Les marchés financiers fêtent le lancement par la BCE d'un « programme d'assouplissement quantitatif » de €1.000 milliards

La Banque centrale européenne (BCE) s'est engagée dans un « programme d'assouplissement quantitatif » (AQ) d'au moins mille milliards d'euros. Elle a annoncé le 22 janvier qu'elle allait racheter des dettes souveraines et d'autres actifs financiers à hauteur de 60 milliards d'euros par mois jusqu'à septembre 2016, et éventuellement au-delà.

La décision a été annoncée par le président de la BCE, Mario Draghi, après une série de négociations et de manoeuvres ces derniers mois visant à contourner l'opposition allemande à ce plan. Cédant à cette opposition, Draghi a annoncé que les 19 banques centrales en Europe feraient 80 pour cent des achats et qu'elles porteraient la responsabilité de risques éventuels.

La raison officielle de la décision est qu'il est nécessaire de lutter contre les pressions déflationnistes dans la zone euro (l'inflation a été négative le mois dernier) et pour stimuler l'économie, qui n'a pas encore retrouvé ses niveaux de production de 2007.

Mais les mesures n'auront que peu ou pas d'influence sur l'économie réelle. Elles visent à rendre disponibles, à coût très bas, des liquidités supplémentaires pour la spéculation financière, alors que les gouvernements de la région font avancer leurs soi-disant « réformes structurelles » dans le but d'aggraver la position sociale de la classe ouvrière.

Draghi a dit que la décision de la BCE était destinée à relever le taux d'inflation à un niveau proche de 2 pour cent, tout en le laissant en dessous. Mais, comme rien n'indique que l'AQ aura effectivement cet effet, sa déclaration équivaut à un engagement de maintenir l'expansion monétaire indéfiniment.

Les marchés ont fêté cette annonce parce que tant la durée prolongée que le volume mensuel des achats d'obligations ont dépassé leurs attentes. Les économistes avaient prédit que l'injection mensuelle d'argent serait de 50 milliard d'euros.

Les actions européennes ont poursuivi leur hausse de ces derniers jours, atteignant des sommets qu'ils n'avaient pas atteints depuis sept ans. Aux États-Unis, les trois principaux indices boursiers ont augmenté sensiblement; le « Dow Jones Industrial Average » s'est littéralement envolé, progressant de 259 points.

La valeur de l'euro a encore baissé, ce qui alimente l'espoir en Europe que la forte baisse de la monnaie européenne stimulera les exportations.

Laurence Fink, le directeur général du fonds spéculatif géant BlackRock a résumé l'humeur des spéculateurs financiers qui profiteront de ces mesures à hauteur de dizaines, voire de centaines de milliards de dollars. S'exprimant au Forum économique mondial, le rassemblement annuel des milliardaires du monde entier à Davos, en Suisse, où le thème de cette année est l'inégalité, il a dit: « On a vu au cours des dernières années qu'on doit faire confiance à Mario. Le marché ne devrait jamais, comme on l'a vu actuellement, le marché ne doit pas douter de Mario. »

La décision de lancer le programme d'AQ n'a pas été unanime. Le président de la banque centrale allemande, Jens Weidmann, et la représentante de l'Allemagne au directoire de la BCE, Sabine Lautenschläger, ont exprimé leur opposition à cette décision. Les gouverneurs des banques centrales autrichienne, néerlandaise et estonienne auraient également eu des réserves.

Weidmann a appelé l'AQ « un poison doux », parce que cela laissait les gouvernements européens libres de ne pas réaliser les programmes de réduction de la dette.

Draghi a déclaré que le conseil d'administration de la BCE avait pris ces questions « en compte et c'est pourquoi cette décision permettra d'atténuer ces inquiétudes. » La concession clef à l'Allemagne et à d'autres voix critiques, c'est que 80 pour cent des achats seront effectués par les banques centrales nationales, qui porteront les risques.

Un article du Financial Times indique l'ampleur de l'opposition. On y lit que, tout en soutenant du bout des lèvres l'indépendance de la BCE, « les fonctionnaires allemands étaient en train de bouillir de rage en privé... sur le fait que la banque avait décidé de se lancer dans l'AQ. »

L'effet de la concession faite par la BCE est d'accroître les divisions nationales sur la politique à suivre et de saper le principe que la BCE agit dans l'intérêt de la zone euro dans son ensemble. À plus long terme, elle renforce la crainte que le projet tout entier de l'union monétaire n'est pas viable par nature et que l'euro lui-même pourrait s'effondrer.

Le Financial Times a cité sans le nommer un ministre des Finances de l'Eurozone disant que « le problème avec les achats par les banques nationales, c'est qu'il envoie le signal que la zone euro ne va pas dans le sens d'une plus grande mutualisation de la dette, une chose nécessaire dans le long terme au succès d'une monnaie unique. »

Plus tôt ce mois-ci, tandis qu'il devenait de plus en plus évident que des concessions seraient faites à la position allemande, le gouverneur de la Banque d'Italie, Ignazio Visco, s'était opposé à l'abandon du partage des risques. « Nous serions bien avisés de maintenir les procédures [utilisées] dans toutes nos interventions de politique monétaire: le risque devrait être partagé à travers l'Eurosystème dans son ensemble, » a-t-il dit.

Tout en faisant des concessions à l'Allemagne, Draghi a également tenté d'apaiser les craintes qu'avec ces mesures on introduisait des divisions entre nations. Il a déclaré que le conseil d'administration conserverait le contrôle « de toutes les caractéristiques de conception du programme et que la BCE coordonnerait les achats, préservant ainsi l'unité de la politique monétaire de l'Eurosystème. » Ses remarques ne pouvaient cependant pas cacher les divisions existantes, de plus en plus visibles.

S'exprimant à la réunion de Davos, la chancelière allemande Angela Merkel a évité toute critique directe de Draghi et de la BCE et affirmé que l'Allemagne soutenait traditionnellement les décisions d'une banque centrale indépendante. Mais elle a précisé que la campagne d'austérité dont son gouvernement fait la promotion dans toute la zone euro devait être étendue. Répondant aux critiques que l'Allemagne promouvait l'austérité en tant que telle plutôt que de favoriser la croissance, Mme Merkel a déclaré qu'il fallait des finances saines et que la dette devait être maintenue à un niveau bas.

Selon un article du Financial Times, le message de Mme Merkel, audible à la fois dans son discours et dans ses réponses aux questions qui ont suivi, est qu'avec un assouplissement monétaire supplémentaire, les gouvernements pourraient être tentés de « gagner du temps et d'éviter de faire des réformes structurelles. » Merkel a dit qu'elle ne s'étonnait pas de ce que la décision de la BCE était controversée parce qu'elle avait permis aux entreprises non-compétitives de survivre, du moins à court terme.

Les divisions et les conflits nationaux visibles dans la structure du programme européen d'AQ ne se limitent pas à cette région, ils se manifestent d'une façon plus générale. Une des conséquences de la décision sera d'abaisser davantage encore la valeur de l'euro, déjà au plus bas depuis 11 ans, vers une parité avec le dollar américain, aggravant par conséquent la position commerciale américaine.

La semaine dernière, les banques centrales du Danemark, de la Turquie, de l'Inde, du Pérou et du Canada ont annoncé une réduction de leur taux d'intérêt, ce qui réduira la valeur de leurs monnaies.

La banque centrale canadienne, qui a pris la décision surprise d'abaisser son taux sur les prêts à un jour de 0,25 points de pourcentage le 21 janvier (la première réduction de ce type depuis près de cinq ans) a dit que la forte baisse des prix du pétrole avait augmenté les risques de baisse de l'inflation et d'instabilité financière. Une baisse des taux d'intérêt était nécessaire pour retourner à une pleine production de l'économie, a-t-elle dit.

Parce que l'Australie, comme le Canada, est un pays exportateur de marchandises, la décision du Canada a accru la pression sur la banque centrale australienne pour qu'elle réduise ses taux.

S'ajoutant aux programmes d'AQ en Europe et au Japon, l'effet de ces mesures est de réduire la valeur des différentes monnaies et d'appliquer une pression à la hausse sur le dollar américain. En effet, la décision de cette semaine constitue une escalade dans une guerre des devises où chacun des participants tente de décharger les effets de la déflation sur ses rivaux.

La décision européenne d'avoir recours à l'AQ n'entrainera pas de reprise économique. Elle va au lieu de cela intensifier un conflit mondial qui s'aggrave entre économies rivales.

(Article original publié le 23 janvier 2015)

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