Perspectives

L’« État de droit » et les assassinats étatiques

Il y a des moments où des déclarations publiées dans des journaux sont tellement significatives que l’on peut à juste titre prédire qu’elles seront citées pendant plusieurs années à venir.

Tel est le cas d’un éditorial publié le 29 novembre par le New York Times intitulé « Des règles pour les assassinats ciblés » (en anglais, « Rules for Targeted Killing »). Cela marque une autre étape dans le rejet des droits démocratiques fondamentaux et des principes constitutionnels par l’establishment politique américain.

L’éditorial note avec approbation que l’administration Obama est en train de « développer des règles pour déterminer quand tuer des terroristes à travers le monde ».

La création de ces « règles » aurait été motivée par des préoccupations dans l’administration selon lesquelles des « normes et des procédures » devaient être mises en place advenant une défaite d’Obama dans les élections. Sans aucun doute, une motivation plus convaincante est la peur qu’un jour ils pourraient tous être trouvés coupables de crimes de guerre. Les nouvelles règles, et l’éditorial du Times lui-même, sont une admission tacite de criminalité.

Néanmoins, le Times fait l’éloge de ce « premier pas vers la reconnaissance que lorsque le gouvernement tue des gens hors du champ de bataille, il doit suivre des directives officielles basées sur l’État de droit – particulièrement lorsque la vie d’un citoyen américain est en jeu. »

Qualifier un tel vocabulaire d’« orwellien » lui rendrait à peine justice.

Les « assassinats ciblés » ou « lorsque le gouvernement tue des gens hors du champ de bataille » sont des euphémismes évidents pour des assassinats par l’État et des meurtres extrajudiciaires, qui sont explicitement interdits par le droit international et proscrit par la Constitution américaine. Pendant les quatre dernières années, l’administration Obama a commis de tels crimes à une échelle industrielle par les attaques de missiles par drones.

Quant au fait que cette politique cible les « terroristes », ce mot est devenu une composante essentielle du jargon administratif de Washington, utilisé pour décrire toute personne qui est perçue comme un obstacle direct ou potentiel aux intérêts américains mondiaux et pour étiqueter, après coup, toute personne que les États-Unis auraient tuée.

L'éditorial reconnaît que la CIA, qui utilise des avions pilotés à distance, a réalisé plus de 320 attentats au Pakistan seulement, tuant au moins 2 560 personnes. Selon les registres tenus par le gouvernement pakistanais, 80 pour cent des morts sont des civils innocents. Des milliers d'autres ont été horriblement mutilés par des missiles Hellfire et ont subi des lésions cérébrales, ont perdu des membres ou ont été victimes de graves brûlures.

On retrouve plusieurs Américains parmi les cibles d’assassinats à distance, dont l’imam natif du Nouveau-Mexique Anwar al-Awlaqi et Samir Khan, tués le 30 septembre de l’année dernière, ainsi que le fils d’Awlaki âgé de 16 ans, Abdulrahman al-Awlaki, tué deux semaines plus tard, tous les trois au Yémen.

Le Times affirme que « les directives officielles fondées sur l’État de droit » doivent être respectées « particulièrement lorsque la vie d’un citoyen américain est en jeu ». L’implication évidente est qu’assassiner un non-citoyen n’est pas une préoccupation majeure et peut être effectué plus ou moins à volonté, une distinction odieuse qui n’existe nulle part dans la Constitution américaine.

La conception plus fondamentale, toutefois, est que « les directives officielles » – l’éditorial souligne ailleurs que les « règles d’assassinat… doivent être rigoureuses et formelles – rendent légitime d’une façon ou d’une autre ce qui est sans conteste le crime le plus abominable qu’un gouvernement puisse commettre – tuer quelqu’un sans l’application d’une procédure équitable.

Dire de certaines « règles » ou « directives » adoptées par le pouvoir exécutif pour régir ces meurtres qu’elles sont « fondées sur l’État de droit » est à la fois juridiquement frauduleux et moralement obscène. L’ensemble du programme des assassinats par drones représente une répudiation en pratique des principes fondamentaux du droit, allant de l'habeas corpus au droit de confronter ses accusateurs et au droit à un procès par un jury formé de ses pairs.

Une pratique criminelle en soi ne peut être devenir légale, et encore moins constitutionnelle, en la masquant d’une série de procédures et de règles élaborées en secret en mises en place par de hauts fonctionnaires de l’État. À son époque, le régime nazi a élaboré toutes sortes de procédures secrètes pour justifier les meurtres de masse. Les directives et règles concoctées par Obama et ses conseillers de l’armée et du renseignement au cours des sessions du « mardi de la terreur » ne peuvent pas plus rendre légitime cette pratique que les règles et régulations volumineuses promulguées par le Troisième Reich pouvaient légaliser les meurtres de masse sous les nazis.

Si le gouvernement américain a le pouvoir de mener l’exécution extrajudiciaire de citoyens américains et de non-citoyens outre-mer indifféremment, ce n’est qu’une question de temps – c’est-à-dire une question d’attendre une opportunité politique soigneusement élaborée – avant que le président ordonne un assassinat à l’intérieur des États-Unis.

Cette conclusion est implicite dans l’éditorial du Times, où il est écrit de manière peu convaincante que « des méthodes policières traditionnelles devraient être employées en sol américain ». Le fait que le Times se sente obligé d’inclure ce timide rappel dans son éditorial ne peut vouloir dire que la rédaction du journal est bien consciente que la pratique d’assassinats ciblés aux États-Unis est déjà envisagée activement par l’administration Obama. Rien à ce point-ci n’est « hors de question » lorsqu’il s’agit d’exercer la violence d’État. 

L’éditorial soutient que « si un citoyen américain est pris pour cible à l’étranger, l’application d’une procédure équitable est nécessaire ». En quoi va consister cette « procédure équitable » ? Clairement, il ne s’agira en aucun cas des droits garantis par la Constitution des États-Unis. Ce sera plutôt un ensemble de procédures administratives mises sur pied par une clique composée d’officiers militaires, d’agents du renseignement et du président des États-Unis. Ceux-ci agiront à titre de juge, jury et bourreau.

Le New York Times insinue que les règles officielles d’une procédure équitable pourraient être respectées par « la création d’un tribunal spécial, comme le Foreign Intelligence Surveillance Court, qui pourrait évaluer les preuves accumulées avant que le nom d’une personne ciblée ne soit inscrit sur la liste d’assassinat ».

Autrement dit, l’État mettrait en place une Chambre étoilée – un organe secret extralégal – dont la fonction serait d’entériner sans discuter les meurtres ordonnés par la CIA et l’armée, de manière semblable au rôle que joue le tribunal de la FISA face à l’espionnage national par le gouvernement.

Il va sans dire que chaque membre de ce « tribunal spécial » serait aussi un membre de longue date, évalué avec soin, de la bureaucratie des services du renseignement, qui promettrait de garder le secret.

Il y a un peu plus d’une décennie, Washington condamnait publiquement les « assassinats ciblés », un terme inventé par Israël pour justifier son programme illégal d’assassinats contre les Palestiniens. Une génération avant, les assassinats perpétrés par la CIA, qui lui ont donné le surnom de Meurtre inc., avaient fait l’objet de vastes enquêtes du Congrès et d’audiences qui avaient conclu que de tels assassinats étaient illégaux.

Le 5 juin 1975, le New York Times citait avec approbation le maintenant défunt sénateur Frank Church et sa condamnation des assassinats d’État. « Peu importe qui en a donné l’ordre. Un meurtre est un meurtre. Les États-Unis ne sont pas un pays malfaisant et nous ne pouvons tolérer un gouvernement malfaisant. »

Trente-sept ans plus tard, le Times n’a aucune objection de principe aux assassinats. Tout ce qu’il souhaite est que les meurtres soient perpétrés dans le respect de règles bureaucratiques.

L’éditorial du Times offre un aperçu de la mentalité qui domine au sein de couches de plus en plus importantes de l’élite dirigeante et de sa riche périphérie. Ils ne reculeront devant rien – les guerres, le meurtre et la terreur – pour obtenir ce qu’ils veulent.

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