Une chaîne de télévision franco-allemande diffuse un documentaire sur la Grèce et la troïka

Le 24 février, la chaîne de télévision franco-allemande Arte a diffusé le documentaire Puissante et incontrôlée : la troïka, d’Arpad Bondy et Harald Schumann. Il y a deux ans, ils s’étaient vus décernés tous deux le prix de la télévision allemande pour un documentaire réalisé dans un format identique et intitulé Un secret d’Etat : le sauvetage des banques.

Leur tout récent documentaire montre de façon efficace la manière dont la « troïka » (l’Union européenne, le Fonds monétaire International et la Banque centrale européenne) a organisé, tout en enrichissant les spéculateurs, une catastrophe sociale en Irlande, au Portugal et en Grèce. Ce qui fait cependant défaut est une compréhension exacte de ce processus.

Les dimensions du crime social montrées dans ce documentaire contrastent fortement avec l’analyse politique offerte par celui-ci. Essentiellement, le film promeut Syriza et la politique mise en avant par ce parti lors des élections du mois dernier en Grèce – une politique que Syriza a répudiée lors de sa capitulation ignominieuse devant la troïka, un mois après sa victoire électorale et son arrivée au pouvoir.

Yanis Varoufakis, le ministre des Finances du gouvernement conduit par Syriza, fournit l’essentiel des commentaires du film. Fait plutôt ironique, le documentaire fut diffusé le jour même où Varoufakis s’inclinait totalement devant les exigences de la troïka et remettait sa propre liste de mesures d’austérité, apportant ainsi la preuve de la faillite de sa politique.

Après la crise financière de 2008, l’Irlande, le Portugal et la Grèce furent incapables de financer leur forte dette souveraine et devinrent insolvables. Mais ont rejeta une décote sur la dette de ces pays parce qu’elle aurait touché des investisseurs privés qui avaient déjà profité des taux d’intérêt exorbitants qu’ils exigeaient pour prêter de l’argent à ces pays fortement endettés.

Au lieu d’une décote, ces pays reçurent des crédits de secours, les soi-disant « renflouements » de l’Union européenne et du Fonds monétaire International (FMI) à l’aide desquels ils remboursèrent leurs créanciers privés. La condition préalable à l’octroi de ces fonds était l’adoption d’une politique brutale d’austérité. Cette politique a, à son tour, sapé les économies nationales et a conduit à une nouvelle augmentation des dettes souveraines et à une aggravation de la pauvreté pour de larges portions de leur population. Les programmes d’austérité furent élaborés et imposés par les représentants de la troïka.

Puissance incontrôlée montre bien la dévastation sociale qui en a résulté. Le programme montre des malades souffrant de la sclérose en plaque en train de manifester devant le parlement grec parce que les coupes touchant leurs retraites ne leur permettaient plus de se payer une assurance-santé. En conséquence du programme d’austérité, trois millions de Grecs, près d’un quart de la population, ne sont plus couverts par une assurance maladie.

La troïka avait décrété que les dépenses de santé ne pouvaient pas dépasser six pour cent du produit intérieur brut (PIB). Ceci a donné lieu à des coupes sociales sans précédent. Quelque 40 pour cent des hôpitaux furent obligés de fermer. La moitié des six mille médecins des hôpitaux publics fut licenciée.

En tout, le budget grec fut réduit d’un tiers en quatre ans. Le rendement économique a baissé de 26 pour cent. Bondy et Schumann ont montré des rues commerçantes entières où tous les magasins étaient fermés et où leurs anciens propriétaires avaient tout perdu.

D’autres pays furent également dévastés. En Irlande, les salaires furent réduits de 14 pour cent en moyenne dans le secteur public et le salaire minimum de 12 pour cent. Le marché du travail portugais fut considérablement déréglementé. Alors que jusqu’en 2008, 50 pour cent des salariés étaient payés en fonction des conventions collectives, ce chiffre ne s’élève actuellement plus qu’à six pour cent. Le salaire des travailleurs jeunes a chuté de 25 pour cent. Même les universitaires, ne perçoivent souvent que le salaire minimum de 565 euros par mois.

Le film a montré, grâce aux interviews accordés par d’anciens ministres, que la troïka avait peaufiné jusqu’au moindre détail les coupes sociales avant de les imposer. Un ancien ministre grec du Travail, le social-démocrate Luka Katseli, qui avait lui-même mis en œuvre une bonne partie de ces coupes, a présenté aux journalistes des projets de loi qui avaient été entièrement réécrits par la troïka. L’ancien ministre de la Réforme de l’administration, Antonis Manitakis, parle de chantage de la part des représentants de la troïka.

L’UE et le FMI étaient parfaitement conscients des conséquences catastrophiques de leur politique. Bondy et Schumann font état d’un rapport portant la mention confidentiel et qui fut envoyé aux directeurs européens du conseil d’administration du FMI par des représentants du FMI se trouvant à Athènes en mars 2010. Ce rapport précise que si le programme d’austérité de l’UE était appliqué, il « serait à l’origine d’une forte contraction de la demande intérieure puis d’une profonde récession qui grèveraient lourdement les structures sociales. »

Le film montre que la troïka ne s’intéressait pas juste à une restructuration des budgets, mais littéralement au pillage de la classe ouvrière. Les grandes entreprises et les riches étaient systématiquement exclus des mesures d’austérité et autorisés à tirer profit des diktats de la troïka.

C’est ainsi que la troïka n’a pas seulement ordonné la privatisation des entreprises, des biens et des infrastructures publics, mais elle a garanti que ces actifs soient liquidés aux prix les plus bas possible.

Le film examine la vente d’un ancien aéroport à Elliniko, dans la banlieue d’Athènes. Le terrain qui couvre six kilomètres carrés et est situé près du centre-ville, fut vendu pour moins de la moitié de sa valeur, estimée à 1,2 milliards d’euros, à une société détenue par un investisseur privé, Spyro Latsis. Suite à des irrégularités au moment des enchères, il resta l’unique acheteur sur les rangs.

En Grèce, la troïka et le gouvernement ont gardé secrète une liste où figuraient les noms de plus de 2.000 évadés fiscaux potentiels. La liste leur avait été remise en 2010 par la ministre française de l’époque et actuelle directrice du FMI, Christine Lagarde. Selon toute évidence, le gouvernement et la troïka ont collaboré étroitement pour protéger les riches et les puissants.

L’arrogance et la cruauté avec lesquelles cette politique de classe fut imposée sont illustrées lors d’interviews menées avec des responsables. Le coordinateur de l’Eurogroupe, Thomas Wiese, a déclaré, avec un large sourire, que les préférences politiques de la Grèce avaient conduit à ce que les riches figurant sur la liste Lagarde ne furent pas poursuivis. La raison en revenait à la maturité du système politique et aux circonstances de la crise, a dit l’Autrichien d’un air suffisant.

Mais, la force d’expression des images et des interviews est affaiblie si ce n’est sapée par l’orientation politique du documentaire

La thèse centrale de Schumann est que les attaques sociales menées par la troïka ne sont que la conséquence d’un manque de contrôle parlementaire et d’une politique mal conçue. Le film ne traite pas de la crise économique mondiale et évite de mettre en accusation le capitalisme même.

Ceci devint évident lorsqu’il présenta comme une meilleure alternative l’hypothèse d’une faillite ordonnée pour des pays insolvables comme la Grèce. Comme si une faillite d’Etat aurait pu améliorer la situation des travailleurs!

Schumann, qui est lui-même militant d’Attac, laisse s’exprimer les uns après les autres divers défenseurs d’une politique financière orientée vers la demande. Bien que ceux-ci critiquent la politique de la troïka, ils préconisent de la remplacer par d’autres mesures anti-classe ouvrière.

Schumann donne l’occasion au professeur d’économie et chroniqueur du New York Times, Paul Krugman, de parler des inconvénients d’un programme d’austérité mais reste muet sur le fait que Krugman est un défenseur des coupes sociales imposées par le président Obama aux Etats-Unis. Le gouvernement américain a associé ses attaques sociales à une politique d’assouplissement quantitatif, c’est-à-dire de la « planche à billets » pour les banques.

Paulo Nogueira Batista, le représentant du Brésil au sein du conseil d’administration du FMI, a également été interviewé. Il a expliqué qu’une minorité au FMI n’avait voulu accorder aucun prêt bancaire à la Grèce au motif qu’il ne serait pas remboursé. Quant à lui, il aurait préféré une décote de la dette. Le film a ignoré le fait que le FMI lie systématiquement des mesures de réduction de dette à des programmes drastiques d’austérité.

L’indice le plus clair de la faillite de la politique avancée par Schumann est l’apparition de son témoin clé. Au début et à la fin du film, il donne la parole à Varoufakis.

Les séquences d’ouverture montrent Varoufakis durant une interview remontant à l’été 2014, alors qu’il n’était pas encore ministre du présent gouvernement. Il expliquait que le renflouement n’avait nullement aidé la Grèce, mais avait sauvé les banques françaises et allemandes. Il avait qualifié une telle politique de « crimes contre l’humanité. »

A la fin du film, on assiste à une conférence de presse avec Varoufakis qui est ministre des Finances et son homologue allemand Wolfgang Schäuble. Schumann demande s’il y a des mesures que son gouvernement n’accepterait pas. Varoufakis répond en disant, « ce n’est pas que nous ne nous sentons pas liés par les accords avec la BCE (Banque centrale européenne), le FMI ou nos partenaires européens, mais nous sommes en quête d’une opportunité de reformuler la philosophie macroéconomique et le contenu microéconomique du programme existant. »

Moins de 24 heures avant la diffusion de Puissante et incontrôlée, Varoufakis avait clairement fait comprendre ce qu’il entendait par là. Il a soumis à la troïka, qui porte maintenant le nom d’« institutions », un programme de « réforme » qui confirme les coupes imposées à ce jour et engage le gouvernement grec à plus de mesures d’austérité. Avant cela, son gouvernement avait pleinement accepté l’autorité de la troïka et le contenu de l’accord de renflouement.

Etant donné qu’ils partagent la perspective banqueroutière de leurs protagonistes, Bondy et Schumann sont incapables de tirer les conclusions révolutionnaires qui découlent du matériel qu’ils présentent. Le film en reste au niveau de l’indignation superficielle et moralisatrice qui est finalement utilisée pour réclamer la poursuite de la même politique, sous un nom différent.

(Article original paru le 28 février 2015)

 

 

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