Allemagne: le programme réactionnaire des organisations actives dans le mouvement « Friedenswinter »

Une alliance formée par divers groupes pacifistes et religieux, soutenue par le Parti communiste d’Allemagne de l’Ouest (DKP) et une partie de La Gauche (Die Linke) a, sous la bannière « Friedenswinter » (Hiver de paix), organisé manifestations et rassemblements le week-end dernier.

Samedi dernier s’est déroulée une marche partie de la gare centrale de Berlin et ayant pour destination le château de Bellevue, la résidence officielle du président de la République fédérale. Parmi les intervenants au rassemblement qui a clos la marche il y avait le théologien catholique Eugen Drewermann, le pasteur protestant Siegfried Menthel et l’artiste de cabaret Reiner Kröhnert. On trouvait également des membres bien connus de Die Linke, comme Diether Dehm et, brandissant leur propre banderole, des partisans du mouvement droitier des « Montagsdemos » (Manifestations du lundi).

Le ton nationaliste de la manifestation ressortait clairement des pancartes individuelles disant que le président allemand Gauck n’était « pas digne de diriger le peuple allemand » et aussi des pancartes brandies par les membres du DKP, qui vantaient le président russe Vladimir Poutine et appelait à une alliance entre l’Allemagne et la Russie.

Se donnant pour mot d’ordre « Ensemble pour la paix », les organisateurs réagissaient à la vaste opposition existant en Allemagne contre la guerre et le militarisme. Leur but en cela est d’empêcher toute lutte politique contre la cause première de la guerre, le système capitaliste. Au lieu de cela, ils s’efforcent de détourner vers une impasse pacifiste, religieuse et nationaliste l’inquiétude populaire grandissante devant le retour au militarisme et la politique de guerre du gouvernement allemand en Ukraine et au Moyen-Orient.

L’appel à manifester débutait par ces mots, « Nous sommes – comme des millions de gens dans notre pays et dans le monde – profondément inquiets. Les guerres se multiplient de par le monde à une vitesse fulgurante, et reviennent en Europe avec la guerre en Ukraine ».

Vient ensuite un flot de formules pacifistes usées, censé donner l’impression que des appels à la raison et à la conscience morale de ceux qui sont au pouvoir peuvent éviter la guerre. La « logique de la guerre » doit être remplacé par la « logique de la paix. » « Le chemin de la confrontation et de la violence, de la haine et de la destruction, » doit être dépassé.

L’appel exige « le droit humain à la paix », de « vaincre la violence partout dans le monde, » la résolution civile des conflits, « la coopération et non la confrontation, » un « monde sans armes » grâce au « désarmement massif » et ainsi de suite.

Cette liste de voeux pieux, accompagné du verbiage bondieusard servi dans les discours, doit masquer le développement nettement droitier de ce mouvement de paix.

Au printemps dernier, il y eut des conflits intenses entre les deux principaux réseaux du mouvement de paix allemand, le « Bundesausschuss Friedensratschlag » et le « Kooperation für den Frieden ». L’élément déclencheur en fut le conflit ukrainien. D’anciens staliniens dans l’entourage de Die Linke avaient pris position contre la Russie, condamnant la séparation de la Crimée d’avec l’Ukraine et se plaçant du côté du gouvernement allemand. Une partie des staliniens s’opposa à eux, notamment ceux organisés au sein du DKP qui avait transféré son ancien soutien du régime stalinien de Moscou au régime de Poutine et défendu l’annexion de la Crimée par la Russie.

Ce conflit paralysa leurs activités pacifistes ; vu le nombre restreint de participants enregistré aux marches de Pâques, il était évident que le vieux mouvement pacifiste était en faillite.

Parallèlement à ceci, un soi-disant « nouveau mouvement de la paix » qui se qualifie lui-même de « vigile pour la paix », voire de « Manifestations du lundi 2014 » (une référence aux manifestations de 1989 qui avaient annoncé l’effondrement de l’ancienne Allemagne de l’Est). Il a été créé par Lars Mährholz, qui décrit ses opinions politiques comme « ni de droite ni de gauche », mais qui insiste sur son adhésion au bouddhisme et parle de la « paix en soi-même. » Mährholz décrit son initiative pour la paix comme un « mouvement sans affiliation politique » et ne servant qu’à former l’opinion publique.

Durant l’été, Jürgen Elsässer avait participé aux Manifestations du lundi. Elsässer est l’une des figures politiques les plus controversées en Allemagne. Ancien maoïste de la Ligue communiste (KB), il a travaillé pendant de nombreuses années comme rédacteur du magazine politique Konkret, et plus tard pour les journaux Junge Welt et Neues Deutschland qui entretiennent tous deux d’étroits liens avec Die Linke. Il y a cinq ans, il avait fondé l’« Initiative populaire contre le capital financier » qui présente des traits antisémites et ratisse dans l’« éventail politique droitier. »

Depuis lors, Elsässer n’a cessé d’aller à droite. Dans son mensuel Compact, il lie le soutien en faveur du régime de Poutine à des vues nationalistes et d’extrême-droite. Dans le numéro d’octobre, il avait publié une longue interview, très favorable, avec le populiste droitier suisse, Christopher Blocher (SVP). En novembre, le collègue de parti de Blocher, Oskar Freysinger fut un des orateurs à la conférence de Compact, « La paix avec la Russie – pour une Europe souveraine. »

Dans le numéro actuel de Compact, Elsässer soutient les nervis droitiers du Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD), les hooligans, les skinheads et le parti « Die Rechte » (La Droite) qui s’étaient livrés il y a quelques semaines à des batailles de rue avec la police à Cologne. Il cherche également à collaborer avec « Pegida » (Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident) qui a organisé récemment une manifestation xénophobe de 10.000 personnes à Dresde dans le but de rassembler un mouvement fasciste.

Afin de voiler le caractère droitier des Manifestations du lundi et de ne pas écarter d’emblée des liens avec le vieux mouvement de la paix, Elsässer s’est retiré des activités du lundi. Mais ses collègues de Compact sont restés.

L’un d’entre eux est Ken Jebsen. Il fut pendant dix ans l’animateur d’une émission pour la jeunesse à la Rundfunk Berlin-Brandenburg (RBB) avant d’être licencié en novembre 2011 pour de présumés propos antisémites. Officiellement, son licenciement a été justifié pour enfreintes répétées aux normes journalistiques.

Depuis, Jebsen dispose de sa propre chaîne de vidéo et intervient fréquemment aux Manifestations du lundi. Sa critique sévère de la propagande belliciste des médias allemands et son information précise concernant les liens qui existent entre les « chefs de meute » parmi les journalistes et les groupes de réflexion droitiers américains ont attiré des fidèles.

Jebsen rejette l’accusation d’antisémitisme tout en faisant des commentaires du genre: « Qui que ce soit ayant un problème avec l’IS, qui se traduit par Etat islamique, devrait se demander pourquoi la sonnette d’alarme ne résonne jamais lorsque IS-raël se nomme un Etat juif. Là non plus, les Etats-Unis ne font rien pour rendre la folie présentable, sauf que les fous avec l’étoile de David disposent d’armes nucléaires. »

Ken Jebsen joue un rôle clé dans les Manifestations du lundi, il est aussi décrit comme étant l’« idéologue en chef » du nouveau mouvement pour la paix parce qu’il cherche habilement à mélanger les opinions de gauche et de droite.

Mais l’initiateur du mouvement, Lars Mährholz, n’est pas non plus l’adepte inquiet et sympathique de l’ésotérisme, l’orateur presque apolitique des Manifestations du lundi pour lequel il se donne. Selon des informations de presse, il fut pendant de nombreuses années un membre de l’« Association des jeunes journalistes » (Verband Junger Journalisten, VJJ) et un ami de son président Torsten Witt. A la fin des années 1990, Witt avait organisé des manifestations aux côtés de l’avocat du parti néonazi NPD Horst Mahler. Ces protestations n’étaient pas en faveur de la paix mais visait le mémorial de l’Holocauste qui était envisagé à Berlin.

Aujourd’hui encore, Mährholz est en relation avec l’extrême-droite. Il a annoncé dernièrement vouloir entamer des discussions avec Michael Vogt, membre de corporation étudiante qui, il y a dix ans, avait produit, en coopération avec le membre du NPD Olaf Rose, « Geheimakte Heß » (Dossier secret Hess) un film sur Rudolf Hess, l’adjoint d’Hitler et révisant l’histoire.

Il ne fait pas de doute que de nombreux extrémistes de droite sont actifs au sein de ce soi-disant nouveau mouvement pour la paix et qu’ils y donnent de plus en plus le ton. Leurs critiques de la guerre sont avant tout dirigées contre le gouvernement américain et son allié Israël. Leur critique à l’égard du gouvernement allemand est centrée sur le reproche d’une trop grande subordination vis-à-vis de Washington. En Ukraine, l’Allemagne a permis que sa politique soit attelée au chariot américain. Cette vassalité doit cesser.

Sans le dire ouvertement, ces critiques vont dans le sens d’une demande pour une plus grande indépendance de l’impérialisme allemand. Elles rejoignent l’appel droitier en faveur de la « souveraineté allemande ». Ce n’est pas par hasard si le titre complet du magazine d’Elsässer est « Compact – Magazine pour la souveraineté » (CompactMagazin für Souveränität ».

Cette demande en faveur de plus d’indépendance de la part de l’Allemagne n’est pas dirigée contre le gouvernement, mais elle le soutient. L’annonce faite par le ministre allemand des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, le président Joachim Gauck et d’autres comme quoi l’Allemagne devait à l’avenir jouer un rôle bien plus indépendant et bien plus important dans les zones de crise du monde entier, ne va pas assez loin pour les activistes droitiers de la paix. Ils exigent que l’Allemagne prenne plus clairement ses distances vis-à-vis du gouvernement américain et qu’elle collabore plus étroitement avec le régime de Poutine.

Devant le retour de l’Allemagne à une politique de grande puissance, le vieux mouvement de la paix s’est effondré. Actuellement il est en train d’être réorganisé en une alliance avec les Manifestations du lundi, en tant que mouvement droitier.

Un coup d’oeil jeté derrière ce discours pacifiste montre clairement que l’orientation politique de « Friedenswinter » diffère à peine de celle des auteurs de la déclaration « Une autre guerre en Europe? Pas en notre nom! » signée par soixante personnalités du monde politique, économique, culturel et médiatique. (Voir : « Allemagne : l’establishment divisé sur la politique à suivre envers la Russie et les Etats-Unis »,)

A l’origine de cet appel il y avait Horst Teltschik (Union chrétienne-démocrate, CDU), qui avait depuis 1972 fait partie du cercle intime des conseillers de l’ancien chancelier Helmut Kohl, puis avait de 1999 à 2008 présidé la Conférence de Munich sur la sécurité; il fut signé par l’ancien chancelier Gerhard Schröder (Parti social-démocrate allemand, SPD), par l’ancien président fédéral Roman Herzog (CDU) et par un grand nombre d’autres représentants de l’impérialisme allemand ; il n’a rien à voir avec une « politique pacifiste. » Il parle pour cette section de l’élite dirigeante qui estime que l’Allemagne doit poursuivre ses intérêts impérialistes de façon plus indépendante, et surtout plus indépendamment des Etats-Unis. Ce n’est pas un hasard si cette déclaration a été accueillie aussi positivement par le site web Friedenswinter.

La « Marche sur Gauck » est l’un des éléments du conflit à propos de l’orientation de la politique étrangère allemande qui se poursuit actuellement à tous les niveaux politiques. La question principale n’est pas si, mais comment les intérêts de grande puissance de l’Allemagne peuvent être le mieux défendus.

Le fait que des sections de Die Linke soutiennent Friedenswinter et collaborent avec des forces d’extrême-droite, n’a rien de surprenant. L’année dernière, alors que le document de stratégie intitulé « Nouvelle puissance, nouvelle responsabilité » était élaboré, Die Linke y était directement associée à travers un membre de sa direction, Stefan Liebich. Depuis lors, Die Linke a soutenu plus ouvertement la politique étrangère agressive du gouvernement.

Plusieurs élus parlementaires de Die Linke ont, en avril dernier, voté pour la première fois en faveur d’une intervention de l’armée allemande en Syrie au nom du « désarmement » et de la « paix ». Cet été, le dirigeant de son groupe parlementaire, Gregor Gysi, fut l’un des premiers politiciens allemands à exiger que des armes soient livrées aux Kurdes et exigea au Bundestag (parlement) une intervention massive des troupes de l’ONU. Début octobre, 14 membres influents de Die Linke ont publié une déclaration intitulée « Sauver Kobané » qui appelait à une importante intervention militaire contre l’Etat islamique en Irak et au Levant (EI).

Alors que c’est surtout l’aile droite du parti autour de Stefan Liebich et Dietmar Bartsch qui s’était solidarisée avec la politique belliciste du gouvernement, c’est actuellement la soi-disant aile gauche qui ouvre, avec le soutien pour Friedenswinter, un nouveau stade de développement à droite de Die Linke. Des membres influents du parti, tels Wolfgang Gehrcke, Sahra Wagenknecht, Andrej Hunko et Diether Dehm, ont tous soutenu l’appel à manifester à Berlin.

Cette alliance confirme qu’une lutte victorieuse contre la guerre ne peut être menée que sur la base d’un mouvement indépendant de la classe ouvrière se fondant sur un programme socialiste international. Ce qui importe avant tout, c’est une lutte contre la cause première de la guerre et du militarisme, le système capitaliste.

(Article original paru le 16 décembre 2014)

 

 

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