L’élite canadienne applaudit l’approbation des oléoducs par les libéraux et exige que Trudeau montre plus de trempe

Le premier ministre libéral Justin Trudeau a annoncé la semaine dernière que son gouvernement avait donné son feu vert à deux grands projets d’oléoduc, dont le prolongement de l’oléoduc Trans Mountain pour le transport de bitume dilué (pétrole lourd) des sables bitumineux de l’Alberta vers la côte de la Colombie-Britannique.

L’annonce de Trudeau a été universellement saluée par les grandes entreprises, car elle réduira la dépendance du Canada à l’égard du marché américain de l’énergie et ouvrira les marchés asiatiques à l’industrie pétrolière canadienne.

Dans l’espoir de faire taire les partisans environnementalistes des libéraux, Trudeau a confirmé qu’un projet depuis longtemps controversé de transport de bitume à Kitimat sur la rive nord de la Colombie-Britannique, l’oléoduc Northern Gateway, ne sera pas autorisé à aller de l’avant. Cela a permis à Trudeau d’annoncer que son gouvernement va interdire de façon permanente les pétroliers au large de la côte nord de la Colombie-Britannique.

L’approbation par les libéraux de l’oléoduc Trans Mountain a des répercussions économiques et géopolitiques importantes pour les grandes entreprises canadiennes. Le précédent gouvernement conservateur dirigé par Stephen Harper a cherché à faire du Canada une «superpuissance énergétique». Un élément clé de cette stratégie était d’assurer l'accès à l’océan du pétrole de l’Alberta plutôt que de le garder «enfermé» dans le marché canado-américain. L’élite dirigeante canadienne a cherché à profiter de la croissance rapide des marchés en Asie et du boom des prix des produits de base de la première décennie de ce siècle. Harper espérait même que le conflit croissant entre les puissances occidentales et la Russie, où le Canada joue un rôle de premier plan et provocateur, pourrait ouvrir les marchés européens aux exportations canadiennes de pétrole et de gaz naturel liquéfié.

La stratégie de Harper a subi un coup majeur avec l’effondrement du prix du pétrole en 2014, qui a entraîné l’annulation ou le retard de projets pétroliers d’une valeur de plusieurs dizaines de milliards de dollars, l’élimination de dizaines de milliers d’emplois en Alberta et la propagation rapide de la pauvreté et de l’insécurité économique dans ce qui était la province la plus riche du Canada. De plus, la croissance considérable de la production d’huile de schiste et de gaz naturel aux États-Unis a sapé ces dernières années les débouchés sur le marché pour le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta au sud de la frontière.

Un obstacle important à la construction des oléoducs nécessaires pour ouvrir de nouveaux débouchés à l’expansion rapide du pétrole des sables bitumineux de l’Alberta était toutefois politique: l’affirmation belliqueuse par les conservateurs des intérêts des grandes entreprises, enveloppées en des termes nationalistes et militaristes agressifs, a suscité une opposition généralisée dans la population. En conséquence, malgré les vœux répétés des conservateurs de soutenir le secteur de l’énergie, pas le moindre nouveau kilomètre d’oléoduc n’a été construit pendant les dix années au pouvoir de Harper.

Les libéraux de Trudeau : un masque «progressiste» pour l’austérité et la guerre

C’est l’une des principales raisons pour lesquelles les sections décisives de la grande entreprise se sont rassemblées derrière les libéraux lors des élections de 2015. La classe dirigeante a calculé que l’engagement déclaré de Trudeau envers une stratégie d’énergie propre, la protection de l’environnement et une relation de «nation à nation» avec les autochtones – en fait sa politique d’intégration de l’élite autochtone dans les grandes entreprises et l’État – allait donner aux libéraux la couverture politique nécessaire pour superviser un programme accéléré de construction et d’expansion d’oléoducs.

Aidés et encouragés par les syndicats et le Nouveau Parti démocratique (NPD) qui ont pesé de tout leur poids dans la campagne «N’importe qui, sauf Harper» lors de l’élection de l’an dernier faisant la promotion des libéraux représentants de la grande entreprise comme une alternative «progressiste», Trudeau et son cabinet commencent maintenant à livrer la marchandise. S’exprimant à la Chambre des communes mercredi, Trudeau s’est vanté en affirmant que «L’annonce d’hier a démontré qu’en un an, nous avons été capables de faire ce qu’en dix ans le gouvernement précédent a été incapable de faire.»

Le gouvernement libéral et les grandes pétrolières espèrent atteindre un certain nombre d’objectifs liés à la construction de l’oléoduc Trans Mountain. Leur premier objectif est de réduire la dépendance de l’industrie pétrolière canadienne à l’égard du marché américain. Bien que le partenariat Canada-États-Unis reste essentiel à l’impérialisme canadien – Ottawa est profondément impliqué dans les principales offensives militaires et stratégiques de Washington et dépend du marché américain pour les trois quarts de toutes ses exportations ­– une grande partie du secteur énergétique du Canada considère les États-Unis comme un concurrent direct et est déterminé à accroître l’accès du Canada au marché mondial. En effet, 99 % des exportations canadiennes de pétrole sont actuellement destinées aux États-Unis, où les producteurs canadiens sont obligés d’accepter des prix réduits, un problème d’autant plus exacerbé par le faible prix actuel du pétrole.

Le deuxième objectif de l’élite dirigeante du Canada est de faire des sables bitumineux, réputés la troisième plus grande réserve mondiale de pétrole exploitable, une importante source de pétrole pour les économies en croissance rapide d’Asie, en particulier la Chine. Les libéraux ont mené en coulisse un examen de leur politique envers la Chine au cours des derniers mois et l’incapacité du Canada à acheminer son pétrole à un port du Pacifique a été identifiée comme un obstacle majeur au renforcement des relations économiques du Canada avec la deuxième économie mondiale.

Bien que la décision d’approuver Trans Mountain ait été longue à venir, il est clair que l’élection de Donald Trump à la présidence américaine le mois dernier a renforcé l’argument en sa faveur. Le démagogue milliardaire a bien promis de relancer le projet d’oléoduc Keystone XL, qui transportera le bitume de l’Alberta vers les raffineries américaines du golfe du Mexique, mais il menace d’imposer des frais supplémentaires qui rendent le projet moins attrayant. Plus fondamentalement, son nationalisme économique et son protectionnisme «les États-Unis avant tout» forcent les élites dirigeantes du monde entier, du Canada à l’Europe, en passant par l’Asie, à revendiquer plus ouvertement leurs propres intérêts impérialistes.

La relance des ambitions de «superpuissance énergétique» de la bourgeoisie canadienne avec les annonces des oléoducs de la semaine dernière a été provoquée par une alliance des libéraux avec le NPD social-démocrate. Le gouvernement de l’Alberta – actuellement le seul gouvernement provincial dirigé par le NPD aligné sur les syndicats – a collaboré étroitement avec les libéraux de Trudeau pour jeter les bases politiques de la mise en valeur du projet Trans Mountain.

À juste titre, Trudeau et la première ministre de l’Alberta, Rachel Notley, se sont rencontrés et se sont engagés dans des félicitations mutuelles immédiatement après son annonce du 29 novembre. Notley, dont le gouvernement néo-démocrate a mis en œuvre des mesures d’austérité pour imposer la crise économique sur le dos des travailleurs tout en refusant d’augmenter les impôts des sociétés pétrolières, a introduit une taxe sur le carbone et un plafond annuel de 100 mégatonnes sur les émissions de gaz à effet de serre qui permettra à la production de pétrole issu des sables bitumineux de croître pour les années à venir.

Les libéraux ont poursuivi leur propre initiative d’«énergie propre» au niveau fédéral qui, tout en donnant une couverture politique à l’expansion des oléoducs de pétrole, cherche également à créer de nouvelles opportunités pour les bénéfices des entreprises dans les secteurs des énergies renouvelables et autres.

Notley a salué Trudeau pour son «leadership extraordinaire», avant de poursuivre en résumant de façon concise les espoirs des grandes entreprises: «Nous avons la possibilité de briser notre manque d’accès à la mer. Nous avons l'occasion de vendre à la Chine et aux autres marchés émergents notre pétrole à de meilleurs prix. Nous avons l'occasion de réduire notre dépendance à l’égard d’un marché et donc d’être plus indépendants du point de vue économique.»

La grande entreprise loue Trudeau pour avoir défié l’opinion publique

Les médias de la grande entreprise se sont précipités pour louer la décision de Trudeau. Tout aussi important que puisse être le projet Trans Mountain pour asseoir les ambitions géopolitiques et économiques de la classe dirigeante canadienne, les médias considèrent aussi que le soutien de Trudeau à ce projet, face à une très vaste opposition publique, est comme un test pour d’autres «décisions difficiles» que la grande entreprise l'exhorte à prendre. Il s’agit notamment du déploiement qui sera bientôt annoncé de centaines de militaires pour mener une guerre en Afrique sous la bannière frauduleuse du maintien de la paix, de la mise en œuvre d’un programme déjà dévoilé de privatisation de l’infrastructure publique qui injectera des milliards de dollars dans les poches des super riches par l’imposition de frais d’utilisation et de péages sur tout, depuis l’approvisionnement en eau jusqu’aux routes et aux ponts, et de nouveaux assauts contre la classe ouvrière, notamment avec une réforme des retraites et une réduction des dépenses publiques.

Campbell Clark, le principal rédacteur politique du Globe and Mail, a résumé tout cela dans un article publié le 30 novembre. L’annonce de Trudeau sur le projet Trans Mountain, a-t-il affirmé, «marque un tournant dans son règne comme premier ministre. Jusqu’à présent, il était facile de douter que M. Trudeau ait la trempe de prendre des décisions qui offensent. Mais maintenant, poursuit Clark, il a montré qu’il est prêt à mettre en œuvre des mesures dont il sait qu’elles déplairont à beaucoup de ceux qui l’ont soutenu.

Andrew Coyne dans le National Post de droite a été encore plus explicite. Avec comme toile de fond une crise économique qui se poursuit et les signes d’une lutte de classe croissante au Canada et ailleurs dans le monde, Coyne a déclaré: «L’enjeu de la prochaine bataille autour de l’oléoduc Trans Mountain n’est pas seulement l’avenir du projet ou de carrières politiques (dont celle de Trudeau), mais comment le Canada doit être gouverné. C’est un conflit que nous avons évité jusqu’ici... Est-ce que les décisions sur le développement et l’utilisation des ressources doivent être prises par les gouvernements démocratiquement élus... dans un cadre de lois défini par des tribunaux indépendants, ou devons-nous être dirigés dans les faits par la rue?»

Ce qui préoccupe Coyne et les nombreux autres auteurs qui abondent dans le même sens, ce n'est pas des gens comme la chef du Parti Vert Elizabeth May, qui a déclaré qu’elle était prête à aller en prison pour s’engager dans des actes de désobéissance civile afin d’arrêter Trans Mountain. May est une représentante de l’establishment politique qui a joué un rôle essentiel dans la promotion de la «bonne foi» et du caractère «progressiste» des libéraux lors de l’élection de l’an dernier, offrant notamment d’aider à négocier une coalition libérale-néo-démocrate en cas de parlement ex aequo ou minoritaire.

Non, ce qui trouble la grande entreprise et ses porte-parole des médias, c'est la perspective de voir une agitation sociale croissante. Bien que les protestations publiques contre Trans Mountain aient été en grande partie confinées à la Colombie-Britannique et soient restées sous le contrôle des écologistes procapitalistes et des groupes des Premières Nations, la classe dirigeante craint que les attaques devant être effectuées par les libéraux dans la période à venir avec la crise économique qui se poursuit vont déclencher une explosion dans la classe ouvrière. C’est pourquoi Coyne poursuit en exhortant Trudeau à s’inquiéter moins de ses capacités à «écouter, à concilier et à faire preuve d’empathie» et à se concentrer davantage pour la période à venir à démontrer la même «trempe que son père».

C’est là une référence au passé anti-ouvrier de droite du premier ministre libéral Pierre Trudeau qui, dans les années 1970, a adopté la Loi sur les mesures de guerre et déployé des troupes dans les rues du Québec, imposé un gel des salaires de trois ans, puis en 1978, menacé de licencier massivement les travailleurs des postes qui défiaient une loi briseuse de grève.

(Article paru d'abord en anglais le 3 décembre 2016)

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