Les dirigeants des protestations thaïlandaises exigent la démission du gouvernement

Après une semaine de protestations anti-gouvernementales dans la capitale thaïe, le dirigeant des protestations, Suthep Thaugsuban, aurait rencontré en un lieu tenu secret la première ministre Yingluck Shinawatra en présence de chefs de l’armée de terre, de la marine et de l’armée de l’air. La rencontre qui a été organisée à la demande du chef de l’armée Prayuth Chan-ocha, n’est parvenue à aucun règlement.

Après la réunion, Suthep a déclaré qu’il n’y avait eu « ni négociations ni compromis. » Il a déclaré : « J’ai dit à Yingluck que c’était l’unique et dernière fois que je la voyais tant que le pouvoir n’est pas confié à la population. Il n’y aura pas de négociation et tout doit s’achever en deux jours. »

Suthep qui a été vice-président du Parti démocrate, le parti d’opposition, avant de démissionner pour prendre la tête des protestations, demande la nomination d’un « Conseil du peuple » en remplacement du gouvernement. Un tel conseil ne serait rien d’autre qu’une façade pour les sections de l’armée, de la monarchie et de la bureaucratie de l’Etat qui sont farouchement opposées au frère de Yingluck, l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, qui fut évincé en 2006 par un coup d’Etat militaire.

Profitant d’une loi d’amnistie proposée par le gouvernement, Suthep, les démocrates et leurs partisans ont mobilisé des sections des classes moyennes de Bangkok et des partisans originaires du sud du pays pour exiger le départ du gouvernement. La législation gouvernementale, tout en offrant aux démocrates et aux dirigeants de l’armée une amnistie touchant le rôle qu’ils ont joué lors des bouleversements politiques de ces sept dernières années, aurait également permis à Thaksin de rentrer d’exil.

En contraignant Yingluck au retrait, Suthep avait déclaré que dimanche serait un « V-day » (jour de la victoire). Selon la police, quelque 30.000 manifestants anti-gouvernement – ils étaient 100.000 le dimanche précédent – ont tenté de s’emparer, dans la capitale, de huit bâtiments gouvernementaux. Pendant cette fin de semaine, trois personnes au moins ont été tuées et des dizaines d’autres blessées.

Pour la première fois hier matin, la police qui gardait le centre administratif gouvernemental a eu recours aux gaz lacrymogènes et aux canons à eau contre des manifestants qui tentaient de prendre le contrôle du bâtiment. La police anti-émeute a aussi utilisé des gaz lacrymogènes contre un groupe d’environ 3.000 manifestants qui essayait de forcer les barrières dressées devant le siège de la police métropolitaine.

Au moins deux personnes ont été tuées dans les affrontements survenus dimanche aux alentours de l’université Ramkhamhaeng entre les manifestants pro et anti-gouvernement. Selon le Bangkok Post, une bagarre impliquant quelque 3.000 personnes a éclaté lorsque des « chemises rouges » pro-gouvernement se sont rendus au stade Rajamangla pour manifester leur soutien à Yingluck.

Selon les comptes rendus des médias, quelque 70.000 personnes ont participé au rassemblement des Chemises rouges organisé par le Front uni pour la démocratie contre la dictature (UDD), et des dizaines de milliers d’autres s’étaient mises en marche à partir des bastions du gouvernement situés dans les zones rurales du nord et du nord-est du pays. Hier, l’UDD a dit à ses partisans de rentrer chez eux. Un dirigeant de l’UDD a dit ne pas vouloir compliquer la gestion de la crise politique par le gouvernement.

Un aspect significatif des protestations d’hier a été la présence de soldats dans les rues de Bangkok pour la première fois depuis la répression sanglante en 2010 des protestations des Chemises rouges contre le gouvernement démocrate de l’époque. Le Centre de gestion de la paix et de l’ordre (CAPO, Centre for the Administration of Peace and Order) a réclamé que 2.730 soldats, du personnel de la marine et de l’armée de l’air et 180 membres de la police militaire soient déployés autour de Bangkok.

La mobilisation du personnel militaire qui est pour le moment sans armes, en apparence pour protéger les services gouvernementaux et les stations de télévision, pourrait fournir la base à l’éviction de Yingluck et de son gouvernement. Comme lors du coup d’Etat de 2006, les protestations anti-gouvernementales visent à créer le climat politique requis pour une intervention de l’armée. A ce stade, le chef de l’armée Prayuth a indiqué, en public du moins, que les forces armées ne prenaient pas parti.

De profondes divisions au sein des élites dirigeantes du pays à propos de la politique économique et du clientélisme se cachent derrière les actuels troubles politiques. Alors que les élites traditionnelles avaient soutenu la mise en place du milliardaire Thaksin en tant que premier ministre en 2001, elles se sont tournées contre lui dès lors qu’il a ouvert davantage l’économie thaïe aux investisseurs étrangers et qu’il a cultivé, par une distribution limitée de dons, sa propre base sociale dans une partie de la population rurale pauvre.

Suite au coup d’Etat de 2006, la junte militaire a tenté d’imposer à nouveau des contrôles économiques nationaux, ce qui a provoqué une crise financière. Fin 2007, elle a appelé à de nouvelles élections que le Parti du pouvoir populaire (PPP) pro Thaksin a remportées en dépit d’une révision de la constitution destinée à l’empêcher d’accéder au pouvoir. Les protestations anti-Thaksin, ou « Chemises jaunes », de 2008 avaient préparé le terrain au renversement de deux premiers ministres PPP par les tribunaux et à la mise en place d’un gouvernement démocrate soutenu par l’armée. 

La crise politique a culminé en 2010 dans la brutale répression militaire des manifestations de Chemises rouges dirigées contre le gouvernement démocrate et qui a fait plus de 90 morts et 1.500 blessés. Sur fond de crainte que la classe ouvrière et les pauvres en milieu rural ne commencent à formuler leurs propres revendications, les factions rivales ont cherché à trouver un compromis. Un accord secret fut conclu entre Thaksin et l’armée et le roi pour permettre à Yingluck de former un gouvernement si son parti Puea Thai gagnait les élections de 2011. En vertu de cette entente, le gouvernement n’interviendrait pas dans les affaires de l’armée ou de la monarchie.

Yingluck a en grande partie respecté l’accord. La loi d’amnistie votée par son gouvernement a non seulement été un moyen de permettre le retour d’exil de Thaksin, mais a aussi permis de disculper l’armée et les dirigeants démocrates pour le rôle qu’ils ont joué dans les meurtres de 2010. Après le rejet de la loi par le Sénat, des amendements constitutionnels visant à établir une chambre haute entièrement élue furent annulés par la Cour constitutionnelle. Les tenants de la ligne dure dans le camp anti-Thaksin ont exploité cette situation pour débuter des protestations exigeant la chute du gouvernement.

Le patronat est en train d’exprimer son inquiétude face au conflit politique non résolu. Samedi, la Chambre de commerce thaïe a instamment réclamé des négociations, un appel qui est soutenu par les organisations représentant les investisseurs étrangers en Thaïlande. Sous jacent aux tensions existant au sein des milieux dirigeants, il y a un fort ralentissement des exportations et de l’économie du pays.

Ce face à face tendu se poursuit. Les dirigeants des protestations ont appelé pour lundi 2 décembre à une grève générale des travailleurs du public et du privé suite à l’échec du « V-day » de dimanche. Yingluck, quant à elle, a déclaré samedi qu’elle ne démissionnerait pas. « Je ne fuirai nulle part. Je suis peut-être une femme mais j’ai le courage d’envisager tous les différents scénarios possibles, » a-t-elle insisté.

(Article original paru le 2 décembre 2013)

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