Égypte: al-Sissi approuve le cadre juridique d‘une dictature militaire

Préfigurant les actions de Donald Trump aux États-Unis, le dictateur égyptien aux mains ensanglantées, le général Abdel Fatah al-Sissi, a approuvé des amendements à la loi d'urgence lui accordant, ainsi qu'aux forces armées, des pouvoirs supplémentaires.

Les dispositions fournissent le cadre juridique d'une dictature militaire dans le pays le plus peuplé du monde arabe, avec al-Sissi à sa tête. Elles interdiront – et ne limiteront pas seulement – toute opposition politique à la domination de l'élite patronale, financière et militaire sur la vie économique et politique.

Tout en présentant ces mesures comme un moyen de lutter contre la pandémie, al-Sissi se prépare, après avoir pris le pouvoir dans un coup d'État militaire en 2013, à réprimer un mécontentement social en ébullition, alors que la récession mondiale, les fermetures et les couvre-feux poussent la fragile économie du pays vers l’effondrement et son peuple appauvri dans la misère.

Indifférent aux conditions désespérées auxquelles sont confrontés les 102 millions d'habitants du pays, le gouvernement n'a rien fait pour se préparer à la pandémie, bien que l'Égypte ait été identifiée début février comme l'un des pays africains les plus menacés. Les interdictions de voyager et les mesures de confinement n'ont été imposées que lorsqu’on a su que des dizaines de travailleurs d’un bateau de croisière du Nil eurent contracté le virus à la mi-mars, dans la ville de Louxor.

L'Institut international de recherche des politiques alimentaires a estimé que l'Égypte, de par la baisse des revenus du canal de Suez due à la chute du commerce mondial, surtout celle du pétrole, du gaz naturel et du tourisme, pourrait perdre de 2,3 à 2,6 milliards de dollars par mois, les pauvres étant les plus touchés. Avant la pandémie, un Égyptien sur trois vivait avec moins de 1,40 dollars par jour. Selon la Banque mondiale, «environ 60% de la population égyptienne est pauvre ou vulnérable».

Dans des conditions où l'État est le principal employeur, représentant six millions d'emplois, et où il patronne les partisans de politiciens, la plupart des gens travaillent dans le secteur informel comme salariés journaliers et marchands ambulants, témoignage de l'incapacité totale de la bourgeoisie nationale à développer l'économie depuis l'indépendance nominale vis-à-vis des puissances coloniales. Ces travailleurs sont placés devant le choix brutal de travailler et risquer une infection ou d’arrêter et risquer de mourir de faim.

Alors que le gouvernement a annoncé un ensemble de mesures de 5,6 milliards de dollars – principalement des prêts bon marché – pour soutenir les employeurs, il n'a fourni que peu, ou rien, pour soutenir les revenus de la classe ouvrière.

Le nombre officiel de cas de COVID-19 approche de 25 000 et le nombre de décès du millier. Mais ces chiffres sont généralement considérés comme une forte sous-estimation, en raison du manque de tests, du retard dans la notification des décès attribuables au virus hors des hôpitaux et de la volonté du gouvernement de couvrir l'ampleur de la crise et son rôle dans la propagation de la pandémie. L’Égypte a expulsé les journalistes du Guardian et du New York Times pour avoir remis en question ces données.

Le système de santé égyptien s'est révélé incapable de répondre efficacement à la crise. Le Syndicat médical égyptien a déclaré que 19 médecins étaient morts de la maladie et plus de 350 autres étaient malades. Il a accusé le ministère de la Santé de négligence pour sa gestion du COVID-19 et a déclaré qu'il était responsable de la mort des médecins pour avoir omis de fournir des équipements de protection individuelle et des lits de quarantaine pour le personnel de première ligne. Il a averti que le système pourrait «s'effondrer». Cet avertissement est intervenu deux jours après la mort d'un médecin de 32 ans, incapable d'obtenir un lit dans un hôpital de quarantaine. Sa mort a incité les médecins de l'hôpital al-Munira du Caire à publier une lettre de démission collective sur Facebook.

Malgré l'augmentation du nombre des morts, le gouvernement a décidé il y a deux semaines de rouvrir l'économie, de redémarrer les transports en commun, d'ouvrir magasins et entreprises. Il a permis aux hôtels et au secteur hôtelier destinés au marché intérieur de commencer à fonctionner, ce qui fait craindre une recrudescence des cas. L'interdiction des vols et des voyages avait fermé le secteur touristique du pays, un employeur important qui représente environ 12 à 15 pour cent du PIB et rapporte 1 milliard de dollars de devises étrangères par mois.

En avril, le Fonds monétaire international (FMI) a averti dans ses Perspectives pour l'économie mondiale que les économies du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord pourraient reculer de 3,3 pour cent en 2020. La pandémie aggraverait le problème du chômage dans la région et une dette publique et extérieure déjà élevée. Conscient des tensions sociales, il a ajouté: « Une mauvaise gestion de l'épidémie pourrait faire croître la méfiance à l'égard des gouvernements, semant les germes de troubles sociaux supplémentaires et aggravant l'incertitude régionale. »

Le FMI a déjà approuvé un nouveau financement d'urgence de 2,8 milliards de dollars pour l'Égypte tout en envisageant un autre prêt pouvant aller jusqu'à 5 milliards de dollars. Cela fait suite à un plan de 12 milliards de dollars du FMI négocié en 2016 ayant entraîné des mesures d'austérité sévères, notamment la réduction des subventions sur le carburant et l'électricité qui ont particulièrement touché les pauvres. Le mois dernier, le cabinet ministériel a approuvé un projet de loi réduisant les salaires et les retraites du secteur public.

Les tensions sociales accrues sont à l'origine de l’expansion des pouvoirs dictatoriaux par al-Sissi, malgré le fait que l'Égypte ait été en état d'urgence pendant la majeure partie des quatre dernières décennies, à l'exception de brefs intervalles entre 2012 et 2017.

Au cours de ses sept années au pouvoir, al-Sissi a jeté 60 000 militants politiques, individus critiques, politiciens laïques, Frères musulmans, journalistes et défenseurs des droits de l’homme dans les prisons notoirement surpeuplées et sordides du pays, où ils sont souvent détenus pendant des années sans procès. Selon Human Rights Watch (HRW), des centaines de personnes sont mortes en détention en raison des négligences médicales ou des conditions atroces.

L'Égypte est l'un des principaux embastilleurs de journalistes et blogueurs osant critiquer le régime. Sissi a arrêté les proches d'au moins 15 dissidents, journalistes et personnalités culturelles, ayant utilisé les plate-formes de réseaux sociaux pour exprimer leurs critiques depuis l’exil. Les services de sécurité ont bloqué plus de 500 sites Web, acheté des parts de réseaux de télévision et censuré les scripts de séries télévisées populaires.

Deux groupes de réflexion basés à Washington, le Projet sur la démocratie au Moyen-Orient (POMED) et le Centre pour la politique internationale (CIP), ont déclaré: «Le régime de Sissi s'est engagé dans un modèle systématique de violations flagrantes des droits de l'homme. Cela va de tuer par balle des manifestants pacifiques jusqu’à emprisonner des dizaines de milliers d'opposants politiques, journalistes, universitaires et défenseurs des droits humains. »

Ils ont ajouté: « Le gouvernement Sissi a sévèrement restreint la capacité des organisations non gouvernementales (ONG) indépendantes à fonctionner, a quasiment éliminé une presse libre et indépendante et perpétué les tensions entre musulmans et chrétiens ».

Tout cela s'est déroulé avec le soutien tacite de gouvernements américains successifs et des grandes puissances européennes. Désormais, la nouvelle loi confère aux agences de renseignement et aux forces militaires un large éventail de pouvoirs judiciaires, comme les arrestations, les enquêtes de crimes, la détention de «suspects» et la saisie de biens sans contrôle judiciaire.

Elle donne à al-Sissi, en tant que président, le pouvoir d'ordonner à l’armée de mener des enquêtes et des poursuites préliminaires sur les infractions considérées comme des violations de la loi d’urgence.

D'autres pouvoirs comprennent la fermeture d'écoles et d'universités, la fermeture totale ou partielle d'organismes publics et privés, le report du paiement de factures et l'obligation pour les rapatriés égyptiens de l'étranger de se mettre en quarantaine à leur arrivée chez eux. Cela inclut aussi la restriction de différentes formes de rassemblements publics ou privés, l’interdiction d’exporter certaines marchandises et la transformation d’écoles et de centres de jeunesse en hôpitaux.

Human Rights Watch a écrit que ces amendements équivalaient à une «couverture pour de nouveaux pouvoirs répressifs» qui «pourraient restreindre les droits au nom de ‘l'ordre public’ ». L’organisation souligne que «seuls 5 des 18 amendements proposés ont un lien avéré avec l’évolution de la situation sanitaire. Leur intégration dans la loi sur l’état d'urgence signifie que les autorités peuvent appliquer ces mesures chaque fois qu'un état d'urgence est déclaré, qu'il existe ou non une crise sanitaire. »

(Article paru en anglais le 3 juin 2020)

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