A propos du bicentenaire de la naissance de l’écrivain allemand Georg Büchner – Cinquième partie

Georg Büchner – révolutionnaire à la plume et au scalpel, exposition du 13 octobre 2013 au16 février 2014 au Darmstadtium, Schlossgraben 164283 Darmstadt. Un catalogue a été publié sous le même titre par l’éditeur Hatje Cantz, 612 p., 65 €. 

Léonce et Léna

Woyzeck n’était pas la première manifestation du don remarquable de Büchner pour l’ironie et la satire incisive. A l'été de 1836, il avait écrit une parodie de la vie à la cour, Léonce et Léna, pour un concours de comédies patronné par l’éditeur J.G. Cotta de Stuttgart. Le manuscrit fut malheureusement exclu de la compétition en raison de son arrivée tardive. L’enveloppe lui fut retournée toujours scellée. 

Dans cette comédie complexe et un peu sombre, Büchner conduit ses caractères dans un monde onirique quasi-romantique, leur fait savourer mal du siècle, mélancolie, ennui et solitude pour les ramener ensuite sur terre par la voie d’un humour shakespearien, dont une grande partie s’exprime dans les raisonnements ambigus et les commentaires drôles du bouffon, véhiculant un sens social-critique plus profond. De cette façon, Büchner lance une attaque mordante contre les roitelets allemands, oppressifs et lamentables, et leurs courtisans et fonctionnaires serviles. 

Georg Büchner

Voici ce que dit Valerio, le bouffon de service du prince Léonce, dans l’acte I, scène 3 de Léonce et Léna : « Eh bien, vous allez être roi, c’est fantastique. On peut se promener en calèche toute la journée, contempler les gens en train d’user leurs chapeaux à force de saluer, prendre d’honnêtes gens pour en faire d’honnêtes soldats afin que tout devienne parfaitement naturel, on peut prendre des fracs noirs et des cravates blanches pour en faire des serviteurs de l’État, et, à notre mort, tous les boutons dorés deviendront bleus, et les cordes des cloches se casseront comme du fil à coudre à force de sonner. N’est-ce pas divertissant ? » i 

La pièce fait plusieurs allusions moqueuses à l’absurdité des innombrables mini-États allemands et au caractère creux de la vie à la cour. Valerio donne le commentaire suivant (acte II. Scène 1): « Nous avons déjà traversé une douzaine de principautés, une demi-douzaine de grands-duchés ainsi que quelques royaumes, et cela dans la plus grande précipitation en une demi-journée… ».ii Et un peu plus tard, il ajoute : « Diable! Voilà encore une frontière ; ce pays est un oignon, rien que des pelures, ou bien des boîtes qu’on aurait mises les unes dans les autres, dans la plus grande il n’y a que des boîtes et dans la plus petite rien du tout. »iii   

Büchner ne vécut pas assez longtemps pour voir la mise sous presse ou une représentation de la pièce, publiée pour la première fois en 1842 et jouée pour la première fois en 1895 à Munich, presque six décennies après la mort de l’auteur. 

La tombe de Büchner à Zürich

Tragiquement, en janvier 1837 Büchner contracte la typhoïde et meurt le 19 février 1837, en exil à Zurich, âgé de vingt-trois ans. Il est impossible de spéculer sur ce qu’il aurait encore pu accomplir en qualité d’écrivain, de scientifique et peut-être d'activiste politique s’il avait vécu plus longtemps. Mais ce qu’il nous a légué après sa brève vie productive est magnifique.

Le legs de Büchner 

Jan-Christoph Hauschild établit dans son livre au sujet de Büchner paru en 1985 que ce dernier n’a jamais été complètement oublié ou négligé après sa mort précoce, même si ces œuvres n’étaient pas largement diffusées au cours du 19e siècle.iv 

La réception de Büchner prit un essor avec l’édition des œuvres collectionnées par Karl Emil Franzos à la fin des années 1870. Le grand marxiste Franz Mehring (1846-1919), dans son « Histoire de la social-démocratie allemande » décrit de manière exhaustive les soulèvements en Hesse, y compris le rôle de Büchner et de son pamphlet périodique « Le messager hessois ». 

Mehring écrivait : « Un esprit d’une précocité singulière, un libre-penseur en toutes matières politiques comme aucun autre parmi tous ceux qui se sont distingués sur le plan politique dans l’Allemagne d’alors (…) Contrairement aux utopistes, il comprit la Révolution française ; il y puisa sa conviction que le despotisme ne pouvait être renversé que par la force, mais que toute révolution politique devait échouer si elle était dépourvue d’un fondement matériel, d’un besoin impératif des larges masses populaires. » 

Franz Mehring 

Mehring, critique brillant et perspicace, décrit « La mort de Danton » comme « un poème informe et puissant qui dans un formidable kaléidoscope de scènes conjura la Terreur dans toute son étendue sinistre. » 

Dans une critique d’une nouvelle compilation des œuvres de Büchner éditée par Paul Landau en 1909, il écrit dans la revue socialiste Neue Zeit que les fragments poétiques de Büchner ne peuvent être mesurés qu’à Shakespeare, Byron, Goethe et Schiller. Il soutient que Büchner fut un esprit plus riche que Christian Friedrich Hebbel et contenait déjà l’essence des Gerhard Hauptmann, Arno Holz et (Johannes) Schlaf (écrivains allemands de l’époque). 

Dès 1890, les initiateurs de la Freie Volksbühne, théâtre berlinois célèbre, projetèrent à maintes reprises de mettre en scène « La mort de Danton », mais cela ne se fit jamais. Le dramaturge Frank Wedekind (L’éveil du printemps, Frühlings Erwachen, 1890-1891) et surtout les naturalistes tels Gerhart Hauptmann doivent beaucoup à Büchner, sous maints aspects. « Lenz » enthousiasma Hauptmann. Son Bahnwärter Thiel, 1888 (« L’aiguilleur Thiel ») et beaucoup d’entre ses œuvres dramatiques ne sont guère pensables sans l’influence de Büchner. Comme il écrit dans ses mémoires, lui et son cercle d’amis littéraires de Berlin ont vivement discuté de l’édition de Franzos. 

Au tournant du vingtième siècle, les drames de Büchner commencèrent à conquérir le monde du théâtre pour ne plus le quitter, à juste titre. 

Le critique littéraire Marcel Reich-Ranicki écrit, dans la préface de son livre « Mein Büchner » : « C’est avec Büchner que commence la littérature moderne allemande. Ses œuvre mènent au (…) théâtre épique, au théâtre des surréalistes et au théâtre documentaire. Büchner mène à Gerhart Hauptmann, à Frank Wedekind, à Ödön von Horváth et enfin à Franz Kafka et Bertolt Brecht. » 

La preuve la plus concluante que l’œuvre de Büchner n’a rien perdu de son actualité est sa présence dans l’histoire et l’histoire littéraire, incontestée jusqu’à nos jours. Les uns voient en lui un pessimiste et adversaire résigné de la révolution, les autres le célèbrent comme précurseur de la révolution allemande de 1848 et du « Manifeste du parti communiste ». 

L’un de ses biographes les plus récents et très loué dans les médias, Hermann Kurzke, tente par contre de le présenter comme un chrétien à tous crins et voit toute son œuvre comme expression du principe chrétien de l’amour du prochain. L’expérience politique qui l’a marqué se serait reflétée dans son œuvre avant tout comme désillusion éclatante. Le tract révolutionnaire Le Messager hessois est, à l’opinion de Kurzke, un coup de force romantique, exempt d’analyse et calcul politiques. Büchner aurait été « plus social-romantique que social-révolutionnaire.» 

Une toute autre conclusion s’impose à qui a lu le Messager et a étudié l’époque de sa création avec sérieux et objectivité. 

En 1836 encore, une année avant sa mort, Büchner écrivit à Karl Gutzkow, qui venait de sortir de prison, qu’il s’était « convaincu que la minorité cultivée et possédant une certaine aisance, même si elle réclame pour son compte de nombreuses concessions au pouvoir, ne voudra jamais se départir de son rapport crispé à la grande classe… Je crois que dans les choses sociales il faut partir d’un principe de droit absolu, chercher à constituer une vie intellectuelle nouvelle dans le peuple et laisser aller au diable la société moderne qui a fait son temps. » 

Il a écrit cela plus d’une décennie avant la célèbre « Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes » de Karl Marx (1850), dans laquelle Marx note que « Les petits bourgeois démocratiques, bien loin de vouloir bouleverser toute la société au profit des prolétaires révolutionnaires, tendent à modifier l'ordre social de façon à leur rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible ». 

Comme nous l’avons déjà dit, en fin de compte, on ne peut que spéculer sur la question de savoir comment Büchner aurait évolué s’il n’était pas mort si jeune. Il est certain qu’à vingt-trois ans, il n’avait pas encore atteint le zénith possible de son développement intellectuel et politique. Il mourut dans une époque où la vie intellectuelle allemande subissait des bouleversements rapides et révolutionnaires. 

Quatre ans après la mort de Büchner, parut l’œuvre matérialiste de Ludwig Feuerbach « L’essence du christianisme », dont l’effet libérateur fut décrit par de nombreux commentateurs. Friedrich Engels écrivait : « Il faut avoir éprouvé soi-même l’action libératrice de ce livre pour s’en faire un idée. L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des ‘feuerbachiens’. »

Ludwig Feuerbach 

Et onze ans après la mort de Büchner – il aurait eu tout juste 34 ans – Marx et Engels publièrent le « Manifeste du parti communiste », après avoir étudié, et rompu avec les jeunes hégéliens et Feuerbach.

Büchner fut un artiste innovateur et immortel qui démontra en pratique que les problèmes les plus difficiles de la société moderne, y compris la condition des larges masses populaires, étaient des thèmes totalement légitimes de l’art dramatique et poétique – ils en étaient en fait le sujet le plus approprié et le plus inéluctable

Il fut une partie et le pionnier d’un processus de fermentation qui éleva la pensée humaine et l'analyse sociale à de nouveau sommets et finit par jeter les fondements du mouvement ouvrier socialiste moderne.

La nouvelle grande édition critique et historique des œuvres de Büchner, achevée cette année par un groupe d’historiens littéraires de l’université de Marburg, a malgré la taille modeste de son œuvre fini par remplir dix-huit volumes. Elle a permis de préserver et de rendre accessible de nombreux fragments et variantes importants de ses pièces, sources, référentiels, lettres dont il fut l’auteur ou le destinataire ainsi que de ses écrits scientifiques. L’édition de Marburg étaie l’énorme importance de Büchner non seulement pour son époque, mais aussi pour la nôtre.

FIN

Notes

Les citations de Georg Büchner sont tirées de Georg Büchner, œuvres complètes, inédits et lettres, Editions du Seuil, Paris, 1988

i Büchner, Léonce et Léna, p. 209

ii Ibid. P. 212

iii Ibid. P. 213

iv Cf. Jan-Christoph Hauschild: Georg Büchner. Studien und neue Quellen zu Leben, Werk und Wirkung. Königstein/Ts., 1985

(Article original paru le 16 janvier 2014)

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