Allemagne: La grande coalition et le parti Die Linke

La grande coalition entre l’Union chrétienne-démocrate (CDU), l’Union chrétienne-sociale (CSU) et le Parti social-démocrate (SPD), qui a commencé ses travaux peu de temps avant les vacances de Noël, annonce une nouvelle phase dans la lutte des classes.

Sa politique n’est pas déterminée par les vagues déclarations contenues dans les 185 pages de l’accord de coalition, mais par la crise financière et économique mondiale et par l’escalade des conflits internationaux. Son programme peut se résumer en trois points : des mesures d’austérité plus dures en Allemagne et en Europe ; le renforcement des pouvoirs répressifs de l’Etat ; et le militarisme.

Ceci mettra rapidement le troisième gouvernement mené par la chancelière Angela Merkel (CDU) en conflit avec de vastes sections de la population laborieuse. Malgré sa majorité de quatre cinquièmes au Bundestag (parlement), le soutien des électeurs avait été limité le jour des élections. Seuls 48 pour cent de l’électorat avait voté pour le CDU, CSU et le SPD. Trente pour cent n'étaient pas allés voter et 16 pour cent des suffrages exprimés l’avaient été pour des partis qui n’ont pas réussi à atteindre le seuil de 5 pour cent requis pour obtenir des sièges au Bundestag.

Dans ces circonstances, un rôle important incombe au parti Die Linke [La Gauche – l’équivalent du Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon en France]. Bien que ce parti ait également perdu un grand nombre de voix, la constitution de la grande coalition entre CDU/CSU et SPD a fait qu’il est devenu le plus grand parti d’opposition. Avec 64 députés, il compte un siège de plus que le parti des Verts, ce qui lui confère une présence plus grande et un surcroît d’attention dans les médias.

Die Linke joue son rôle de meneur de l’opposition tout à fait dans l’esprit d’être un appui fiable pour le gouvernement. Conformément à la tradition britannique où le principal parti d’opposition est officiellement connu comme « Her Majesty’s Most Loyal Opposition » (l'opposition la plus loyale de sa majesté), le parti pourrait à juste titre être appelé « Angela Merkel’s Most Loyal Opposition. »

Bien que le parti critique occasionnellement le gouvernement en recourant à un verbiage parlementaire anodin dans le but de neutraliser une opposition sociale grandissante, sa participation à de nombreuses commissions du Bundestag, à la Fondation Rosa Luxemburg à laquelle il est affilié et à d’autres mécanismes font qu’il est solidement intégré dans les travaux de la grande coalition.

Les commissions permanentes du nouveau parlement n’ont pas encore été élues et la députée de Die Linke, Gesine Lötzsch, a de bonnes chances de remporter la présidence de la Commission du budget qui est traditionnellement attribuée au plus grand parti d’opposition. La Commission du budget joue un rôle clé dans l’application du « frein à l’endettement » qui contraindra le gouvernement fédéral, les régions et les municipalités à procéder à de massives coupes dans les dépenses sociales pour éviter d’avoir à souscrire de nouveaux emprunts.

Die Linke était déjà représenté dans les commissions Intérieur et Défense qui donnent le droit d’accès au fonctionnement interne des services secrets et de l’armée et qui sont contraintes au strict secret, ce que les députés de Die Linke ont loyalement respecté.

La députée de Die Linke, Petra Pau, avait collaboré à l’enquête sur la série de meurtres commis par le groupe clandestin national-socialiste (NSU),en travaillant étroitement avec le CDU et le SPD pour couvrir le rôle joué par les services secrets. Un rôle similaire a été joué par Christine Buchholz, membre de la tendance Marx21 au sein de Die Linke, lors de l’enquête menée par la commission parlementaire Défense sur le massacre de Kunduz en Afghanistan.

La députée de Die Linke, Sevim Da&;delen, de Bochum, a siégé dans quatre commissions permanentes, en tant que membre à part entière de la Commission Affaires étrangères et comme membre suppléant de la Commission Affaires intérieures, de la Commission Défense et de la Commission relative aux Affaires de l’Union européenne.

Le député de Die Linke, Ulrich Maurer, a même été un membre de la Commission G-10 à qui il revient d'autoriser toutes les écoutes téléphoniques pratiquées par les agences de renseignement.

Le rôle de Die Linke ne se limite pas à une coopération pratique avec les partis gouvernementaux, il développe aussi des arguments politiques pour appuyer la politique de rigueur du gouvernement, le renforcement des pouvoirs de l’Etat et le militarisme. Le président de son groupe parlementaire, Gregor Gysi, est tout particulièrement doué en la matière. Il joue actuellement un rôle similaire à celui joué il y a 15 ans par Joschka Fischer qui avait mobilisé les ex-pacifistes Verts derrière les guerres de l’OTAN en Yougoslavie et en Afghanistan.

C’est ainsi que Gysi a utilisé ses apparitions médiatiques pour faire connaître son rejet de certaines parties du projet de programme électoral européen de son parti critiquant l’UE et qui devrait être adopté lors d’une conférence du parti les 15 et 16 février. Afin de contenir l’opposition croissante contre l’UE, les auteurs du projet avaient qualifié l’Union européenne de « puissance néolibérale, militariste et largement antidémocratique. »

Pour Gysi, ceci allait bien trop loin. « Pour nous, internationalistes de gauche, il n’y a pas de retour possible à un Etat-nation antérieur. Nous devons être des défenseurs de l’intégration européenne, » a-t-il dit pour justifier sa défense de l’UE qui est devenue le principal instrument de la contre-révolution sociale en Europe.

Gysi rejette aussi la demande de retrait des structures militaires de l’OTAN. « Ceci repose sur une conception trop nationale, » a-t-il dit. « Ceci signifierait que l’OTAN reste telle quelle, et l’Allemagne n’y participe plus. »

En décembre dernier, lors de la conférence de la Fondation Rosa Luxembourg, Gysi avait exigé le renforcement de la sécurité intérieure en affirmant que l’Europe pourrait ainsi être plus indépendante des Etats-Unis. « Les incidents, tel celui du scandale de la NSA, montrent qu’il faudrait pouvoir parler de la politique européenne de sécurité sans pour autant immédiatement naviguer dans les eaux des puissances impériales de l’OTAN-UE, » a-t-il dit. Pour Die Linke, « c’est un sujet intéressant. »

Lors de la même conférence, Gysi a parlé d’une « appropriation démocratique du concept de nation » par Die Linke.

Gysi a aussi écrit la préface du livre Une politique étrangère de gauche : perspectives de réforme dans lequel d’influents représentant de Die Linke s’expriment en faveur des missions militaires de la Bundeswehr (armée allemande) à l’étranger et d’un rôle plus actif pour l’impérialisme allemand.

Die Linke est également en train de préparer son entrée au gouvernement au cas où la grande coalition connaîtrait des problèmes. Durant la campagne électorale de l’automne dernier, puis lors des entretiens exploratoires, le parti avait courtisé le SPD et les Verts avec la promesse que c'est en coopérant avec Die Linke que leurs programmes pourraient être le mieux concrétisés. Actuellement, les deux partis, le SPD au niveau fédéral et les Verts au niveau régional, forment une coalition avec les chrétiens-démocrates.

Le SPD cependant laisse également la porte entr’ouverte pour un futur gouvernement fédéral impliquant Die Linke. Mi-novembre, une conférence du SPD a accepté que des coalitions avec Die Linke au niveau fédéral étaient possibles à l’avenir, ce que le SPD avait autrefois exclu. Comme condition préalable, le SPD a exigé, « Une politique européenne et étrangère doit être garantie dans le cadre de nos obligations internationales. »

Die Linke a réagi par un nouveau virage à droite. Il s’efforce constamment de prouver qu’il est « apte à gouverner » et est d’accord avec le SPD et les Verts sur toutes les questions politiques fondamentales. La « droite » du parti qui gravite autour de Gysi et la soi-disant « gauche » se renvoient la balle rhétorique mutuellement mais leurs querelles publiques ne servent qu’à donner un vernis de « gauche » à la politique droitière du parti. Sur le contenu politique essentiel, les représentants des diverses ailes s’entendent largement.

C’est ainsi, que Janine Wissler, membre de la tendance Marx21, a dirigé, dans le land de Hesse, les négociations sur une coalition gouvernementale avec le SPD et les Verts en accentuant constamment qu’une telle coalition n’échouerait pas à cause de Die Linke.

Sahra Wagenknecht, vice-présidente du groupe parlementaire de Die Linke, autre icône de la soi-disant « aile gauche », a réagi au parlement à la première déclaration politique de la chancelière. Elle n’a pas fait référence, comme elle le fait d’habitude, à Ludwig Erhard, ministre des Finances CDU et chancelier de la période d’après-guerre, mais elle a au contraire fait référence au pape catholique François, le dirigeant d’une institution qui incarne depuis des siècles la réaction sombre.

La tendance Marx21 qui est liée à l’International Socialist Tendency (IST) ne cesse de plaider en faveur d’interventions militaires « humanitaires ». Elle a qualifié l’intervention impérialiste en Syrie de révolution afin de recueillir du soutien en faveur d’une offensive militaire.

L’Alternative socialiste (Sozialistische Alternative Voran, SAV), qui est affiliée au Comité pour une Internationale ouvrière (Workers’ International, CWI), entretient des liens étroits avec les syndicats qui à leur tour figurent parmi les principaux piliers de la grande coalition.

Compte tenu de l’intensification de la crise sociale, les représentants de la classe dirigeante sont en train de serrer les rangs afin de constituer une coalition de tous les partis, contre la classe ouvrière. Telle est la signification de la grande coalition. Die Linke et ses partisans de la pseudo-gauche forment un important élément de ce processus. Les déclarations selon lesquelles il existerait au sein de ce parti des éléments « sains », « de gauche » et a fortiori « socialistes » sont totalement erronées.

C’est ce que montre l’histoire de Die Linke. La partie de l’organisation issue d'Allemagne de l'Est provient de la tradition stalinienne, les fossoyeurs de la Révolution d’Octobre et qui sont responsables des pires crimes commis contre la classe ouvrière internationale. En tant que parti d’Etat au pouvoir, le SED stalinien d’Allemagne de l’Est avait réprimé la classe ouvrière des décennies durant.

En 1989-90, sous sa nouvelle forme de Parti du socialisme démocratique (PDS) et avec ses partis staliniens affiliés, il restaura le marché libre capitaliste, dont les conséquences furent catastrophiques pour des centaines de millions de travailleurs.

La partie issue d'Allemagne de l'Ouest a été recrutée auprès des syndicats et d’anciens fonctionnaires sociaux-démocrates qui ont rompu avec le SPD, par crainte d’un mouvement socialiste indépendant des travailleurs contre les attaques sociales introduites par le gouvernement SPD-Verts mené par Gerhard Schröder. Ces forces ont depuis été rejointes par divers groupes de pseudo-gauche comme Marx21 et SAV qui ont été attirés par le caractère anti-classe ouvrière de Die Linke et qui cherchent à promouvoir dans ses rangs leur propre carrière de politiciens bourgeois.

(Article original paru le 11 janvier 2014)

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