Corbyn, «sermonné» par le gouvernement Johnson sur «l'immunité collective», n'a rien dit

Jeremy Corbyn a donné une interview au podcast Tribune, «Un monde à gagner», la semaine dernière, décrivant la situation à un moment donné dans les premiers stades de la pandémie de COVID-19, avant sa destitution en tant que dirigeant travailliste le 4 avril.

«Nous avons participé à des réunions avec le gouvernement tout au long du printemps de cette année et Jon Ashworth et moi nous souvenons bien d'être allés à une réunion au bureau du Conseil des ministes, où nous avons eu droit à un sermon sur l'immunité collective » a-t-il expliqué.

«La dernière fois que j'avais eu à discuter de l'immunité collective, c'était lorsque je travaillais dans une ferme porcine il y a 40 ans. Il était absurde en fait que [vous] puissiez développer une immunité collective en permettant aux gens de mourir. Et donc, pendant que le gouvernement se lançait dans des formules eugéniques et discutait de tout cela, il ne faisait pas les préparatifs adéquats. »

Boris Johnson à droite et Jeremy Corbyn à la Chambre des communes au Parlement, à Londres [Source: AP Photo/Kirsty Wigglesworth, pool]

Corbyn et son secrétaire fantôme à la Santé étaient engagés dans des discussions avec les conservateurs qui lui ont explicitement dit que leur politique était celle, meurtrière, de permettre au coronavirus de se propager de manière incontrôlée dans la population dans le but supposé d'arriver à l'immunité collective. Il décrit cela comme «eugénique»; c'est-à-dire une politique fasciste pour l'élimination délibérée d'une partie prétendument indésirable de la population et l'amélioration supposée de l'espèce, en l'occurrence une vaste partie de la classe ouvrière, en particulier les personnes âgées, les infirmes ou les autres personnes vulnérables.

Lorsque cette politique «d'immunité collective» fut rendue publique, elle provoqua une indignation généralisée qui menaça la stabilité et peut-être même la survie du gouvernement conservateur de Boris Johnson.

Le 5 mars, Johnson est apparu sur l’émission télévisée This Morning pour expliquer que «l'une des théories est que vous pourriez peut-être prendre le coup de plein fouet, tout prendre en une seule fois et permettre à la maladie, pour ainsi dire, de se propager dans la population, sans prendre tant de mesures draconiennes ».

Cette «théorie» fournissait au gouvernement la justification pour refuser de prendre des mesures pour contenir le virus. Le 11 mars, le Dr David Halpern, membre du Groupe consultatif scientifique pour les urgences (SAGE) du gouvernement, a déclaré à la BBC qu'à un certain «point» indéfini, le gouvernement isolerait «les groupes à risque afin qu'ils n’attrapent pas la maladie et à la fin de leur confinement, l'immunité collective aurait été acquise dans le reste de la population ».

Le 12 mars, lors d'une conférence de presse à Downing Street, Johnson a déclaré: «Je dois jouer franc jeu avec le public britannique: beaucoup plus de familles vont perdre des êtres chers avant l'heure.» Sir Patrick Vallance, le conseiller scientifique en chef du gouvernement, a déclaré: «Il est impossible d'empêcher tout le monde de l'attraper et ce n'est pas non plus souhaitable car il faudrait une certaine immunité de la population pour nous protéger à l'avenir. »

Un journaliste de Sky News a fait remarquer que la chancelière allemande Angela Merkel avait suggéré un taux d'infection possible de 70 pour cent et a demandé à Sir Chris Whitty, le conseiller médical en chef du gouvernement, quel pourcentage de la population britannique allait, selon le gouvernement, être infecté et combien, pensait-il, allaient « réellement en mourir ». Whitty a répondu: «En fait, notre chiffre le plus élevé, pour notre pire scénario raisonnable, est plus élevé que celui de la chancelière. De fait, notre principale hypothèse de planification serait que jusqu'à 80 pour cent de la population serait infectée […] le taux de mortalité global est à notre avis de 1 pour cent ou moins dans l'ensemble, bien qu'il soit plus élevé dans les populations plus âgées et vulnérables et plus faible dans d'autres groupes ».

Comme le rapportait le WSWS à l'époque, «Sur la base de 60 pour cent des 66,5 millions d'habitants du Royaume-Uni, acquérir une ‘immunité collective’ signifierait qu'environ 40 millions de personnes attraperaient le COVID-19, dont environ 8 millions devenant des cas graves ou critiques et nécessitant un traitement hospitalier. Si le «pire scénario raisonnable» de Whitty, avec 80 pour cent d'infection, se réalisait, et avec un taux de mortalité de 1 pour cent seulement, 500 000 personnes mourraient. »

L'indignation parmi les scientifiques et, plus important encore, dans la classe ouvrière, fut si explosive qu'en l'espace de trois jours, le secrétaire à la Santé, Matt Hancock, mentait comme un arracheur de dents, promettant que «l'immunité collective» n'était pas l'objectif du gouvernement: «Notre objectif est de protéger la vie. »

Un jour plus tard à peine, un document fuité provenant de Public Health England, PHE [Agence de la Santé publique en Angleterre] destiné aux médecins et aux responsables du National Health Service (service national de Santé) démasquait de nouveau ce mensonge. Il révélait que PHE s'attendait à ce que l'épidémie de coronavirus au Royaume-Uni dure un an et nécessite l'hospitalisation de jusqu'à 7,9 millions de personnes.

Il a fallu une autre semaine de colère publique croissante pour forcer le gouvernement à imposer tardivement un confinement national le 23 mars, retard qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes. Ces décès relèvent de la responsabilité criminelle du gouvernement Johnson. Ce qui est maintenant évident, c'est que Corbyn, en raison de son silence, était leur complice dans ce crime.

Corbyn ne prend même pas la peine de dire quand le gouvernement l'a «sermonné» sur «l'immunité collective», ou d'expliquer pourquoi il nous a fallu attendre des mois après l’évènement pour en avoir vent. Il n’est pas invité à s’exprimer là-dessus par son interlocutrice, Grace Blakeley de Tribune, un titre de presse acheté en 2018 par la publication des Socialistes démocrates d’Amérique (DSA), Jacobin.

Blakeley s’efforçait désespérément de présenter Corbyn comme une ‘noble cause perdue’ des temps modernes – un noble combattant du socialisme déposé par des ennemis trop répugnants, nombreux et puissants pour être vaincus. Et Corbyn s’est prêté à ce discours. Parlant de sa première apparition au parlement en tant que chef du Parti travailliste en 2015, il dit à Blakeley: «J'ai regardé autour de moi et il n'y avait pas beaucoup de gens que j'appellerais des amis politiques proches. En fait, il y en avait environ 15 en tout sur les 650 députés [du Parlement] […] Il y a des gens du Parti travailliste qui ne veulent pas de changement, qui ne voulaient pas de changement. J'ai été confronté à beaucoup d'hostilité depuis le tout début ».

Ça n'aurait guère du le surprendre. Corbyn n’était pas parti du fait que les députés travaillistes s'opposeraient implacablement à tout abandon d'un programme pro-entreprise d'austérité, de militarisme et de guerre parce qu'il n'avait aucune intention réelle de se battre pour un tel changement. Si tel avait été le cas, il se serait appuyé sur les centaines de milliers de travailleurs et de jeunes qui affluaient dans le parti, et sur des forces plus larges de la classe ouvrière, dans une lutte contre ses députés. Mais il a protégé les partisans de Blair à chaque tournant, insistant pour dire que son objectif primordial était de préserver «l'unité du parti». Le résultat fut sa défaite retentissante aux élections générales de décembre 2019 et la cession de la direction du parti à Sir Keir Starmer.

L'intention spécifique de Blakeley était de plaider, auprès de ceux qui désertent le Parti travailliste dégoûtés, de ne pas abandonner le parti après que Corbyn ait lamentablement échoué à le pousser à gauche. En conclusion d’un article connexe intitulé «Ce que j'ai appris de Jeremy Corbyn», elle écrit qu’«en 2017, le mouvement socialiste en Grande-Bretagne avait été si proche du pouvoir – peut-être plus proche qu'à tout autre moment de l'histoire. Nous pouvons être déçus, découragés et désabusés après la défaite électorale et l'ascension de Starmer. Mais des personnalités comme Jeremy Corbyn et Tony Benn ont passé toute leur vie à lutter pour le socialisme – à l'intérieur et à l'extérieur du Parti travailliste. Ce n’est pas le moment de baisser les bras. »

Corbyn partage cet objectif de maintenir le contrôle du Parti travailliste sur la classe ouvrière: «Interrogé sur la seule demande qu'il aimerait faire à [Sir] Keir Starmer, [le nouveau dirigeant travailliste] Jeremy a répondu, ‘d'être toujours fier du fait que le Parti travailliste est un parti socialiste’ ».

Blakeley sait combien un tel appel à Starmer a l’air stupide, elle fournit donc une apologie instantanée: «À première vue, cette affirmation est contestable. Le Parti travailliste parlementaire contient autant d'ardents anti-socialistes que de socialistes. Mais c'est plus un appel à la mobilisation qu'une déclaration de fait. »

Ce n'est certainement pas un appel à la mobilisation. Tout le bilan de Corbyn à la tête du parti était consacré à s'opposer à toute action de la classe ouvrière, non seulement contre les blairistes, mais aussi contre les conservateurs. À cette fin, Corbyn a accepté des semaines de pourparlers sur le Brexit avec la Première ministre de l'époque, Theresa May, en avril 2019, pour parvenir à «l'unité nationale pour servir l'intérêt national». Son dernier aveu sur ses entretiens secrets sur «l'immunité collective» prouve qu'il a rendu le même service politique à Johnson pendant une crise encore plus dangereuse.

Lors de sa dernière apparition parlementaire en tant que chef du parti, le 25 mars, Corbyn a déclaré à propos de l'approche travailliste de la pandémie: «Notre tâche immédiate en tant qu'opposition est d'aider à arrêter la propagation du coronavirus, de soutenir les efforts de santé publique du gouvernement tout en étant critique de manière constructive là où nous estimons qu’il est nécessaire d’améliorer la réponse officielle. »

Le soutien au gouvernement Johnson combiné à la seule «critique constructive» est devenu le mantra de Starmer – formulé pour lui par M. Corbyn.

Les partisans de Corbyn n'ont pas l'intention de changer de caractère. S'adressant au Times Radio deRupert Murdoch, le principal allié de Corbyn, l'ancien ministre fantôme des Finances John McDonnell, a été interrogé par John Pienaar sur le «style» de leadership de Starmer pendant la pandémie.

«Je pense que l’approche de Keir est absolument correcte», a répondu McDonnell. «Il a abordé la politique du gouvernement de manière constructive – et nous devons traverser cette crise ensemble…» En pointant de temps en temps les «échecs» du gouvernement, «Keir propose cette alternative […] Il s'attaque à ce gouvernement ».

Même cette approbation retentissante ne suffisait pas à McDonnell. Lorsqu'on lui a demandé si Starmer était un «socialiste fier», il a répondu: «Keir a clairement indiqué qu'il était socialiste […] La question est de savoir ce que signifie le socialisme au 21e siècle? Et le plan en dix points qu'il a proposé pour être élu chef était le socialisme du 21e siècle […]. Nous sommes sur la même longueur d'onde ».

Quiconque persisterait encore à croire que Corbyn, McDonnell et le reste représentaient une alternative aux blairistes et aux conservateurs devrait examiner l'épave politique que constitue la gauche travailliste. Il est temps pour la classe ouvrière de s'engager sur une nouvelle voie, de lutte véritablement socialiste, et de reconnaître que les quelques partisans de Corbyn restants sont tout autant leurs adversaires que Starmer, Johnson et leurs semblables.

(Article paru en anglais le 24 août 2020)

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