Appels en faveur d’un démantèlement de la démocratie lors d’une conférence organisée par un grand quotidien allemand.

Les processus de prise de décision étant devenus trop inefficients et prenant trop de temps dans les conditions de la crise financière mondiale, certains domaines de la politique devraient par conséquent être considérés comme « exemptés de la démocratie ».

Ce sont les vues sur lesquelles a insisté Otto Depenheuer, professeur de droit constitutionnel et philosophe du Droit à Cologne lors d’une « conférence de changement d’orientation » organisée par le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) à Berlin, il y a un mois. Cette conférence était intitulée : « Le capitalisme et la démocratie en crise ».

Selon un article de Reinhard Müller paru dans l’édition du 20 novembre de ce journal, Depenheuer a résumé son appel en détournant le slogan électoral utilisé par Willy Brandt en 1969 « Oser plus de démocratie » et en le changeant en son contraire « Oser moins de démocratie ».

Depenheuer a propagé pendant des années des vues extrêmement droitières et anti-démocratiques sur les questions politiques contemporaines. Malheureusement, le bref article de la FAZ ne fournit pas plus de détail sur les remarques du professeur. Mais ses publications des dernières années montrent ce qu’il veut dire par « exempt de démocratie ».

En 2007, Depenheuer a publié un livre intitulé « L’auto-affirmation de l’Etat de droit » faisant partie d’une série intitulée « A propos de la Loi et de l’Etat » et publié par la maison d’édition universitaire Schöningh. Dans son livre, Depenheuer s’inspire directement des conceptions politiques et légales du professeur Carl Schmitt qui avait sympathisé avec les Nazis il y a 80 ans. Grâce a sa position en tant que « juriste de la couronne » Schmidt a rédigé une justification légale de la dictature nazie dans une forme aisément digestible par la bourgeoisie académique.

Comme Schmitt, Depenheuer rejette résolument la notion de l’Etat développée par le rationalisme et dans la période des Lumières, affirmant qu’elle se fondait trop rigidement sur les droits des individus. Selon Depenheuer, la relation entre le citoyen et l’Etat n’est pas déterminée par des droits fondamentaux, mais par les obligations fondamentales des individus vis-à-vis de l’Etat. L’Etat et l’ordre garanti par son pouvoir constituaient après tout la précondition existentielle de tous les individus. Quiconque refuse de reconnaître l’Etat et au contraire s’y oppose, et son système juridique était un ennemi « hors de la loi ».

Sur la base d’une telle théorie de l’Etat, argumente Depenheuer (p.63ff.) une institution de type Guantanamo pour la détention préventive d’« ennemis » pourrait être également justifiée en Allemagne. Depenheuer fait seulement cette concession que – en contraste avec les procédures américaines – ce sont les tribunaux qui doivent décider du statut d’ennemi et de la privation des droits qui lui est associé avant que les prisonniers n’y soient incarcérés.

Aux yeux de Depenheuer, l’Etat a même le droit, pour son autodéfense, d’ordonner à des citoyens loyaux de sacrifier leur vie. Un tel sacrifice fait partie des devoirs d’un citoyen durant tout état d’urgence ou « situation grave » telle qu’elle sera prescrite et déclarée par l’Etat souverain.

Sur la base de cet argument, Depenheuer s’est servi de son livre pour attaquer un jugement rendu par la Cour constitutionnelle allemande le 15 février 2007. Cette Cour sise à Karlsruhe avait déclaré inconstitutionnelles certaines sections de la « Loi sur la sécurité aérienne » adoptée par la coalition des sociaux-démocrates et des Verts. Ces sections permettaient et réglementaient l’abattage d’un avion civil, rendant ainsi légal de tuer des civils dans le cas d’une attaque terroriste réelle ou perçue comme telle.

La cour a fondé sa décision sur le principe général du respect de la dignité humaine des passagers innocents et sans défense et de leur droit à la vie. Depenheuer s’y oppose et dit qu’en fin de compte la dignité d’êtres humains consiste dans leur disponibilité à sacrifier leur vie pour le sort de la ‘communauté étatique’. Il argumente que la Cour constitutionnelle priverait des passagers innocents dans les mains de terroristes des restes de leur dignité, notamment du « droit de se sacrifier pour la communauté » ou de la possibilité qu’ils se sacrifient.

« Dans la société saturée, hédoniste et multi-culturelle à la recherche exclusive du plaisir et de l’excitation des dernières décennies, » dit Depenheuer, les « catégories fondamentales de la politique étatique » comme « le pouvoir d’Etat comme fondement de l’ordre », le « sacrifice citoyen », la « mort sacrificielle », l’« ennemi » et « le droit réservé aux ennemis » ont été refoulés et oubliés.

Il se plaignit de ce que la doctrine constitutionnelle et les tribunaux avaient ignoré et tabouisé ces catégories ou s’en étaient « débarrassés ». En refusant de travailler avec de telles notions ceux-ci avaient développé une sorte d’« autisme constitutionnel ». Etant donné « le danger posé par l’intégrisme musulman » dans l’actuelle « ère de terrorisme », ces tabous devaient être enlevés.

Suivant la publication du livre de Depenheuer, l’ancien ministre allemand de l’Intérieur et actuel ministre des Finances, Wolfgang Schäuble l’avait recommandé comme inspiration dans « la lutte contre le terrorisme islamiste » et avoua qu’il en avait fait son livre de chevet.

Le fait que la Frankfurter Allgemeine Zeitung ait ouvert sa conférence à Depenheuer pour qu’il s’en serve de tribune pour propager ses idées est un indice sûr de ce que cette recommandation a été entendue dans les milieux de l’élite politique, des faiseurs d’opinion et des conseillers gouvernementaux.

C’est Günther Nonnenmacher, un des éditeurs de la FAZ, Andreas Rödder un professeur d’histoire de Mayence et expert de droit constitutionnel et l’ancien juge à la cour constitutionnelle Udo di Fabio de Cologne qui avaient invité à cette conférence. Parmi les participants figuraient des politiciens en vue, des directeurs de banques et d’entreprises, des représentants des médias et des universitaires.

L’article de la FAZ ne fait mention d’aucune réelle protestation ou forte indignation en réponse à l’exposé de Depenheuer. Une limitation de la démocratie était apparemment considérée comme un thème « ouvert au débat » et une option politique légitime. Les quelques arguments et lambeaux de discours d’autres participants à la conférence brièvement cités dans l’article de la FAZ suggèrent même que les conceptions des autres orateurs ne s’opposent en rien à celles de Depenheuer ou du moins ne se trouvent pas en absolue contradiction avec elles.

Même Werner Plumpe, professeur d’histoire à Francfort-sur-le-Main et président de l’Association des historiens allemands ne vit aucune raison de s’opposer vigoureusement aux conceptions de Depenheuer.

Plumpe aurait pu rappeler les leçons de la tragique histoire de l’Allemagne à la fin de la république de Weimar, alors que non seulement Carl Schmitt mais de grandes parties de la petite bourgeoisie universitaire avait adopté des notions anti-démocratiques similaires et, sur cette base, avaient soit ouvertement soutenu le régime Nazi, soit s’étaient lâchement inclinés devant lui.

Au lieu de cela, Plumpe plaça les causes de la dette allemande et européenne dans la politique sociale poursuivie depuis les années 1960 – et non pas dans l’enrichissement de l’aristocratie financière et son pillage du trésor public à travers la baisse des taxes sur les entreprises et la propriété. Selon Plumpe, le fait de faire de plus en plus de dettes n’a, selon lui, jamais été considéré comme un problème, mais on s’en est servi à la légère pour financer des réformes sociales.

Plumpe arguemente de manière semblable dans son livre « Les crises économiques – passées et récentes », publié au printemps de cette année. Il y écrit : « Les Grecs ont simplement vécu au-dessus de leurs moyens. » Cela ressemble à la critique réactionnaire de Depenheuer qui voit la racine de tous les maux dans « le style de vie et la politique de la société de plaisir ivre de prospérité ». Selon le professeur de droit constitutionnel, c’est cela qu’il faut attaquer à la racine pour engager un « tournant tendanciel ».

L’ancien ministre de l’environnement Norbert Röttgen (CDU, Union chrétienne démocrate) révéla avec quel cynisme l’élite politique allemande est prête à se débarrasser des droits démocratiques, lorsque ceux-ci deviennent un obstacle pour le gouvernement. Lorsqu’on lui posa la question de savoir si « la politique de changement climatique (était) une question qui exige des décisions prises par une majorité », il répondit : « cela dépend de la façon dont la majorité décide. »

Hans-Werner Sinn, le président de l’Institut ifo (Institut de la recherche économique) parla lui aussi à la conférence de la FAZ. Sinn est connu pour sa critique nationaliste de la politique européenne du gouvernement allemand et pour son ferme rejet de tout soutien des autres Etats européens.

La réponse autoritaire à la « crise du capitalisme et de la démocratie » présentée à la conférence de la Frankfurter Allgemeine Zeitung n’a pas non plus provoqué de protestation ou de commentaire détaillé après l’événement, même pas dans les pages du journal lui-même. Quelque 80 ans après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, l’audacité avec laquelle on débat à nouveau de formes autoritaires de gouvernement et on les approuve, ne rencontre aucune opposition de la part des médias, des conseillers et des décideurs dans le monde des affaires, dans les milieux politiques ou universitaires.

Vu l’aggravation de la crise financière et de la récession mondiale, ces couches aisées sont déterminées à défendre leur richesse et le système de profit par un « tournant tendanciel » radical, c'est-à-dire par la destruction des réformes sociales et démocratiques et des concessions gagnées par la classe ouvrière au cours de siècles de lutte. Seule une dictature s’accompagnant d’une répression à grande échelle est capable de réaliser un tel programme réactionnaire.

(Article original publié le 13 décembre 2012)

 

 

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