La Presse jeudi dernier sur la loi spéciale a été fait avant que les détails de la loi soient donnés. Puis on voit après le dépôt de la loi que les gens ne sont pas d’accord. Chaque fois que je parle à des gens dans la rue, la plupart sont pour le mouvement étudiant et non contre. Dans les dernières manifestations, les gens nous acclamaient dans la rue.

« La majorité de la population est de la classe moyenne et pauvre, et si on devait s’unir pour protester contre les inégalités, ce serait un plus grand mouvement que celle au sujet de la hausse. »

Emil Grigorov, chargé de cours à l’Université Laval

Emil Grigorov, un chargé de cours à l’Université Laval à Québec, nous a dit que la loi 78 l’avait motivé à sortir dans la rue pour appuyer les étudiants. « Cette loi agresse directement la démocratie dans ses principes mêmes. C’est une loi antidémocratique et comme il s’est avéré, anticonstitutionnelle. Il ne faut pas la laisser passer.

« Je pense qu’il [le gouvernement] est sous la pression des grosses entreprises et il se retrouve dans une sorte d’impasse. Je ne crois pas qu’il va réussir à briser le mouvement étudiant puisque ce n’est plus qu’un mouvement étudiant. C’est un mouvement beaucoup plus large, un mouvement social, un mouvement politique. C’est un mouvement pour la démocratie.

« Moi j’ai vécu la dictature [en Bulgarie]. J’ai passé la moitié de ma vie dans un régime totalitaire, puis ça commence toujours par des petits changements, des petites agressions contre la démocratie, puis ça finit par l’abolition de la démocratie. »

(Article original paru le 24 mai 2012)

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