150 ans depuis la Proclamation d’émancipation

Le 1er janvier 2013 marquait le 150e anniversaire de la Proclamation d’émancipation, l’ordre qui avait été donné par le président Abraham Lincoln afin de changer le cours de la guerre civile américaine. Le WSWS publie maintenant en français cet article de perspective qui avait été publié pour la première fois en anglais le 22 septembre 2012.

Le 22 septembre 1862, le président Abraham Lincoln décrétait la Proclamation d’émancipation. Lorsqu’il fut mis en vigueur le 1er janvier 1863, l’ordre exécutif libérait légalement environ 4 millions d’esclaves dans les zones du sud des États-Unis détenues par les rebelles.

La Proclamation d’émancipation a transformé la guerre civile en révolution sociale. Elle a transformé la lutte, menée par le Nord afin de préserver l’Union telle qu’elle existait en 1860, en une guerre pour la destruction de l’esclavage ainsi que l’ordre social et politique sur lequel il reposait.

Étant donné son contenu historique et la réputation bien méritée de Lincoln comme un maître de la prose, le style modeste et légal du document pourrait paraître surprenant. Le passage décisif apparaît seulement vers le milieu, là où Lincoln écrit : «Le premier jour de janvier, en l’an 1863 de notre Seigneur, dans tout État ou toute partie désignée d'un État détenant des esclaves, ceux-ci seront alors en rébellion contre les États-Unis, et seront désormais, et pour toujours libre.»

Le style modeste n’affaiblissait pas le contenu révolutionnaire de la Proclamation. «Lincoln est un être particulier dans les annales de l’histoire», observait Karl Marx le 9 octobre 1862 dans Die Presse. «Les décrets les plus redoutables – qui demeureront à jamais de remarquables documents historiques – qu’il a jetés à la figure de l’ennemi ressemblent tous, et sont faits pour ressembler, à des injonctions de routine qu’adresserait un avocat à un avocat de la partie opposée.» 

La Proclamation d’émancipation «préliminaire», comme elle est parfois appelée, évoquait la possibilité que si les États rebelles retournaient à l’Union durant les 100 jours entre le 22 septembre 1862 et le 1er janvier 1863 et qu’elles acceptaient un plan pour l’affranchissement graduel des esclaves, elles puissent être épargnées de l’expropriation. Dans cette version initiale, Lincoln avait même soulevé la possibilité qu’un plan de colonisation «sur ce continent ou ailleurs» soit mis en œuvre pour les esclaves libérés.

Lincoln ne croyait pas que ces encouragements permettraient de ramener les États rebelles dans l’Union. Leur insertion dans le document (Lincoln n’a pas fait mention des plans de colonisations dans la Proclamation finale) devait apaiser les États esclavagistes frontaliers qui étaient demeurés dans l’Union (le Missouri, le Kentucky, le Delaware, la Virginie-Occidentale et le Maryland) ainsi qu’une section des électeurs au Nord, où la population était submergée par une propagande implacable provenant de la presse et des politiciens du Parti démocrate concernant le «croisement entre les races » et les objectifs d’«insurrection servile» du «Parti républicain noir».

Lincoln a émis la Proclamation d’émancipation comme un ordre militaire et en tant que commandant en chef. Il a invoqué ses pouvoirs de guerre afin de contourner l’opposition du Parti démocrate à l’émancipation. C’était pour cette raison, ainsi que l’existence de clauses constitutionnelles consacrant l’esclavage, que la Proclamation s’appliquait seulement aux zones en rébellion. Cependant, il y avait peu de doute à l’époque que le document signifiait la fin de l’esclavage. Le président de la Confédération, Jefferson Davis, fulminait que la Proclamation était «une invitation à l’assassinat généralisé… des maîtres».

En fait, le Treizième amendement à la Constitution, qui abolissait l’esclavage aux États-Unis, fut passé par les deux chambres du Congrès contrôlées par les républicains avant la fin de la guerre et officiellement décrété en décembre 1865.

L’opposition personnelle de Lincoln à l’esclavage était bien connue. Il était perçu, tant par ses amis que ses ennemis, comme un politicien antiesclavagiste, même s’il n’était pas abolitionniste. « Je ne souhaiterais pas être esclave, et je ne souhaiterais donc pas être maître. Voilà ma conception de la démocratie », avait déclaré Lincoln.

Cependant, le Parti républicain avait remporté l’élection de 1860 en promettant que l’esclavage ne serait pas aboli où il existait déjà, mais seulement des nouveaux territoires. Même si l’élite au Sud s’était violemment opposée à cette position à travers la sécession et la guerre, l’administration Lincoln avait mené la Guerre civile en 1861-1862 dans le but de rétablir le statu quo ante.

Même le 22 août 1862, Lincoln publia une lettre dans le journal antiesclavagiste d’Horace Greeley, The New York Tribune, dans laquelle il semblait réaffirmer sa position. Il écrivit : «Si je pouvais sauver l’Union en ne libérant aucun esclave, je le ferais; et si je pouvais la sauver en libérant tous les esclaves, je le ferais; et si je pouvais la sauver en en libérant une partie, je le ferais aussi.»

Certains se sont servis de ces paroles pour montrer que Lincoln se préoccupait bien peu de l’esclavage et encore moins des esclaves. Ils doivent, pour ce faire, ignorer la dernière phrase de la lettre : «J’ai exprimé ici mon objectif selon la perception que j’ai de mon rôle officiel, et je n’ai pas à modifier le souhait personnel, souvent exprimé, que tous les hommes, partout, puissent être libres.»

De plus, ils doivent ignorer le fait que Lincoln avait déjà rédigé, deux mois plus tôt, la Proclamation d’émancipation. Dans ce contexte, la lettre de Lincoln à Greeley prend un tout autre sens. Il était maintenant prêt à «sauver l’Union» en «libérant tous les esclaves», et cette lettre avait pour but de préparer la population à une proclamation qui allait entreprendre précisément cette tâche.

Mais Lincoln attendait une victoire à l’été de 1862, une des périodes les plus difficiles pour l’Union, avant de dévoiler la Proclamation. Les revers militaires de l’Union durant la première année de la guerre avaient convaincu Lincoln d’adopter la position des abolitionnistes selon laquelle il serait impossible de vaincre la Confédération sans l’abolition de l’esclavage. «Nous devons libérer les esclaves ou nous serons soumis», avait conclu Lincoln.

Les esclaves eux-mêmes avaient en partie posé directement le problème. D’autres clauses de la Proclamation l’indiquent clairement. Lorsque l’armée de l’union se présentait, les esclaves profitaient de sa présence pour fuir. Toute l’économie du Sud était ainsi menacée de la perte de sa main-d’œuvre. Le document interdisait donc aux généraux de l’Union de rendre les esclaves en fuite à leur maître en territoire rebelle, ce qui était en fait l’application des Confiscation Acts votés précédemment par le Congrès.

La Proclamation d’émancipation a aussi modifié le cours de la guerre sous un autre aspect important. Elle coïncidait avec la rétrogradation ou le renvoi par Lincoln de certains généraux tels que McClellan – qui avait combattu le Sud en adoptant une attitude conciliatrice – et préparait la consécration de personnages tels que Ulysses S. Grant, Philip Sheridan et William Tecumseh Sherman. Et les différences entre eux étaient marquantes. Tandis que McClellan rassurait les planteurs du Sud en leur disant qu’ils ne devaient pas craindre de perdre leur propriété ou leurs esclaves, Sherman affirmait que son objectif était de «faire hurler la Géorgie».

La Proclamation avait de profondes ramifications sur la scène internationale. Le danger d’une intervention de la Grande-Bretagne ou de la France en faveur du Sud avait été temporairement écarté par la défaite de l’armée de Lee à la bataille d’Antietam le 17 septembre. (Le matin de cette bataille, le premier ministre britannique Lord Palmerston avait fait parvenir une note à son secrétaire des Affaires étrangères disant qu’il était temps d’intervenir en tant que médiateur dans le conflit «dans le but que les Confédérés soient reconnus officiellement», car les classes dirigeantes en Grande-Bretagne et en France les voulaient victorieux.)

Mais ce fut la Proclamation d’émancipation, finalement décrétée cinq jours après Antietam, qui a rendu politiquement impossible pour la France et la Grande-Bretagne d’intervenir ouvertement du côté du Sud.

En Angleterre, des manifestations de masses étaient menées en soutien à l’Union en dépit du fait qu’un blocus de l’Union avait entraîné la «famine du coton» et un chômage de masse dans les usines britanniques. Lors d’une de ces manifestations, une résolution a été votée par «Les Travailleurs de Manchester», déclarant que par l’émancipation «le nom d’Abraham Lincoln sera désormais honoré et vénéré».

Lincoln a rapidement répondu, reconnaissant «les souffrances que les travailleurs de Manchester et de toute l’Europe doivent endurer durant cette crise». Il remercia «Les Travailleurs de Manchester» pour leur «intervention décisive sur la question». La lettre fut livrée par Charles Francis Adams, ambassadeur en Grande-Bretagne et petit-fils du Père fondateur John Adams.

Marx décrivit avec justesse la Proclamation d’émancipation comme «le plus important document de l’histoire américaine depuis la création de l’Union». Lincoln lui-même invoqua à plusieurs reprises le document de fondation de la République américaine, la Déclaration d’indépendance, et son affirmation révolutionnaire voulant que «tous les hommes sont créés égaux» – l’occasion la plus célèbre est certainement lors de son discours de Gettysburg.

La contradiction entre ces paroles et l’institution de l’esclavage a tourmenté la nouvelle république et a mené inéluctablement à la Guerre civile – la deuxième Révolution américaine – et ce que Lincoln appelait en 1863 «une nouvelle naissance de la liberté».

La contradiction sous-jacente entre les conceptions démocratiques révolutionnaires incarnées dans la Proclamation d’émancipation et un système socio-économique basé sur l’exploitation de classe s’est rapidement manifestée après la Guerre civile. Après seulement douze ans, en 1877, le Parti républicain accepta de mettre un terme à la reconstruction au sud et de remettre le pouvoir politique aux héritiers de la vieille aristocratie des plantations. La même année, les responsables républicains et démocrates conscrivirent des soldats et des policiers pour attaquer les travailleurs qui s’étaient soulevés à travers le pays lors de la grande grève des cheminots.

La classe dirigeante américaine écrase depuis longtemps les traditions démocratiques révolutionnaires de la Révolution américaine et de la Guerre civile. Aujourd’hui, alors qu’elle a recours au pillage et à la répression afin d’augmenter ses richesses et d’accroître le fossé entre les riches et les pauvres, la bourgeoisie, dans sa cupidité et son insolence, ressemble étrangement à la vieille élite esclavagiste.

Observer l’actuelle lutte à la présidence entre Obama et Romney c’est assister à la haine viscérale de la classe dirigeante pour l’égalité. Romney, un parasite financier incroyablement riche, raille contre «47 pour cent» de la population parce qu’ils croient avoir droit «aux soins de santé, à la nourriture, au logement». Il attaque Obama pour avoir supposément introduit une notion complètement nouvelle et étrangère – «la distribution de la richesse» – en politique américaine. Obama, qui a en fait redistribué des billions de dollars vers le haut, de la classe ouvrière à l’élite financière, renie tacitement tout soutien aux politiques de redistribution qui avantagent la classe ouvrière et les pauvres.

L’affirmation que la «redistribution» de haut en bas est étrangère à l’histoire et à la culture américaine est aussi fausse qu’ignorante. La Proclamation d’émancipation a annoncé la plus importante saisie de propriété privée dans l’histoire du monde d’avant la Révolution russe.

L’aristocratie financière américaine domine les deux partis politiques et contrôle toutes les institutions du gouvernement. Comme le vieux pouvoir esclavagiste, elle ne quittera pas volontairement la scène de l’histoire. Les esclaves ont dû être émancipés pour détruire l’élite esclavagiste. Détruire le pouvoir de l’aristocratie financière nécessite d’abord et avant tout l’émancipation politique de la classe ouvrière.

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