Une histoire de deux fuites

Le New York Times salué pour avoir publié les déclarations de revenus de Trump; Assange mis au pilori pour avoir dénoncé la corruption du DNC et de Clinton en 2016

Lundi, le New York Times a publié en vedette les déclarations de revenus personnelles et des entreprises de Donald Trump au cours des vingt dernières années, révélant que le président américain était un escroc et un arnaqueur qui a utilisé toutes les astuces possibles pour éviter de payer tout impôt, même marginal, sur sa fortune.

Comme l'a noté un précédent article de perspective du World Socialist Web Site, l'exposé de l'évasion fiscale de Trump, bien que ne surprenant personne, «dresse le portrait d'une classe dirigeante qui nage dans la corruption et la criminalité». Sa fortune était «le produit de toute une période du capitalisme américain dominé par l'escroquerie, la spéculation et la fraude, ne créant rien de valeur à part des tas de dettes toujours plus grands», une régression sociale menée par les administrations démocrates et républicaines.

Personne, en dehors de Trump, son entourage et ses partisans les plus fidèles, n'a protesté contre la publication. Le matériel est clairement vrai, digne d'intérêt et dans l'intérêt public. Il est largement admis que les Américains, et en fait la population mondiale, ont le droit d'être informés des transactions commerciales et des manigances sordides du président et candidat de l'un des deux partis officiels lors des élections américaines du mois prochain.

Ces principes de base de la liberté de la presse, d'un électorat informé et de la responsabilité des journalistes de publier des informations importantes, quelles qu'en soient les retombées politiques, ont été salués dans les médias américains ces derniers jours.

Tant mieux. Mais on ne peut que souhaiter que le New York Times et d'autres publications corporatives soutiennent ces nobles idéaux en toutes occasions, et pas seulement lorsque cela est dans leur intérêt et dans celui du Parti démocrate, avec lequel ils sont alignés.

En effet, il est probable que le seul journaliste actuellement poursuivi aux États-Unis pour ses activités d'édition puisse avoir quelque chose à dire sur la question, s'il n'était pas empêché de le faire par l'emprisonnement à la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres, ce que les responsables des Nations Unies qualifient de «torture psychologique» perpétrée par l'État, et l'épreuve actuelle d'un procès-spectacle d'extradition britannique visant à l'envoyer à ses persécuteurs américains.

Décrire le contraste entre la réponse favorable des médias officiels à la publication des déclarations fiscales divulguées de Trump et son attitude venimeuse envers le fondateur de WikiLeaks Julian Assange, comme étant un exercice d'hypocrisie flagrante, reviendrait à sous-estimer l'affaire. Assange a été mis au pilori, calomnié et jeté aux loups par chaque publication d'entreprise pour avoir fait ce que le Times a maintenant fait avec les déclarations de revenus de Trump, mais de manière plus cohérente et sans faveur politique.

Le double standard est résumé par «Une note de l'éditeur sur l'enquête fiscale Trump» qui a accompagné la révélation du Times lundi.

Dans ce document, le rédacteur en chef Dean Baquet a écrit: «Nous publions ce reportage parce que nous pensons que les citoyens devraient comprendre autant que possible leurs dirigeants et leurs représentants: leurs priorités, leurs expériences et aussi leurs finances.» L'importance de cela a été renforcée par le fait que «les archives montrent un écart important entre ce que M. Trump a dit au public et ce qu'il a divulgué aux autorités fiscales fédérales pendant de nombreuses années.»

Baquet, s'étant vanté de l'engagement du Times en faveur de la protection des sources, a conclu par un discours émouvant sur la Constitution américaine et ses protections pour la liberté de la presse: «Certains soulèveront des questions sur la publication des informations fiscales personnelles du président. Mais la Cour suprême a statué à plusieurs reprises que le premier amendement permet à la presse de publier des informations dignes d'intérêt qui ont été légalement obtenues par les journalistes même lorsque ceux qui sont au pouvoir se battent pour les cacher. Ce principe puissant du premier amendement s'applique ici.»

Aucun partisan d'une presse libre ne sera en désaccord. Mais ils peuvent se demander: si ces principes s'appliquent en 2020, pourquoi ne s’appliquaient-ils pas en 2016?

Au cours de cette année électorale américaine, WikiLeaks a publié une série de communiqués, y compris la correspondance interne du Comité national démocrate (DNC) et les courriels de travail de John Podesta, le président de campagne de la chef du Parti démocrate Hillary Clinton.

Les courriels du DNC ont établi, grâce aux paroles de ceux qui étaient principalement concernés, que de hauts responsables au sein de l'organisation avaient cherché à saper la candidature de Bernie Sanders, en violation de leurs propres règles, pour s'assurer que Clinton soit sélectionnée comme candidate démocrate à la présidentielle.

Assange interviewé par CNN en août 2016. On peut lire sous lui: «Perturbation politique» pendant la majeure partie de l'interview. (Source: Capture d'écran de la diffusion en ligne de CNN)

Parmi le vaste trésor de documents dans les courriels de Podesta se trouvaient des extraits des discours secrets de Clinton aux banques de Wall Street. Lors de certaines de ses allocutions, pour lesquelles elle a été récompensée par des centaines de milliers de dollars en honoraires de conférencière, Clinton a dit aux oligarques rassemblés qu'elle avait une position «publique» et «privée». Ils n'ont pas besoin de se préoccuper de ses références occasionnelles à l'inégalité sociale, car au pouvoir, sa «position privée», de tout faire pour assurer la richesse de l'élite des entreprises, prévaudrait.

On ne peut s'empêcher de rappeler la grande préoccupation de Baquet concernant la discorde entre les déclarations de Trump au public américain et le contenu de ses maigres déclarations de revenus.

D'autres documents ont confirmé des révélations antérieures selon lesquelles la «Fondation Clinton» privée avait fonctionné comme un énorme système d’influence basé sur les dons, y compris lorsque Clinton était secrétaire d'État de l'administration Obama. Avec une fréquence frappante, les hommes d'affaires, les responsables étrangers et les dignitaires se voyaient accorder une audience avec la secrétaire d'État, après ou immédiatement avant de faire un don substantiel à la «Fondation Clinton». Souvent, ils partaient après avoir obtenu les assurances ou les faveurs qu'ils recherchaient.

Il n'y a jamais eu de prétention que les publications de WikiLeaks étaient basées sur de fausses informations. Leur véracité a été démontrée par le fait qu'ils ont déclenché la démission de plusieurs responsables du DNC, dont sa présidente Donna Brazile.

La réponse des médias américains, y compris du Times, fut immédiatement une réaction d'hostilité intense aux révélations de WikiLeaks. «N’était-ce pas une tentative pour influencer le résultat des élections?» ont-ils demandé. «Assange n'était-il pas simplement motivé par l'hostilité envers Clinton», qui aurait demandé à un collègue plusieurs années plus tôt: «Ne pouvons-nous pas simplement envoyer un drone sur ce type?»

Les affirmations selon lesquelles il était illégitime de publier des informations véridiques avant une élection, parce que cela peut être préjudiciable à un candidat, étaient si manifestement contraires aux principes les plus fondamentaux de la démocratie qu'ils avaient peu d'influence en dehors des cercles du Parti démocrate, le Times, et leur circonscription privilégiée de la classe moyenne supérieure. D'autres stratégies, y compris l'affirmation mémorable du chroniqueur du Times Charles Blow selon laquelle les documents avaient «simplement montré le processus peu appétissant par lequel la saucisse est fabriquée», étaient des tentatives transparentes et pathétiques de limiter les dégâts au nom de Clinton et des démocrates.

Le Times et toutes les autres publications d'entreprise ont changé de tactique, abandonnant le masque du reportage impartial et prenant les caractéristiques d'une meute de hyènes enragées. Les fuites du DNC et de Podesta, ont-ils déclaré, étaient le résultat d'un «piratage russe». C'était vrai parce que Clinton l'avait affirmé, et les agences de renseignement avaient «évalué avec un degré élevé de certitude» que c'était le cas.

Dans ce récit maccartiste, toute remise en question de l'histoire officielle, par exemple en indiquant le bilan des agences de renseignement en termes de mensonges grossiers, n'était que la preuve supplémentaire d'une «conspiration russe».

Les déclarations répétées d'Assange, selon lesquelles la Russie n'était pas la source du matériel, ont été ridiculisées. L'ancien ambassadeur britannique devenu lanceur d’alerte Craig Murray a déclaré qu'il avait une connaissance personnelle de la réception par WikiLeaks des fuites du DNC et que leur source était un initié mécontent. Il a été ignoré.

[image]Hillary Clinton, calomniant Assange, le traitant de «pion du renseignement russe» dans une interview en 2017 avec l'Australian Broadcasting Corporation. (Source: Capture d'écran «Four Corners») - https://www.wsws.org/asset/0cbe7797-caa0-43b4-869d-a04d919561aP/image.jpg?rendition=image960 [/image]

Quatre ans plus tard, la campagne anti-russe, qui visait à dissimuler les révélations sur Clinton, à détourner l'opposition à Trump vers des canaux de droite, à légitimer la censure et à attiser le militarisme américain, est en lambeaux. L'enquête Mueller du ministère de la Justice sur «l'ingérence de la Russie dans les élections de 2016 aux États-Unis» s'est terminée sans trouver aucune preuve de cette «ingérence de la Russie».

CrowdStrike, une entreprise privée engagée par le Parti démocrate pour examiner les serveurs informatiques du DNC, a reconnu qu'il n'y avait aucune preuve que des documents en avaient été exfiltrés, c'est-à-dire qu'il n'y avait peut-être pas eu de «piratage» réussi, russe ou autre. Et Roger Stone, l'agent républicain qui aurait servi d'intermédiaire entre le camp Trump et WikiLeaks a été poursuivi avec succès pour avoir prétendu à tort qu'il avait un lien avec Assange et l'organisation d'édition qu'il dirige.

Le Times n'a cependant pas renoncé à ses mensonges sur Assange et la Russie. Il en a rajouté, publiant des articles depuis 2016, suggérant que WikiLeaks était peut-être une sorte de «pigeon» depuis le début. Comme c'est toujours le cas, la source ultime de ces calomnies est les agences de renseignement qui ont cherché à détruire Assange par tous les moyens possibles au cours de la dernière décennie.

Quand Assange a été arrêté par la police britannique en avril 2019 et accusé par l'administration Trump d'un faux chef d'intrusion non autorisée dans un système informatique américain, le Times a répondu avec joie. Un article d'opinion de Michelle Goldberg, le jour même de l'arrestation, était sous-titré «Il mérite son sort». Goldberg a répété toutes les calomnies sur les «renseignements russes» et a admis une «sombre satisfaction» face à la situation difficile d'Assange. Sombre en effet.

Après coup, Goldberg s’est plainte que l'acte d'accusation pouvait avoir un impact sur la «liberté de la presse», faisant référence à ses propres activités et à celles du Times. «Donc Assange mérite peut-être d'aller en prison. Ce qui est troublant, cependant, c'est que son acte d'accusation traite les processus ordinaires de collecte de nouvelles comme des éléments d'un complot criminel», a-t-elle écrit.

Un mois plus tard, l'administration Trump a dévoilé 17 chefs d'accusation supplémentaires contre Assange, sur les publications de WikiLeaks de 2010 et 2011 démasquant les crimes de guerre en Irak et en Afghanistan, les violations des droits de l'homme à Guantanamo Bay et les complots diplomatiques mondiaux. Il s'agit de la première tentative d'un gouvernement américain de poursuivre un journaliste en vertu de la loi sur l'espionnage, pour avoir publié la vérité.

Le Times, qui était partenaire de certaines de ces publications, a répondu en mettant en garde contre le danger que l'accusation faisait peser sur la liberté de la presse, sans doute en gardant à l'esprit qu'ils pouvaient eux-mêmes atterrir sur le banc des accusés. Mais tout était formulé en termes d'Assange comme étant un «mauvais acteur», et presque rien n'a été dit dans les pages du Times depuis, à part d'autres avertissements, provenant des agences de renseignement, que la Russie ressort «ses vieux trucs». Cette fois lors des élections de 2020.

Le Times et les publications institutionnelles qui acclament maintenant la révélation du bilan de Trump en tant que fraudeur fiscal ont joué un rôle central dans la création des conditions permettant à l'escroc de la Maison-Blanche d'engager des poursuites contre un journaliste. Les affirmations de ces défenseurs des agences de renseignement et du gouvernement selon lesquelles ils sont des journalistes intrépides, qui rapportent les nouvelles sans crainte ni faveur, sont une imposture.

(Article paru en anglais le 30 septembre 2020)

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