Les manifestations s’étendent au Chili alors que les hôpitaux atteignent le point de saturation

Avec près de 114.000 cas de COVID-19 confirmés depuis le 4 mars, le Chili a le troisième plus grand nombre de cas après le Brésil et le Pérou en Amérique latine, l'un des épicentres du virus. Avec une population de 19 millions d'habitants, le Chili signale près de 5.000 nouveaux cas de COVID-19 par jour, un taux comparable, par habitant, à l'Espagne au plus fort de la propagation virale en mars dernier.

On prévoit qu'au rythme actuel, dans deux mois, le nombre de morts pourrait atteindre 10 fois le chiffre d'hier de 1275. Cette perte de vies est le résultat inévitable de décennies de mesures favorables à la grande entreprise qui ont conduit à un système de santé chroniquement sous-financé, maintenant au bord de l'effondrement. Elles ont également produit une pauvreté extrême, un surpeuplement et un manque d'infrastructures dans les quartiers populaires, ce qui a conduit à des émeutes de la faim persistantes.

Les jeunes, la classe ouvrière et les classes moyennes appauvries, qui ont manifesté contre le capitalisme par millions l'an dernier, sont aujourd'hui confrontés de plein fouet aux politiques antisociales du gouvernement d'extrême droite du président Sebastian Piñera et de l'ensemble de la «gauche» parlementaire.

Dans une déclaration faite plus tôt en mars, le ministre de la Santé Jaime Mañalich a indiqué que le système de santé pourrait ne pas être en mesure de traiter les cas de coronavirus une fois qu'ils auraient dépassé les 100.000. Mais le ministère n'a rien fait pour contenir le virus. Il n'a pas introduit de mesures de quarantaine strictes, appliqué un verrouillage à l'échelle nationale, étendu les tests, élargi la recherche des contacts ou ordonné la fermeture de production non essentielle – toutes des mesures recommandées par l'OMS. Il n'a pas non plus augmenté de manière significative le budget des soins de santé pour faire face à des décennies de manque de ressources et de personnel.

Au contraire, le gouvernement a adopté une politique de mise en quarantaine «dynamique» criminellement irresponsable, ce qui signifiait de laisser la maladie se propager avant de réagir à l'épidémie et ensuite de placer en dehors de quarantaine une commune, une province et maintenant une région selon des critères incertains. La politique de mise en quarantaine «dynamique» criminelle de Mañalich, qui a condamné des milliers de personnes à la maladie et à la mort, a été une manœuvre calculée pour remettre le plus longtemps possible à plus tard l’attribution de ressources financières au système de santé en difficulté et des mesures sociales d'urgence pour aider la population frappée par la pauvreté.

Pour mettre en oeuvre les recommandations de l'OMS, il aurait fallu augmenter les dépenses publiques de plusieurs ordres de grandeur, ce qui était exclu dans le cadre du système de «marché libre» très apprécié du Chili, qui fonctionne essentiellement en pillant la richesse sociale accumulée historiquement créée collectivement par les masses laborieuses et en la plaçant à la disposition de capitaux financiers internationaux. Les soins hospitaliers, l'éducation, les pensions de retraite et la sécurité sociale ne sont pas des droits sociaux mais des produits achetés et vendus sur le marché.

Maintenant, avec une contraction économique pouvant atteindre 4,5 pour cent prévue pour 2020 en raison d'une détérioration de la demande mondiale d'exportations et d'une forte inversion des entrées de capitaux, Piñera a obtenu du FMI une ligne de crédit flexible de 24 milliards de dollars américains sur deux ans. On peut prédire sans risque de se tromper que cela ne sera pas utilisé pour alléger les difficultés des masses, mais plutôt pour sauver les grandes entreprises et garantir la liquidité.

Le taux de chômage officiel pour le trimestre de février à avril a atteint 9 pour cent, le plus élevé en 10 ans. Cela était dû à une baisse de la demande dans les secteurs de la vente au détail, de l'agriculture, de la pêche et de la fabrication.

Une autre estimation, cependant, a révélé que si les totaux des a) chômeurs cherchant activement du travail, b) ne cherchant pas de travail et c) bénéficiant des indemnités de départ, sont combinés, le taux de chômage réel est plus proche de 25 pour cent de la population nationale active, la plus élevée depuis la dépression de 1982.

Des couches entières de diplômés et de la classe moyenne professionnelle ont perdu leur emploi ou voient leurs salaires réduits de moitié. Les propriétés locatives ont réduit les prix jusqu'à un quart pendant une période allant jusqu'à six mois dans le cadre des «promotions Covid» pour essayer d'attirer les locataires à mesure que les appartements locatifs vacants prolifèrent à travers Santiago et d'autres villes régionales.

Des milliers de personnes retournent chez leurs parents, leurs familles élargies ou habitent en colocation. Des familles emménagent avec d'autres familles pour réduire les coûts de gaz et électricité et autres dépenses. Plusieurs familles de San Pedro de La Paz, près de la ville méridionale de Concepcion, ont cherché refuge dans des immeubles abandonnés déclarés inhabitables après le tremblement de terre de 2010 qui a causé des dommages structurels.

Les banques, quant à elles, continuent de facturer à taux plein sur les dettes de cartes de crédit, les dettes de prêts étudiants et prêts de logement. Pour couronner le tout, la Banque d'État a confisqué un fonds d'urgence dérisoire de 65.000 pesos (707 euros) du gouvernement pour rembourser les dettes des comptes personnels, tandis que les paniers alimentaires tant vantés promis par le gouvernement à 2,5 millions d'indigents devraient parvenir aux familles éligibles dans un «avenir proche» indéfini, et pas aujourd'hui quand elles en ont le plus besoin.

Deux études distinctes ont indiqué que dans les communes les plus pauvres de la classe ouvrière, les gens vont au travail malgré le fait qu'ils soient malades du coronavirus. Une étude conjointe de l'Université du Chili et de l'Association médicale a révélé que des 15,2 pour cent des personnes atteintes de COVID-19, 24 pour cent suspectées d'être atteintes de la maladie et 43,6 pour cent présentant des symptômes allaient toujours travailler. Agir autrement condamnerait leurs familles à mourir de faim car l'État n'a fourni aucune aide substantielle dans un pays où la majorité a été plongée dans la pauvreté.

Les manifestations qui ont éclaté le 18 mai contre l'augmentation du chômage, la pauvreté, le nombre de sans-abri et la faim se développent dans tout le pays alors que les quartiers ouvriers affrontent le troisième mois de l'épidémie de COVID-19 au Chili. Des dizaines de résidents ont continué à se rassembler à El Bosque avec des barricades et à organiser des manifestations à Cerro Navia, San Bernardo dans la région métropolitaine et les régions voisines.

La réalité du libre marché s'exprime tout aussi clairement dans les soins de santé. Une enquête menée le mois dernier par la National Medical Association a révélé que 75 pour cent des équipes de santé manquaient d'EPI: masques N95 (62,71%), visières (51%), blouses (34,35%), masques chirurgicaux (33,39%) et gants (15,78 %).

L'Association des infirmières a également publié les résultats d'une enquête menée au début du mois qui a révélé que 39,2 pour cent des sondés ont déclaré l’existence d’infirmières de leur établissement à être en quarantaine, 60,5 pour cent des établissements ne fournissaient pas de personnel de remplacement et 72 pour cent n'avaient pas accès aux tests virologiques ou autres rapides.

Quatre-vingt-neuf pour cent ont déclaré qu'ils n'avaient pas accès à un ou plusieurs articles d'EPI pendant leur travail quotidien, parmi lesquels des masques N95 (61,4%), bottes (51,5%), visières (37%), masques chirurgicaux (36,9 pour cent), blouses jetables (35,4 pour cent) et gel hydroalcoolique (29,9 pour cent). Enfin et surtout, 63,7 pour cent n'avaient pas dans leur établissement des programmes de soutien psychologique destinés exclusivement au personnel soignant.

Le ministère de la Santé a signalé qu'il y a 3.707 responsables de la santé infectés par le coronavirus et placés en quarantaine aujourd'hui. Depuis le 3 mars, 12.051 agents de santé publique ont été infectés par COVID-19 ou ont dû être mis en quarantaine préventive. Cela se répartit en 4.882 personnes infectées et 7.169 en quarantaine. Dans les cliniques privées, 1.958 employés ont été infectés et 3.158 ont dû être mis en quarantaine préventive.

Dans les conditions actuelles, l'Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME) de l'Université de Washington estime que 11.970 personnes mourront d’ici fin août. Ces calculs ne tiennent cependant pas compte d'une propagation virale et d'un taux de mortalité dans un environnement où le système hospitalier du pays est au bord de l'effondrement. C'est la situation aujourd'hui avec 84 pour cent des respirateurs mécaniques du pays en service, alors même que si les cliniques privées refusent d'augmenter leur contribution de lits de soins intensifs et machines critiques.

Il a été signalé la semaine dernière que le système hospitalier du Grand Santiago, avec plus de 7 millions d’habitants, était saturé et que les patients étaient transférés vers les régions périphériques. Autrement dit, la région avec le système de santé le plus important du pays a vu ce dernier presque s'effondrer, atteignant 95 pour cent de capacité. La zone sud-est, sous la plus forte pression, a déjà atteint une surcapacité, suivie par les zones centrale et ouest avec 97 pour cent, le nord avec 95 pour cent, le sud avec 94 pour cent et l'est avec 92 pour cent.

Cela a créé le chaos dans le système hospitalier. Les ambulanciers ont manifesté après avoir été tenus d’attendre plus de 15 heures avec des patients soupçonnés d'avoir le COVID-19. Les patients ont dû attendre des heures sur des brancards pour être pris en charge. Le personnel a été chargé d’annuler leur quarantaine préventive pour COVID-19 et de retourner au travail. Les pauses déjeuner ont été réduites à 15 minutes et le personnel a été chargé de réutiliser les masques pendant trois jours. Des protestations contre le manque d'équipement de protection et l'insuffisance des lits de soins intensifs ont éclaté dans plusieurs hôpitaux; les patients dans les tentes de campagne sont obligés d'attendre de trois à quatre jours avant d'être pris en charge dans un service de soins intensifs.

Aucun patient n'a pu être transféré vers le deuxième plus grand système hospitalier de la région de Valparaíso car, lui aussi, a presque atteint le point de saturation la semaine dernière. De plus, au moins 1.100 employés de l'hôpital Carlos Van Buren de Valparaíso n'ont pas perçu de salaire au cours des deux derniers mois.

Valparaíso a enregistré des infections quotidiennes de 100 à 150 cas au cours de la semaine dernière, avec un total de 3.164 cas, ce qui en fait la deuxième zone la plus infectée du pays. Le corps médical a plaidé pendant des semaines pour des mesures de confinement plus strictes dans la région et en particulier dans les communes de Valparaíso et Viña del Mar en raison de leurs grandes colonies de squatters.

Rodrigo Cruz, directeur du Centre de recherche et de diagnostic des maladies infectieuses de l'Université de Valparaíso, a averti que si le virus se propage, la région «vivra une tragédie de proportions». Il y a «des dizaines de milliers de maisons accolées les unes aux autres, avec un accès réduit aux services de base et avec un grand nombre de personnes âgées, dont beaucoup ont des problèmes de mobilité ou sont clouées au lit», a-t-il déclaré.

«Je comprends que les quarantaines génèrent des problèmes supplémentaires, mais il me semble que la priorité aujourd'hui est d'empêcher les gens de mourir. Et si nous n'agissons pas en conséquence, les décès continueront d'augmenter exponentiellement là-bas», a déclaré le Dr Cruz.

Selon le dernier rapport de la Société chilienne de médecine intensive, 82 pour cent des lits de soins intensifs sont aujourd'hui occupés dans la région d'Antofagasta. Alors que contrairement à de nombreuses autres régions, elle peut doubler le nombre de lits intensifs disponibles, en raison d'une cache conservée dans l'ancien hôpital régional, le porte-parole de l'Association médicale, le Dr Hugo Benitez, a averti que le système de santé pourrait toujours s'effondrer «si la quarantaine est levée et le nombre de cas commence à augmenter».

Antofagasta, l'une des principales régions minières du pays au nord de Santiago, a le troisième plus grand nombre de cas confirmés. Le nombre, 2.862, a plus que triplé depuis qu'une mise en quarantaine totale a été appliquée tardivement le 3 mai, alors qu'il y avait déjà 740 cas.

Malgré cela, Mañalich a annoncé la semaine dernière qu'il lèverait la quarantaine. Cela n'a rien à voir avec des considérations de santé, mais plutôt les intérêts des sociétés minières, qui veulent relancer plusieurs nouveaux projets d'extraction de cuivre suspendus en mars à la suite de l'épidémie du coronavirus au Chili. Les activités d’extraction régulières à ciel ouvert se sont poursuivies tout au long de cette période.

(Article paru en anglais le 5 juin 2020)

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