Nevermind de Nirvana est réédité par Sony/Universal

Appréciation d’une icône pop américaine

Vers la fin de l’année 2011, une édition remastérisée de l’album phare du groupe de pop-punk Nirvana, Nevermind, fut publiée pour souligner le 20e anniversaire de cet album.

Lors de la première publication en 1991, la compagnie de disques du groupe, Geffen Records, avait été forcée de suspendre la production de tous ses autres artistes afin de répondre à la demande générée par la publication de l’album, propulsé par le succès « Smells Like Teen Spirit ». L’album est devenu multi-platines dans plus d’une dizaine de pays et est certifié diamant (plus de 10 millions de copies envoyées) aux États-Unis.

La réédition de Nevermind fournit à l’auditeur une opportunité de se concentrer sur les forces et les faiblesses de l’album, ainsi que sur l’impact qu’a eu, et qu’a toujours, le groupe.

Nirvana – qui est composé du guitariste et chanteur Kurt Cobain (1967-1994), du bassiste Krist (connu sous le nom de Chris) Novoselic et du batteur et deuxième guitariste David Grohl – a émergé de la scène « grunge-rock », une variante du punk venant de la côte ouest. Ce style de musique a émergé vers la fin des années 1980 à Seattle, près de la ville natale du groupe, Aberdeen, dans l’État de Washington. Nirvana fut influencé par des groupes comme The Melvins et particulièrement par le groupe punk The Pixies.

CobainKurt Cobain in 1993

La plupart des chansons du groupe sont étrangement structurées. Elles consistent en séquences de calmes tendus qui donnent suite à des refrains abrasifs et « grunges ». Loin d’être un élément superflu, cette dynamique apporte une véritable valeur émotionnelle et esthétique. La plupart de ces interruptions à haute intensité coulent bien avec la chanson dans son ensemble, lui donnant ainsi un élément d’urgence nécessaire.

Même si cette dynamique est souvent vue comme omniprésente dans la musique du groupe, Cobain et les autres membres possèdent un talent incontestable pour les mélodies pop. Le rythme principal et les séquences de basses jouent souvent en tandem, amenant la musique vers les crescendos plus rauques de Cobain.

Cette dynamique peut être écoutée sur des chansons telles « Smells like Teen Spirit », le single explosif du groupe. Les paroles de Cobain sur le dernier couplet vont comme suit : « I find it hard/It’s hard to find/Oh well, whatever, never mind » (Je trouve ça difficile/C’est difficile de trouver/Bah, peu importe, laisse tomber). Les paroles du refrain évoquent des sentiments de dégoût et de colère contre le monde actuel : « Here we are now, entertain us/I feel stupid and contagious/Here we are now, entertain us » (Nous sommes là, divertissez-nous/Je me sens stupide et contagieux/ Nous sommes là, divertissez-nous). Ces sentiments ont clairement touché une corde sensible chez un large auditoire et montrent également une volonté, constamment présente, d’aller à l’encontre des conventions. Les hurlements des refrains accentuent et mettent en évidence ces sentiments. Tant par son titre que par son contenu, « Smells… » peut servir de point de référence à de nombreuses forces et faiblesses de Nirvana.

Ce titre, qui avait été à l’époque confondu avec une marque de déodorant, aurait été donné à la chanson parce que Cobain croyait qu’il avait un aspect « révolutionnaire ». Ayant émergé de la scène punk américaine de la côte ouest vers la fin des années 1980, Cobain côtoyait plusieurs formes de radicalisme des classes moyennes, ayant fréquenté la rockeuse féministe et « riot grrl » Tobi Vail. Pour le meilleur et pour le pire, ces influences (l’opposition au sexisme, au racisme et à l’homophobie) ont certainement joué un rôle dans la création du groupe.

La chanson « In Bloom » exprime le désir du groupe de faire mentir ceux qui associent sa musique à l’imagerie essentiellement violente et hédoniste que l’on retrouve dans la culture populaire. La chanson critique ce type de personnes « who likes all our pretty songs » (qui aime toutes nos jolies chansons) et qui « likes to shoot his gun » (aime se servir de son flingue), mais qui, en fin de compte, « don’t know what it means » (ne sait pas ce que ça signifie).

Dans « Come As You Are », on peut entendre : « Come, doused in mud/Soaked in bleach/As I want you to be » (Viens, couvert de boue/Trempé d’eau de Javel/Comme je le veux) et dans l’interlude, les paroles au ton provocateur « And I swear that I don’t have a gun » (Je jure que je n’ai pas de flingue). La partie instrumentale de cette chanson est peut-être la plus accrocheuse de l’album. L’auditeur est immédiatement attiré par l’effet quasi aquatique de la guitare électrique.

La pièce « Lithium », qui se veut une représentation du fondamentalisme religieux et de l’étroitesse d’esprit qu’il entretient, est elle aussi particulière. Cobain chante sur un ton cinglant : « I’m so happy/ ‘Cause today I found my friends/They’re in my head…And just maybe/ I’m to blame for all I’ve heard » (Je suis si heureux/Car aujourd’hui j’ai trouvé mes amis/Ils sont dans ma tête… Et peut-être bien/Que c’est ma faute). Le sarcasme de Cobain est mordant ici.

L’utilisation du sarcasme pour évoquer les effets du « lithium » religieux laisse entrevoir cependant un cynisme plus profond, alimenté par l’expérience même de l’artiste avec la chrétienté régénérée lorsqu’il était jeune. Comme si injurier quelque chose étant suffisant pour s’en débarrasser, le manque de clarté sur la question semble vouloir être comblé par la parodie. Cobain ne peut réussir à communiquer pourquoi l’obscurantisme religieux continue d’avoir une emprise si considérable sur la vie sociale, et pourquoi l’artiste lui-même pu en être victime à une période précédente. En général, les processus et les tendances qui troublent l’artiste sont clairement reconnus, mais ils ne sont pas explorés.

Nevermind a d’autres faiblesses : l’intensité de la musique devient fatigante à la longue et laisse peu d’occasions à l’auditeur pour réfléchir à ce qu’il entend. Cette esthétique musicale devient encore plus prononcée et envahissante dans les derniers albums du groupe. Ainsi, l’opposition que Nirvana exprime envers les comportements antisociaux et agressifs ne semble pas avoir été suffisamment réfléchie.

L’album possède tout de même des moments de plus grande sensibilité. « Polly » est l’un des rares moments de l’album où Cobain n’est pas accompagné de l’habituelle musique électrique. La chanson est basée sur l’histoire d’une jeune fille de la région qui a été kidnappée à un concert rock. Le chanteur commence avec des paroles cyniques, « Polly wants a cracker/I think I should get off her first » (Polly veut un biscuit/Je devrais peut-être m’ôter de sur elle avant), mais on sent, finalement, que ses sentiments sont à la bonne place.

Selon le biographe de Cobain, Charles Cross, le nom « Nirvana » a été choisi pour sa « beauté », suggérant aussi une connexion du groupe avec l’idéal de « l’absence de douleur, de souffrance et du monde extérieur ». Le biographe ignore peut-être le plus évident, soit que le « Nirvana » est l’opposé des conditions réelles dans lesquelles Cobain et son entourage vivaient.

Après un combat continu et hautement publicisé avec la dépendance aux drogues, Cobain a été déclaré mort par suicide en avril 1994 d’un coup de feu à la tête. Le chanteur-compositeur avait 27 ans.

Les commentateurs philistins attribueront toujours le suicide d’une telle personnalité purement aux difficultés personnelles. Elles jouent, évidemment, un rôle significatif. Sauf dans les cas extrêmes, la vie sociale ne mène pas directement une personne au suicide. Toutefois, dans le cas d’une personnalité publique aussi sensible et réceptive aux stimuli externes que Cobain, on ne peut s’empêcher de considérer la période sociale dans laquelle son ascension et celle de son groupe a pris place, ainsi que les nombreux processus sociaux qui ont forgé leur vision.

Peu importe ce que le nom du groupe suggère, il devait aussi faire référence, ironiquement, à l’atmosphère de l’époque et son culte de l’argent, de la cupidité et du militarisme. La chute de l’Union soviétique et la « fin du socialisme », voire « la fin de l’histoire », signifiaient, selon la doctrine officielle, que l’état actuel des choses correspondait alors au meilleur des mondes possibles. Quelle perspective sombre et démoralisante!

Les conditions sociopsychologiques ont, à notre avis, eu une grande part à jouer dans le parcours tragique de Cobain.

Pour une personne sensible à la grossièreté du spectacle, sans une conception claire de ce qui prenait place ou sans aucun espoir que cela puisse changer, le besoin de « fuir » devait être écrasant.

Cobain, Grohl et Novoselic possédaient sans aucun doute d’immenses talents et une chimie naturelle ensemble. On ne peut que spéculer sur ce que Cobain aurait été en mesure de créer si sa propre vie avait eu de meilleures perspectives d’avenir.

(Article original paru le 5 décembre 2012)

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