Un entretien avec Ed Achorn, auteur de Every Drop of Blood: The Momentous Second Inauguration of Abraham Lincoln

Le journaliste Shannon Jones du World Socialist Web Site s'est récemment entretenu avec Ed Achorn, auteur de Every Drop of Blood: The Momentous Second Inauguration of Abraham Lincoln, sujet le mois dernier d’une critique publiée sur le WSWS. Achorn est un ancien journaliste qui compte 41 ans d'expérience dans la profession, plus récemment en tant que rédacteur en chef des pages éditoriales et vice-président du Providence Journal.

Shannon Jones: Qu'est-ce qui vous a intéressé dans l'écriture d'un livre sur Lincoln? Qu'est-ce qui vous a attiré dans son deuxième discours inaugural?

Ed Achorn: J'ai aimé et admiré Lincoln toute ma vie. Depuis mon plus jeune âge, j'ai lu des centaines de livres sur lui. J'ai toujours été intrigué par son deuxième discours inaugural, une œuvre remarquable qui serait presque inimaginable de la part de tout autre politicien.

J'ai commencé à me concentrer sur ce discours et à réfléchir à la façon dont je pourrais l'aborder dans un livre. J'ai commencé à réfléchir à 24 h dans la vie de Lincoln, depuis la veille de son discours jusqu'au soir suivant, lorsqu'il a donné une grande réception à la Maison-Blanche où des milliers de personnes ont fait la queue pour lui serrer la main. J'ai trouvé que cette période contenait des personnes très intéressantes qui ont interagi avec lui.

Salmon Chase, qui a tenté de le remplacer comme candidat républicain à la présidence, était le juge de la Cour suprême, nommé par Lincoln, qui lui a fait prêter serment. Walt Whitman a couvert l’investiture pour le New York Times. Il avait travaillé dans des hôpitaux pour soigner les soldats pendant la guerre. John Wilkes Booth était présent lors de l’investiture, traquant Lincoln. Je pense qu'il avait prévu de le tuer ce jour-là.

Frederick Douglass était là. À mon avis, il est presque l'égal de Lincoln dans sa capacité à exprimer puissamment la vérité morale par le langage. Il a écouté le discours, debout dans la boue en dessous de Lincoln, puis s'est dirigé avec difficulté cette nuit-là vers la queue à la réception. Plusieurs fois, des gardes ont essayé de le bloquer parce qu'il était noir, mais il est entré et a parlé à Lincoln de ce discours.

J'ai trouvé fascinant que ces personnages historiques soient là ce jour-là. J'ai découvert que je pouvais raconter l'histoire de cette guerre tragique à travers les voix et les perspectives de ces personnes qui ont croisé Lincoln. J'ai pensé que cela ferait un livre différent de tous ceux qui existent.

Je pense qu'il y a eu énormément d'écrits sur ce discours, mais rien qui le situe de manière aussi approfondie dans le contexte de cette journée. Je voulais montrer, à travers l'interaction de ces personnes ce jour-là, à quel point la guerre était une terrible tragédie, à quel point les gens se sentaient amers et ce que Lincoln risquait en faisant ce discours.

L’auteur Ed Achorn

SJ: Vos recherches pour le livre vous ont-elles réservé des surprises?

EA: Ce qui m'a le plus surpris, c'est la virulence de la haine envers Lincoln à l'époque. Quand on revient en arrière et qu'on lit les reportages des journaux, on est frappé par la haine qu'il suscitait et par l'ampleur de cette haine. Bien sûr, dans le Sud, ils le détestaient et le considéraient comme un tyran qui envahissait leurs maisons et tuait leurs jeunes hommes juste parce qu'il n'acceptait pas leur désir de vivre sous un autre gouvernement.

Des choses ignobles étaient dites à son sujet dans les journaux: y compris des suggestions selon lesquelles, s'il était réélu, quelqu'un devrait lui enfoncer un couteau dans la poitrine. Ce niveau d'animosité est très frappant. Une grande partie de cette animosité a été effacée de l'histoire parce que lorsqu'il a été abattu, il est instantanément devenu un martyr de la guerre. Les gens ont très vite cessé de le haïr et une grande partie de cette haine semble avoir été oubliée.

SJ: J'ai été impressionné par l'énorme quantité de détails dans votre livre. Quel genre d'homme était Lincoln?

EA: L'essentiel chez Lincoln, c'est son extraordinaire sens de l'honnêteté et de l'équité. Mais c'était un homme assez étrange. Les gens qui le connaissaient le mieux disaient qu'il était l'homme le plus secret et le plus distant qu'ils aient jamais connu. Il aimait faire rire les gens en racontant ses histoires, dont certaines étaient très salaces, mais il ne s’ouvrait pas le cœur aux gens. Il dégageait une certaine froideur. Il était perdu dans son propre monde de pensées.

Quand il était avocat sur le circuit, les gens disaient qu'il ne remarquait même pas à quel point ces tavernes étaient mauvaises. Elles étaient sales, la nourriture était terrible, il y avait des punaises, des moustiques et des puces, et d'autres se plaignaient, mais cela ne semblait pas avoir d'effet sur lui. Il était perdu dans ses pensées. Son associé William Herndon a dit: «Il pensait plus que tout autre homme que j'ai connu.»

Il semblait aussi être enveloppé d'une mélancolie vraiment profonde. Les gens disaient qu'il avait le visage le plus triste qu'ils aient jamais vu, mais quand il voyait un ami ou une connaissance, et qu'il avait l'occasion de raconter une histoire, son visage s'illuminait. Les gens ont dit que les photos de lui ne captent pas la luminosité et l'émotion, l'énergie de son visage brillant lorsqu'il s'éclairait.

De plus, il ne voulait pas révéler ses positions politiques au pied levé. Il y réfléchissait longuement... mais une fois qu'il l'avait gravé dans son esprit, c'était fini. Il avait des croyances très fermes dont on ne pouvait pas le faire démordre.

J'écris dans Every Drop of Blood sur la visite de Frederick Douglass à Lincoln à la Maison-Blanche en 1863. Lorsque Lincoln lui a demandé comment il évaluait la situation, Douglass a déclaré qu'il était très déçu par «la politique tardive, hésitante et vacillante du président des États-Unis.» Lincoln a admis qu'il pouvait sembler lent, mais pas qu’il vacillait. Il a déclaré: «Je pense qu'on ne peut pas trouver un seul exemple où j’ai pris une position, pour ensuite reculer.»

C'était un échange intéressant. Et c'était très vrai, je pense. Lincoln était têtu. Il s'en tenait à ses convictions parce qu'il réfléchissait très profondément avant de s'engager dans quoi que ce soit.

Il détestait les discours improvisés. Il aimait que ses discours soient rédigés avec beaucoup de soin. Je pense qu'il a passé des années à travailler sur le deuxième discours inaugural. Il y en a des éléments dans sa pensée et dans ses lettres de deux ou trois années auparavant. Il avait l'habitude d'écrire les pensées qu'il pourrait utiliser et de les mettre de côté dans des petits casiers, ou même dans son chapeau, et de les sortir et de les utiliser. C'est ainsi que son esprit fonctionnait, il cogitait pendant très longtemps.

SJ: Lincoln semblait avoir une capacité étonnante à communiquer clairement ses pensées et à rejoindre les gens ordinaires.

EA: Sa belle-mère a évoqué ce point. Même dans son enfance, ça gênait vraiment Lincoln de ne pas pouvoir comprendre quelque chose. Il essayait de tout décomposer en termes simples et de l'exprimer aussi clairement que possible. Lorsqu'il écrivait quelque chose, il lisait à voix haute, à lui-même et à d’autres, autres afin d'entendre le son de ses mots et de s'assurer qu'il était aussi clair que possible.

Il a grandi dans une pauvreté abjecte. Il s'est élevé grâce à ses propres efforts et à son autoéducation pour devenir un avocat prospère. Pour moi, c'est une réussite extraordinaire. C'est l'une des raisons pour lesquelles il se souciait si profondément de l'Amérique et voulait la défendre.

54e régiment du Massachusetts

SJ: Cela a peut-être contribué à son aversion irréductible de l'esclavage.

EA: Il a renforcé ses vues contre l'esclavage au fur et à mesure. Il estimait de plus en plus qu'il était absolument essentiel de s'opposer à l'esclavage. Plus que les années passaient et que le pays devenait plus divisé, il a réalisé qu'on ne pouvait pas faire de compromis sur ce point. Il fallait faire ce qu'il était possible de faire sans impliquer le pays dans une terrible guerre civile pour empêcher la propagation de l'esclavage et créer les conditions dans lesquelles il disparaitrait. Il espérait éviter cette terrible guerre civile, mais elle a eu lieu. Dans l'un de ses plus célèbres discours, il a dit: «une maison divisée contre elle-même ne peut pas tenir debout.» L'Union ne pouvait pas, en fin de compte, être à moitié esclave et à moitié libre. «Elle deviendra entièrement une chose ou entièrement l’autre.» Il avait raison.

SJ: Qui sont les personnes en qui il avait confiance pour leur jugement?

EA: Il écoutait beaucoup de gens, mais il ne faisait pas ce qu'ils lui disaient de faire. David Davis, un ami proche, a dit qu'il conseillait Lincoln, et Lincoln écoutait, mais il ne demandait pas de conseils et souvent il n'en tenait pas compte. Ce que Lincoln faisait, c'est écouter le peuple américain. Il permettrait aux gens ordinaires de faire la queue à la Maison-Blanche et de venir tous les jours dans son bureau pour leur parler. Il appelait ces réunions des bains d'opinion publique.

Les gens se demandaient: Pourquoi faites-vous cela au milieu de cette terrible guerre où vous devez prêter attention à un million de détails? Il pensait qu'il était essentiel de garder ce lien avec le public, de comprendre comment les gens pensaient. Il écoutait également des stratèges politiques très avisés et expérimentés. Il a écouté William Seward, qui était son secrétaire d'État, et Thurlow Weed, qui était un brillant stratège derrière Seward. Mais, là encore, il suivait souvent sa propre voie.

Lincoln avait toutes sortes de relations dans tout le pays. Il les contactait pour obtenir des renseignements politiques. Il était très attentif à la position politique du pays et à la rapidité avec laquelle il pouvait agir pour gagner cette guerre sans détruire le soutien de l'opinion publique.

Je pense qu'il a très soigneusement planifié la proclamation d'émancipation pour un moment où il avait un soutien politique suffisant pour que cela fonctionne. Je pense qu'il l'a brillamment utilisée, comme la carte qu'il devait jouer pour gagner la guerre. Il a réalisé qu'il devait faire en sorte que des centaines de milliers d'esclaves quittent le Sud, affaiblissant le Sud, et s'enrôlent dans l'armée de l'Union et tournent leurs armes contre le Sud. Cela a vraiment influencé l’issue de la guerre.

SJ: Les troupes noires étaient essentielles. Cela a également contribué à influencer l'opinion publique, le comportement héroïque de ces unités afro-américaines.

EA: Frederick Douglass l'a reconnu. Douglass est venu à la Maison-Blanche pour se plaindre que l'Union payait les soldats noirs moins que les soldats blancs pour le même service. Lincoln soutenait que les hommes noirs «avaient de plus grandes raisons d'être soldats que les hommes blancs.» Leur liberté était en jeu, et leur capacité à devenir des citoyens à part entière. Il a assuré à Douglass que les Afro-Américains finiraient par recevoir un salaire égal, mais les Noirs et Lincoln devaient faire cette concession aux préjugés pendant une courte période. C'est ainsi que Lincoln pensait: il voyait la situation dans son ensemble.

Douglass était d'accord. Il a encouragé les Noirs à s'engager. Il a écrit que «la porte de fer de notre prison est à moitié ouverte. Une vaillante ruée du Nord l'ouvrira en grand.» Douglass comprend que lorsqu'une personne se bat courageusement pour les États-Unis dans un uniforme américain, il devient très difficile de la traiter comme un citoyen de seconde zone. Il dit que nous sommes tous pareils, que nous sommes tous dans le même bateau. C'est une déclaration culturelle très profonde. Ces choses ont changé la perception du public.

SJ: Il y a l'affirmation que Lincoln était un raciste: dans le Projet 1619, il y avait une prétention que les noirs américains se sont battus seuls et on dit de Lincoln que certaines de ses déclarations semblent racistes. Mais toute l'idée que l'on puisse juger une époque passée selon les normes d'aujourd'hui semble fallacieuse. Il y a eu une évolution de la pensée de Lincoln.

EA: Lincoln était également un politicien qui se présentait aux élections dans l'Illinois. Lincoln a déclaré, lors de ses débats avec Stephen Douglas en 1858, qu'il ne soutiendrait pas l'idée de faire des Noirs des citoyens à part entière, des membres de jurys et ce genre de choses. Lincoln a donc dit des choses que nous considérerions aujourd'hui comme de la suprématie blanche. Mais il a également fait valoir que les Noirs méritaient les droits énumérés dans la Déclaration d'indépendance.

Frederick Douglass a également noté que Lincoln ne semblait montrer absolument aucun préjugé racial lors de leurs rencontres. C'était quelque chose de remarquable à l'époque. J'écris dans Every Drop of Blood sur la réception à la Maison-Blanche. Lincoln crie «Voici mon ami Douglass» lorsqu'il le voit faire la queue. Lincoln n'était pas quelqu'un qui dénigrait les autres personnes, quelles que soient leur race ou leur origine. Il considérait les gens comme des compatriotes américains et c'est ainsi qu'il les traitait.

Vous pouvez cibler n'importe quel personnage du passé et sélectionner certains commentaires. J'essaie de regarder le monde dans lequel il a vécu. Lincoln a mis fin à 250 ans de servitude brutale. Je ne pense pas que quelqu'un d'autre aurait pu avoir les compétences politiques et la détermination nécessaires pour le faire. Lincoln devait gagner cette terrible guerre, et ce faisant, il a débarrassé cette nation de l'esclavage. Rejeter cela, c'est rejeter l'une des histoires les plus puissantes de l'histoire américaine.

(Article paru en anglais le 10 juillet 2020)

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