Perspectives

Les «gilets jaunes» et la résurgence internationale de la lutte des classes

Il y a sept mois, des centaines de milliers de «gilets jaunes» se sont réunis sur les réseaux sociaux pour manifester contre les politiques anti-ouvrières du président des riches, Emmanuel Macron. Impulsés par le refus de taxes régressives sur le carburant, ils ont dénoncé les bas salaires, l’austérité et le militarisme de l’État policier. Ces mobilisations, qui ont recueilli les sympathies d’une vaste majorité des travailleurs et révélé à quel point Macron est isolé et haï, sont devenus le mouvement d’opposition politique le plus important en France depuis la grève générale de Mai 68.

Elles marquent un point charnière en France et à l’international: le retour initial des travailleurs sur la scène politique. La colère contre des inégalités économiques grotesques, la montée de la misère, l’enrichissement d’une aristocratie financière et la répression étatique explose parmi les travailleurs du monde entier. Aux côtés des «gilets jaunes», il se développe la plus large offensive du prolétariat mondial depuis des décennies. Des grèves d’enseignants américains, des grèves sauvages des maquiladoras mexicaines et les grèves contre le gel des salaires par l’Union européenne (UE) se déroulent ainsi que des grèves des plantations, des fonctionnaires du sous-continent indien et des mobilisations pour exiger le renversement des régimes militaires d’Algérie et du Soudan. Toutes exigent la fin du diktat des banques et une profonde transformation sociale.

Après sept mois de mobilisation, il est essentiel de tirer les premières leçons de la lutte, à partir d’un jugement clair et sans complaisance de la situation. Sur fond de menaces américaines de guerre contre l’Iran et de guerre commerciale contre la Chine, l’aristocratie financière refuse d’accorder quoi que ce soit aux manifestants, en France ou ailleurs. Depuis le début de la mobilisation, Macron a annoncé des attaques fondamentales contre ce qui reste des droits sociaux établis après la défaite du nazisme par l’Union soviétique dans la 2e Guerre mondiale, comme le passage à des retraites «par points» de valeur monétaire indéterminée, la fin de l’emploi à vie dans la fonction publique et l’austérité dans l’éducation et la santé. Tout démontre que les travailleurs ne peuvent pas changer les choses à travers des négociations avec les représentants politiques de la classe capitaliste.

L’État policier a lancé un assaut extraordinaire contre les «gilets jaunes». Des dizaines de milliers de policiers avec blindés, lances à eau, grenades, LBD et fusils d’assaut ont blessé plus de 2.000 personnes, dont des dizaines ont perdu des mains ou des yeux. Plus de 7.000 détentions, dont 1.900 le seul 8 décembre, ont marqué la plus grande vague d’arrestations en France métropolitaine depuis l’Occupation nazie. En mars, Macron a même autorisé l’armée à tirer sur une manifestation sociale pour la première fois en France depuis les grèves insurrectionnelles de 1947, le dernier soulèvement ouvrier majeur juste après la 2e Guerre mondiale et la chute du fascisme.

La question décisive est: quelles sont les perspectives révolutionnaires pour le mouvement international émergent des travailleurs? Le mouvement des «gilets jaunes» confirme les perspectives du Comité international de la IVe Internationale (CIQI) et de sa section française, le Parti de l’égalité socialiste (PES). La restauration capitaliste en Europe de l’Est et en Chine en 1989 et la dissolution de l’Union soviétique en 1991 par les régimes staliniens n’ont pas marqué la «Fin de l’Histoire» et le triomphe éternel d’une société capitaliste démocratique. L’époque à laquelle l’impact de ces événements suffisait à étouffer la lutte des classes a pris fin. Après 30 ans de guerres impérialistes et une décennie de crise économique depuis le krach de Wall Street en 2008, le spectre d’une action révolutionnaire consciente des travailleurs hante à nouveau l’aristocratie financière.

Les «gilets jaunes» ont aussi donné raison à l’analyse par le CIQI de la forme que prendrait la résurgence de la luttes des classes. C’est une rébellion internationale contre les syndicats, les partis staliniens et social-démocrates, et leurs alliés parmi les descendants pablistes de divers partis petit-bourgeois ex-trotskystes. Même en France, où ces tendances sont fortes, le mouvement est parti non pas de leurs manœuvres, ou d’une de leurs fractions dissidentes, mais en dehors de leur contrôle.

Le retour de la lutte des classes a dévoilé le gouffre qui sépare les travailleurs des couches aisées des classes moyennes issues du mouvement post-soixante-huitard qui ont longtemps dominé ce qui se donne pour la «gauche». Pendant des semaines, les syndicalistes, universitaires stipendiés et ‘têtes parlantes’ de la pseudo-gauche ont boycotté les «gilets jaunes», se réfugiant dans des manifestations #MeToo ou simplement chez eux. Leur obsession pour la sexualité, l’ethnie et les questions sociétales n’ont joué aucun rôle dans des manifestations venues d’en bas contre les inégalités.

Terrifiés par un soulèvement issu des 90 pour cent moins riches de la population, ils ont attaqué les «gilets jaunes.» Les syndicats ont étranglé des grèves de routiers et de dockers qui devaient se solidariser avec eux. Reprenant les infâmes calomnies des staliniens français qui traitaient les trotskystes au 20e siècle d’«hitléro-trotskystes», le patron de la CGT stalinienne, Philippe Martinez, a maintes fois déclaré que du «brun» se cachait derrière les gilets jaunes. De nombreux partis, dont le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) pabliste, ont repris ces propos. Même ceux qui étaient en apparence moins hostiles comme La France insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon, n’ont pas joué un rôle très différent: malgré les 7 millions de voix reçues par Mélenchon aux présidentielles de 2017, LFI n’a pas organisé une seule manifestation de masse pour défendre les «gilets jaunes.»

Les «gilets jaunes» ont établi une vérité cardinale: pour lancer une lutte puissante, les travailleurs et les jeunes doivent lutter indépendamment des syndicats et de la pseudo-gauche petite-bourgeoise. Mais l’éruption des premières luttes indépendantes n’a fait que soulever plus directement les questions politiques posés aux travailleurs du monde entier par cette nouvelle ère révolutionnaire. Léon Trotsky expliquait dans sa magistrale Histoire de la révolution russe:

Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l'âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l'ancien régime. C'est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d'être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d'une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s'orientent activement d'après la méthode des approximations successives.

Les «gilets jaunes» se sont mobilisés dans la première étape de ce processus. Des masses de travailleurs et de gens appauvris des classes moyennes ont conclu qu’il était insensé de faire appel aux syndicats ou aux partis établis, qui ne feraient qu’étrangler et trahir une lutte. Après avoir voté pour des partis de tous bords, ils se sont unis derrière des appels à une révolution contre Macron. Mais dans cette première approximation, des questions de programme et de perspectives n’ont pas été résolues. Personne ne savait par quoi remplacer Macron. Certains refusaient toute discussion politique, craignant la division, ou attaquaient le socialisme, par quoi ils entendaient la politique de la périphérie petite-bourgeoise discréditée du PS bourgeois. Poussés par les médias à formuler des revendications, ils ont mis en avant des slogans tels que le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) suisse, d’abord proposé par Mélenchon, espérant donner le pouvoir au peuple.

Mais la démocratie parlementaire française refuse de se réformer. L’Assemblée rejette le RIC et l’État n’a réagi aux mobilisations que par la répression. De nombreux «gilets jaunes» sentent qu’il faut mobiliser le soutien de masse dont ils disposent auprès des travailleurs. Mais ces derniers, malgré leur sympathie pour les «gilets jaunes», ne voient pas dans le RIC la perspective pour ce qui serait une lutte révolutionnaire contre Macron, l’UE et les marchés financiers mondiaux.

L’avenir sera avec les perspectives avancées en France par le PES. Il a défendu les «gilets jaunes» sur toute la ligne, s’opposant à leur répression par l’État, aux médias et aux partis de pseudo gauche qui les vilipendaient. Le PES a appelé à la construction de comités d’action indépendants, en France et à l’international, sur une perspective trotskyste de lutte pour le pouvoir politique, et à la construction du CIQI en tant qu’avant-garde révolutionnaire des travailleurs. L’alternative à laquelle sont confrontés les travailleurs n’est pas la réforme ou la révolution, mais la révolution ou la contre-révolution. Pour arrêter les attaques sociales, la seule stratégie valable est de mobiliser toute la puissance industrielle et économique de la classe ouvrière internationale pour prendre le contrôle de l’économie, exproprier l’aristocratie financière et prendre le pouvoir.

La poussée de l’aristocratie financière vers la dictature

Les politiques d’austérité et de répression militaro-policière émergent d’une crise objective et historique du capitalisme mondial. L’époque depuis la fin de l’Union soviétique a non seulement produit l’enrichissement obscène d’une petite aristocratie financière dans chaque pays. La mondialisation économique a encore exacerbé les contradictions du capitalisme – entre l’économie mondiale et le système d’États-nation, et entre la production socialisée et l’appropriation privée du profit – qui ont mené au 20e siècle aux guerres mondiales et au fascisme, mais aussi à la révolution sociale.

Libéré de l’obstacle militaire et politique posé par l’existence de l’URSS, les puissances de l’OTAN ont envahi l’Irak, les Balkans, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie et le Mali, pillant des régions d’Asie et d’Afrique stratégiques et riches en ressources. Ces guerres impérialistes qui ont fait des millions de victimes vont de pair avec l’austérité sociale et salariale qui intensifie les inégalités, l’instabilité économique et les crises financières. Le krach de Wall Street en 2008, provoqué par la spéculation criminelle des banques, a failli provoquer l’effondrement du système financier mondial.

L’UE a réagi en mettant des milliers de milliards d’euros dans les poches des super-riches, financés par une politique d’austérité visant à détruire les droits sociaux accordés aux travailleurs européens après la défaite des nazis par l’Union soviétique en 1945. La bourgeoisie a imposé de vastes attaques contre l’universalité des soins médicaux, l’éducation nationale, et la sécurité de l’emploi. Le principal exemple en est le pillage de la Grèce, empêtrée dans la plus grave récession en Europe depuis la restauration capitaliste en Union soviétique. Sur fond de montée de la misère, le patrimoine des milliardaires français a triplé depuis 2008, alors que Macron veut dépenser des centaines de milliards d’euros sur les forces armées françaises et européennes et rétablit petit à petit le service militaire universel pour préparer des guerres encore plus vastes.

Les stratèges de la classe dirigeante savent que continuer à imposer ces politiques face à la colère des travailleurs nécessite la construction d’un régime autoritaire fascisant. Dans une note écrite en 2013 pendant la crise de l’euro, la banque JP Morgan a discuté des obstacles que les banques espèrent détruire afin de restructurer la «périphérie» sud de l’Europe. Elle a écrit:

Les constitutions trahissent une forte influence socialiste qui reflète la force politique des partis de gauche après la défaite du fascisme. ... Les systèmes politiques de la périphérie ont typiquement les traits suivants: des États centraux faibles comparés aux régions; une protection constitutionnelle des droits du travail; des systèmes de consensus qui favorisent le clientélisme politique; et le droit de manifester face à des changements malvenus du statu quo. La crise a révélé les défauts de ce legs politique.

Ainsi, pour la bourgeoisie européenne, la crise actuelle marque la fin des concessions démocratiques accordées aux travailleurs après la 2e Guerre mondiale. A l’époque, le capitalisme européen était discrédité par les dizaines de millions de morts de la guerre, la répression fasciste et la Shoah. Pour justifier la préservation du capitalisme en France, le PCF stalinien, la sociale-démocratie et les soutiens bourgeois du général de Gaulle, unis dans le Conseil national de la résistance (CNR), ont promis de mener «l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie». Ils ont nationalisé plusieurs industries, créé la Sécurité sociale et inscrit le droit de grève et de manifester dans la constitution française, laissant entendre que la proscription de la lutte des classes sous le régime nazi ne reviendrait jamais. On a adopté des mesures similaires en Italie, puis dans de grandes parties de l’Europe capitaliste.

75 ans après, les restes de ce système s’effondrent. Les partis social-démocrates bourgeois d’Europe, dont le Parti socialiste (PS) pro-patronal qui a dominé la «gauche» française après Mai 68, éclatent face à la colère des travailleurs, chauffée à blanc, contre des décennies d’austérité et de guerre. Un nouveau stade de la lutte des classes émerge. Foulant aux pieds les droits qu’elle avait promis de maintenir à jamais, la bourgeoisie reconstruit des régimes fascisants.

Le fait que cette politique soit menée à l’échelle européenne souligne qu’elle ne provient pas de l’obstination de l’un ou l’autre dirigeant tel que Macron, mais d’intérêts objectifs de classe. En Allemagne, tous les grands partis bourgeois couvrent les professeurs extrémistes de droite comme Jörg Baberowski qui lavent les crimes d’Hitler pour légitimer une politique impopulaire d’austérité et de remilitarisation de la politique extérieure allemande. En même temps, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) néofasciste s’installe au parlement. En Espagne, après la violente répression du référendum d’indépendance catalane en 2017, l’armée et la police favorisent le parti Vox qui salue l’armée fasciste ayant lancé un coup d’état et déclenché la Guerre civile de 1936-1939. Vox appelle aussi à interdire les partis marxistes. Le caudillo d’Italie, le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, applaudit le dictateur fasciste Benito Mussolini. Et alors qu’il réprimait violemment les «gilets jaunes», Macron qualifia de grand soldat le dictateur du régime collaborationniste de Vichy coupable de trahison et de meurtre de masse, Philippe Pétain.

Tirer les conclusions qui découlent de ces mouvements tectoniques de la politique internationale nécessite une perspective historique. Ce n’est pas, comme le disent des médias français intéressés, que la gauche et le socialisme soient morts. La promesse du CNR de réguler dans un cadre national et capitaliste les «féodalités économiques et financières» s’est avérée fausse. Les tendances gaulliste, social-démocrate et stalinienne qui y ont participé et qui ont fourni le cadre de la politique officielle en France depuis lors, ont fait faillite. L’aristocratie financière est de retour. Elle dévore non seulement les richesses sociales créées par les travailleurs pour nourrir ses fortunes obscènes mais elle réhabilite les criminels fascistes du 20e siècle pour reconstruire des États policiers au 21e siècle.

Le colosse qui émerge en tant qu’alternative historique à l’effondrement de la politique officielle européenne est Léon Trotsky. Le codirigeant avec Lénine de la Révolution d’octobre et fondateur de la IVe Internationale contre la dégénérescence nationaliste de la bureaucratie soviétique sous Staline n’a pas seulement lancé l’avertissement prophétique du rôle contre-révolutionnaire du stalinisme en Union soviétique. Sa défense du programme de la révolution socialiste mondiale contre le stalinisme a fondé un mouvement qui, bien après son assassinat le 21 août 1940 par un assassin stalinien, fournit encore aux travailleurs une perspective marxiste et internationaliste.

Après la 2e Guerre mondiale, seul les trotskystes se sont opposés aux partis staliniens, dont le PCF alors hégémonique parmi les ouvriers français, qui ont stoppé une révolution socialiste en Europe. Avant la guerre, Staline avait ordonné l’assassinat de Trotsky, le meurtre des Vieux Bolchéviks dans les procès de Moscou et le génocide politique des marxistes en Union soviétique dans les purges. A la fin de la guerre, il s’est mis d’accord avec les partis staliniens d’Europe y compris le PCF pour que les travailleurs ne prennent pas le pouvoir. Les trotskystes se sont opposés à la liquidation stalinienne des organisations indépendantes formées par les travailleurs en France et à travers l’Europe lors de soulèvements contre le fascisme – comme les maquis résistants et les comités d’usine que les staliniens ont désarmés et dissous. La IVe Internationale s’est aussi opposée à la constitution française bourgeoise de 1946, fondée sur le programme du CNR ; elle avertit avec raison qu’une république capitaliste trahirait inévitablement les espoirs qu’on poussait les travailleurs à mettre en elle.

Cette appréciation – justifiée par les sanglantes guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie puis par la trahison de la grève générale de Mai 68 par le PCF qui refusa de prendre le pouvoir – est à nouveau confirmée par le virage de la bourgeoisie européenne vers des régimes autoritaires.

La lutte des «gilets jaunes» a aussi souligné la portée historique de la lutte du CIQI contre la tendance petite-bourgeoise pabliste qui a rompu avec le trotskysme. Le NPA pabliste est dirigé par des ex-soixante-huitards qui avaient rejoint la tendance petite-bourgeoise dirigée par Ernest Mandel et Michel Pablo. Ces derniers avaient rompu avec le CIQI en 1953, en appelant la IVe Internationale à se liquider dans les partis staliniens et nationalistes bourgeois de l’époque, prétendant qu’ils pourraient remplacer la IVe Internationale en tant que direction révolutionnaire du prolétariat. Ils se sont ainsi adaptés au régime capitaliste d’après-guerre en Europe de l’Ouest fondé avec l’aide des staliniens. Dans son livre Les Trotskysmes, le dirigeant pabliste Daniel Bensaïd a expliqué ainsi la scission de 1953: «A la fin des années 1940 les conditions dans lesquelles fut créée la IVe Internationale avaient considérablement changé. Son projet devait être redéfini. Pablo eut l’audace d’entreprendre cette aggiornamento. ... Pablo sut dès les années 1950 aborder avec audace des questions comme la libération des femmes, l’autogestion, la démocratie socialiste.» Ainsi Pablo voulait liquider le programme trotskyste du IVe Internationale et le remplacer par des conceptions répandues parmi des couches sociales aisées, intégrées dans le régime capitaliste d’après-guerre.

Les «gilets jaunes» sont une rébellion contre ce type de politique sociétale et identitaire qui se fait passer pour la «gauche» depuis 1968. Sa prétention à être une alternative démocratique et moderne au trotskysme et au marxisme classique défendus par le PES était une fraude. Les partis qui fondent leur activité là-dessus s’accommodent du capitalisme alors même qu’il vire à nouveau vers l’extrême-droite et la guerre mondiale.

Les «gilets jaunes» et la faillite de la pseudo gauche

L’expérience des «gilets jaunes» a confirmé l’analyse du CIQI: le NPA et des partis similaires à l’international ne sont pas «de gauche» ou «d’extrême-gauche», mais des partis anti-marxistes de pseudo-gauche basés sur la petite bourgeoisie aisée, séparés des masses travailleuses. Malgré le virage autoritaire en Europe, ils ont réagi à la plus grande éruption de la lutte des classes en France en un demi-siècle avec horreur et dégoût. Au début du mouvement, les staliniens et les pablistes n’ont pas caché leur hostilité envers les «gilets jaunes», les traitant d’agents fascistes du patronat. La CGT stalinienne les a traités d’«instrumentalisation de la colère des citoyens et des travailleurs orchestrée par l'extrême-droite et les transporteurs routiers». Le NPA les a attaqués férocement:

Tout comme les syndicats CGT et Solidaires, samedi 17 novembre, nous ne mêlerons pas nos colères aux manœuvres des patrons et aux récupérations de l’extrême droite qui n'est pas une alliée de circonstance mais reste notre ennemie mortelle. Oui, tout augmente sauf les salaires, et les classes populaires ont bien raison d’avoir ras-le-bol de l'augmentation du carburant et des prix en général … Mais nous ne pourrons pas le dire le samedi 17 novembre dans des actions ou des rassemblements prétendument « citoyens » aux allures de foire poujadiste, dans lesquels nous nous retrouverions au côté des ennemis les plus farouches du mouvement ouvrier.

Ces déclarations du NPA et de syndicats prétendument «de gauche» méritent d’être retenues. Elles illustrent très clairement l’orientation des forces sociales privilégiées qui composent la pseudo gauche, concentrées sur la politique de genre, ethnique, et du mode de vie. Face à des revendications de plus d’égalité sociale venant des «classes populaires», ils traitent ces «classes populaires», c’est-à-dire les travailleurs, de fascistes, au nom du «mouvement ouvrier», c’est-à-dire des appareils syndicaux financés par l’État et les classes moyennes aisées.

Cette accusation du NPA était une calomnie infondée. Les «gilets jaunes» sont hétérogènes, incluant des petits patrons et des indépendants dans le besoin ou vivant avec de petites retraites ainsi que des travailleurs. Parmi eux on trouve des électeurs de tous les principaux partis en France, y compris des néo-fascistes. Les travailleurs parmi les «gilets jaunes» reconnaissent les revendications légitimes des manifestants des classes moyennes et ont rejeté les tentatives de Macron de mettre fin au mouvement en leur accordant quelques miettes, telles que de petites augmentations du SMIC.

Le vote néo-fasciste en France témoigne sans aucun doute de dangers sérieux. Aux élections européennes, 23 pour cent des électeurs français ont voté pour les néo-fascistes, surtout pour marquer leur hostilité envers Macron, alors qu’ils considèrent avec raison les partis prétendument «de gauche» comme étant des instruments de la classe dirigeante. Ceci reflète des pressions nationalistes puissantes et une réelle confusion politique en France, y compris parmi les travailleurs, après des décennies où les partis qui avaient leur confiance, le PCF puis le PS, ont imposé l’austérité, mené des guerres, et incité des rancœurs anti-musulmanes.

Les préparatifs pour l’installation d’un régime fascisant en France sont à un stade avancé. Mais la réhabilitation officielle des fascistes en Europe, dont celle de Pétain par Macron alors qu’il réprime les «gilets jaunes», souligne que la légitimation du néofascisme vient presque entièrement d’en haut. Les violences fascisantes pendant les manifestations n’étaient pas le fait des «gilets jaunes», mais des forces de l’ordre et des syndicats policiers parmi lesquels l’extrême-droite a une base électorale. Pour l’heure, comme l’ont montré les «gilets jaunes», le soutien pour le fascisme qui est apparu parmi les classes moyennes européennes dans les années 1930 n’existe pas. A ce stade de la lutte des classes, les classes moyennes appauvries cherchent un lien avec les travailleurs.

La tâche critique pour les travailleurs est de démontrer leur capacité de diriger une lutte contre le capitalisme et de rallier toutes les couches opprimées de la population. La résurgence de luttes ouvrières en Europe et au-delà montre que la classe ouvrière est prête à adopter une telle stratégie. Mais la lutte pour mobiliser des couches plus larges de travailleurs en lutte nécessite une rupture consciente avec la pseudo gauche – ces partis populistes qui s’opposent à la révolution socialiste, nient la lutte des classes,et tentent de couper les travailleurs en France de leurs frères et sœurs de classe à l’international, pour les subordonner au nationalisme et au capitalisme.

C’est là le rôle des «populistes de gauche» de LFI, l’organisation de Jean-Luc Mélenchon. Bien que ne représentant tout au plus qu’une fraction différente du NPA dans l’appareil syndical et universitaire, Mélenchon n’a pas tout à fait attaqué les «gilets jaunes» aussi crûment que les pablistes. Ayant obtenu 20 pour cent des voix aux présidentielles de 2017, LFI espérait maintenir ses prétentions à être le «meilleur opposant» de Macron. Tout en réagissant avec la même crainte à la résurgence de la lutte des classes que le NPA, LFI a adopté une posture différente. «Je jubile», a écrit Mélenchon sur son blog, où il affirmait que les «gilets jaunes» fournissaient «la confirmation du schéma théorique mis au point dans la théorie de la révolution citoyenne».

Il a tenté d’exploiter le fait que les «gilets jaunes» disaient lutter pour «le peuple», c’est-à-dire non seulement les travailleurs salariés mais aussi les petits patrons, agriculteurs et indépendants. Mais Mélenchon donnait à l’appel à une «révolution citoyenne» nationale un contenu de classe entièrement différent. Mettant en avant une politique fondée sur le genre et l’appartenance ethnique, et en particulier sur le nationalisme français, Mélenchon représente des couches de la bourgeoisie et des classes moyennes aisées concentrées dans les 10 pour cent les plus riches de la population.

Étudiant, Mélenchon a débuté en politique dans l’Organisation communiste internationaliste (OCI) de Pierre Lambert, l’ancienne section française du CIQI, peu après la scission de l’OCI avec le CIQI en 1971. L’OCI promouvait «L’Union de la gauche» avec le PCF et le PS, un parti bourgeois fondé en 1971 en tant qu’instrument électoral du social-démocrate ex-vichyste François Mitterrand. Cette perspective nationale et liquidatrice a amené l’OCI à envoyer ses membres travailler aussi au PS, que Mélenchon a rejoint en 1976. Un membre de l’OCI, Lionel Jospin, est devenu premier ministre du gouvernement d’austérité de la Gauche plurielle, de 1997 à 2002. Après que le discrédit de la Gauche plurielle a produit l’élimination de Jospin aux présidentielles de 2002 et une décennie pendant laquelle la droite a conservé la présidence, Mélenchon a quitté le PS pour fonder en 2009 son propre mouvement, le Front de gauche, allié avec le PCF. C’est devenu LFI en 2016.

Mélenchon a élaboré son appel à une révolution citoyenne lors de discussions avec Chantal Mouffe, l’inspiratrice féministe postmoderne et «populiste de gauche» du gouvernement austéritaire grec de Syriza (la «Coalition de la gauche radicale») mené par Alexis Tsipras. Ces théories s’opposent au marxisme. Le populisme de gauche, écrit Mouffe, «n’exige pas une rupture ‘révolutionnaire’ avec le régime démocratique libéral» et s’oppose à ceux qui «réduisent la politique à l’opposition capital-travail et attribuent un privilège ontologique à la classe ouvrière, présenté en tant que véhicule de la révolution socialiste». C’est-à-dire que, comme la majorité des autres ex-soixante-huitards, Mouffe s’oppose aux conceptions fondamentales du marxisme.

Et sur son blog, Mélenchon s’est empressé d’ajouter que sa théorie prétendument révolutionnaire ne peut servir de fondation à une lutte pour le pouvoir. «En toute hypothèse, mon travail ne dit pas comment le pouvoir peut tomber sous les coups d’un mouvement de cette nature. D’autant que de mon point de vue, le débouché doit être pacifique et démocratique. Autrement dit, en toute hypothèse, il s’agit de trouver une sortie institutionnelle aux événements». Il a souligné son hostilité envers «la doxa traditionnelle de la gauche traditionnelle et de l’extrême gauche», dont «la centralité du concept prolétariat (salariat) / révolution socialiste comme couple indépassable de la dynamique de l’Histoire». En clair, comme Mouffe, il rejette consciemment le marxisme et la lutte des classes pour s’orienter vers l’appareil de l’État-nation.

Ce mépris pour la lutte des classes et le socialisme souligne la faillite de la pseudo gauche. Les revendications des «gilets jaunes» jouissaient d’un soutien écrasant, Mélenchon avait reçu 7 millions de voix, les grèves montaient dans la fonction publique française et plus largement à l’international. Mais ni LFI, ni d’autres partis de pseudo gauche ou les syndicats n’ont essayé de développer sur la base de cette opposition une lutte contre Macron.

Même quand le NPA et le reste de la pseudo gauche ont envoyé davantage de forces manifester aux côtés des «gilets jaunes», cet hiver, ils n’ont ni construit un mouvement ni rallié un soutien plus large parmi les «gilets jaunes». Ils n’ont fait que tenter, sans succès, de rétablir le contrôle des appareils syndicaux, ce que les «gilets jaunes» refusaient. L’hostilité et l’inutilité de ces partis dans une vraie lutte sous-tendent l’effondrement soudain et drastique de LFI aux européennes de 2019, où il a obtenu moins du tiers de son vote aux présidentielles de 2017. On voit que sur toute une période historique, la propagande anti-marxiste vendue par Mouffe, Mélenchon et d’autres postmodernes n’a fait que bloquer le développement d’une avant garde révolutionnaire et donner l’initiative à la classe capitaliste.

Où aller à présent à partir du mouvement des «gilets jaunes»?

Cela fait des mois que les médias officiels prédisent la démoralisation et l’effondrement imminents des «gilets jaunes». Mais des dizaines de milliers d’entre eux manifestent toujours chaque samedi et les grèves montent en France comme à l’international; la résurgence de la classe ouvrière ne fait que commencer. Sous la surface de la vie politique officielle, des mouvements bien plus larges et plus explosifs sont en gestation. Il faudra orienter ce mouvement révolutionnaire émergent des travailleurs dans un contexte d’effondrement total de la vieille classe politique et du danger aigu de guerre et de dictature.

La tâche est de construire le PES en France et les sections du CIQI à l’international pour apporter une perspective et une direction révolutionnaires aux travailleurs. Les «gilets jaunes» et la résurgence internationale de la lutte des classes ont donné raison aux appels du PES et du CIQI aux travailleurs pour qu’ils luttent indépendamment des syndicats et des partis établis, y compris ceux qui se disaient «de gauche». Ce n’était pas une perspective sectaire ou utopique, mais la seule stratégie réaliste pour mener la lutte des classes. Les «gilets jaunes», une couche relativement restreinte de travailleurs et des classes moyennes, a porté un coup dévastateur à Macron précisément parce qu’ils ont brisé la chape de plomb que ces organisations imposaient aux luttes sociales. Ils ont bravé les menaces des forces de l’ordre et de l’état-major, et écarté les injures des médias officiels, des politiciens, et des chefs syndicaux avec le mépris qu’elles méritent. Sur fond de radicalisation des travailleurs, ils ont obtenu un soutien de masse.

L’obstacle décisif au mouvement des «gilets jaunes» n’a pas été la difficulté à organiser des actions. Cela a été de mobiliser les sympathies dont ils disposaient et la foule de rassemblements locaux et sur Internet qui les entouraient, alors que la nécessité d’une lutte internationale pour le pouvoir ouvrier ne se fait sentir que de manière diffuse et embryonnaire – c’est-à-dire quand l’avant-garde révolutionnaire dans la classe ouvrière est toujours petite. Car il est impossible de trouver une perspective révolutionnaire sans situer les luttes d’aujourd’hui dans la continuité de toutes celles du mouvement ouvrier, du marxisme classique, de la révolution d’octobre et du trotskysme. Pour les travailleurs et les jeunes, la tâche est de se confronter aux questions de perspective politique et historique sur lesquelles le CIQI a lutté.

Au stade initial de la résurgence de la lutte des classes, l’opposition est encore marquée par les idées de l’ère précédente, quand la «gauche» était la politique des classes moyennes aisées, formulée dans des termes populistes et démocratiques qui rejetaient la lutte des classes. Les «gilets jaunes» n’ont lancé leur lutte que 2 ans après la fondation du PES – quand, après les trahisons des pablistes et la rupture de l’OCI d’avec le CIQI en 1971, il n’y avait pas eu de parti trotskyste en France digne de ce nom depuis presque un demi-siècle. Il reste beaucoup de questions à clarifier.

Les appels à un mouvement «apolitique» rejetant tous les partis ont été influents parmi les «gilets jaunes». Ils cadraient avec la colère des travailleurs contre toute la classe politique. Mais la pseudo gauche les a lancés pour stopper la discussion et empêcher une rupture avec les partis qui imposent l’austérité. Dans ce contexte, les slogans tels que le RIC, qui traduisaient une volonté légitime de contrôler les décisions politiques et économiques, ne pouvaient guider la lutte. Séparés d’une lutte pour l’expropriation de l’aristocratie financière, le contrôle ouvrier des chaînes mondiales de production, et pour le pouvoir, ils ne deviennent que des appels à une réforme de l’État capitaliste français, qui les rejettera. Même des appels sincères des «gilets jaunes» à une grève générale ou une révolution, ou encore à établir des assemblées populaires indépendantes, n’ont pas encore attiré les travailleurs pour une lutte décisive contre Macron, l’UE et les marchés financiers.

Même aujourd’hui, malgré une crise capitaliste profonde, la bourgeoisie agit avec une conscience bien plus nette de ses intérêts de classe que les travailleurs. D’un côté, dans les médias officiels elle fait passer les appels de charlatans comme Mélenchon à un révolution de toute la population et ses déclarations que la lutte des classes est démodée. De l’autre, les dirigeants des banques et de l’État savent qu’ils sont face à une lutte de classe et comptent la mener sans merci.

Dans un article de février, «Lutte de classes en France», Le Monde diplomatique a décrit la panique qui s’emparait de la classe dirigeante face aux «gilets jaunes»: «La peur. Pas celle de perdre un scrutin, d’échouer à ‘réformer’ ou de voir fondre ses actifs en Bourse. Plutôt celle de l’insurrection, de la révolte, de la destitution. Depuis un demi-siècle, les élites françaises n’avaient plus éprouvé pareil sentiment.» Il cite le chef d’un institut de sondage disant que l’humeur des grands patrons «ressemble à ce que j’ai lu sur 1936 ou 1968,» les années des deux plus grandes grèves générales de l’histoire de France. Comparant la haine et la crainte des «gilets jaunes» qui prédomine dans les bourses et les conseils d’administration à la colère de la bourgeoisie face à la révolution de 1848 et la Commune de Paris en 1871, écrasée dans le sang, ce mensuel ajoute: «Ceux qui ont eu peur ne pardonnent ni à ceux qui leur ont fait peur ni à ceux qui ont été témoins de leur peur.»

Il ne faut pas sous-estimer la brutalité de la bourgeoisie. Mais cette brutalité reflète le gouffre social qui la sépare de la vaste majorité de la population qui travaille pour vivre, c’est-à-dire qu’elle reflète dans l’analyse finale la faiblesse de la classe dirigeante. Les menaces hystériques venant des médias et de l’appareil d’État reflètent son désespoir collectif, face à des problèmes pour lesquels elle n’a aucune solution progressiste. La période à laquelle on traitait de ces conflits surtout en termes nationaux et populistes, plutôt que de classe, tire à sa fin. De plus en plus, les travailleurs chercheront à mener ces luttes, comme le fait déjà la bourgeoisie, sur des lignes de classe. La situation objective crée les conditions pour des transformations rapides de la conscience politique des travailleurs, en France et à l’international, et la construction de puissantes organisations ouvrières.

La détérioration continue des niveaux de vie en Europe et au-delà et le recours par l’élite dirigeante aux violences militaro-policières radicalisent des centaines de millions de travailleurs. L’exigence d’égalité sociale qui a déclenché le mouvement des «gilets jaunes» provoque un soutien grandissant à l’international pour le socialisme et le communisme, surtout parmi les jeunes. Le sentiment est largement répandu que les travailleurs sont face aux mêmes problèmes dans tous les pays. De plus en plus, ils ressentiront le besoin de construire des organisations pour mobiliser les sentiments de solidarité internationale en une lutte unifiée de la classe ouvrière internationale contre l’autoritarisme, l’austérité et la guerre.

La tâche décisive du PES est de consolider, avant l’éruption de la lutte révolutionnaire décisive, une présence parmi les travailleurs et les jeunes les plus politiquement avancés, à travers l’assimilation des leçons politiques critiques de l’histoire de la lutte des classes internationale. Le PES tente de construire une avant-garde révolutionnaire visant à unifier les luttes ouvrières en France avec celles de leurs frères et sœurs de classe à l’international, dans une offensive contre le capitalisme, la guerre et les régimes policiers. Il avance les revendications de l’expropriation de l’aristocratie financière, de la fin des guerres et occupations impérialistes, et de la défense des droits démocratiques.

La lutte des classes nécessite la formation de réseaux européens et internationaux de comités d’usine et de quartier, indépendamment des appareils syndicaux financés par le patronat, qui répondent au caractère transnational de l’économie contemporaine. Les «gilets jaunes» ont montré que des centaines de milliers de personnes peuvent se réunir sur les réseaux sociaux en France, indépendamment des syndicats et partis établis, pour lutter. Il s’agit à présent de préparer l’extension vers un mouvement international bien plus large des travailleurs.

Le PES appelle tous les travailleurs et les jeunes opposés au capitalisme et qui reconnaissent la nécessité du socialisme à étudier les matériels du CIQI et à rejoindre le CIQI ou son organisation de jeunesse, les International Youth and Students for Social Equality. Leur tâche est d’apporter une conscience marxiste au mouvement émergent de la classe ouvrière sur la nature de la situation politique, du mouvement des travailleurs et de ses buts; de proposer et d’aider à construire des réseaux de comités ouvriers et de groupes d’opposition parmi les jeunes; et de lutter pour relier la montée de la lutte des classes à un mouvement socialiste, internationaliste et anti-impérialiste de la classe ouvrière européenne et mondiale pour prendre le pouvoir et réorganiser la vie économique sur la base des besoins sociaux plutôt que sur celle du profit. En Europe, ceci signifie la lutte pour remplacer l’UE par les Etats-Unis socialistes d’Europe.

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