Depuis la fin de la semaine dernière, des dizaines de milliers de personnes protestent en Pologne contre les nouvelles restrictions sur l’avortement. Rien que dans la capitale Varsovie, 10.000 personnes sont descendues dans la rue vendredi soir. À Poznan, Wroclaw, Cracovie et dans plus de 60 autres villes, des milliers d’autres ont manifesté. Des manifestations ont également eu lieu mercredi.
Les autorités policières de l’État sont intervenues contre les manifestations en déployant un grand nombre de policiers qui ont utilisé brutalement des gaz lacrymogènes contre les femmes qui manifestaient pacifiquement à Varsovie. Les protestations se poursuivent depuis sept jours maintenant. En raison de la restriction entourant le coronavirus, elles prennent des formes spontanées et diverses.
Sur l’Internet aussi, le mécontentement s’exprime à grande échelle. Par exemple, plus de 1,5 million de personnes ont signé une pétition sur le site «Avaaz» et l’ont partagée 300.000 fois uniquement sur Facebook. Les manifestants ont déclaré aux journalistes qu’on a ramené le pays 200 ans en arrière et que de telles attaques contre les droits de l’homme en 2020 ne devraient pas exister.
Lundi à Varsovie, on a bloqué de nombreux carrefours et places, paralysant la circulation et les transports publics en de nombreux endroits. Le groupe «Grève des femmes» a prévu une «grève générale» de toutes les femmes pour mercredi.
La décision de la Cour constitutionnelle polonaise de déclarer inconstitutionnelle la réglementation du pays en matière d’avortement a déclenché les protestations de masse. Les juges ont décidé que l’avortement violait la protection de la vie garantie par la constitution. L’avortement ne sera légal que si la santé de la femme est en danger ou si la grossesse est le résultat d’un acte criminel. Comme 98 pour cent des quelque 1000 avortements légaux pratiqués chaque année en Pologne l’année dernière sont justifiés en disant que le fœtus souffrait d’une maladie incurable, cela équivaut à une interdiction totale de l’avortement.
La Pologne disposait déjà d’une des lois les plus strictes de l’Union européenne (UE) en matière d’avortement. Cela explique pourquoi de nombreuses femmes polonaises choisissent de partir à l’étranger ou de tenter un avortement à domicile qui met leur vie en danger. Les «vacances en Slovaquie» sont un euphémisme bien connu pour désigner un avortement. Les militants des droits de l’homme supposent que plus de 100.000 avortements non déclarés ont lieu chaque année en Pologne, ce qui correspond à peu près au nombre d’avortements légaux en Allemagne chaque année.
Dès 2016, le parti PiS au pouvoir avait proposé, au parlement, une modification de la loi qui prévoyait une restriction similaire pour les avortements. À cette époque également, la colère contre ce geste réactionnaire a explosé en protestations de masse. Au plus fort de la première vague de «protestations Czarny» (protestations noires), plus de 20.000 personnes ont manifesté rien qu’à Varsovie. Face à ce mouvement de masse, le gouvernement a reculé et certaines sections du PiS ont voté contre la loi.
Cette fois, le PiS a contourné le parlement. Au lieu de débattre et de voter au sein des organes parlementaires sur le projet de loi introduit après les élections de 2019, 119 membres du PiS et d’autres factions de droite ont soumis une motion à la Cour constitutionnelle.
Le PiS pouvait être sûr que la Cour constitutionnelle se prononcerait en sa faveur. Après sa victoire électorale en 2015, le PiS a entamé une campagne pluriannuelle pour assurer la conformité du système judiciaire. En raison de ses attaques contre la séparation constitutionnelle des pouvoirs, il n’existe pratiquement plus de système judiciaire indépendant en Pologne. Le président jouit de pouvoirs étendus pour intervenir dans le travail et la dotation en personnel des tribunaux.
Avec l’interdiction presque totale de l’avortement, le PiS intensifie ses attaques contre les droits de l’homme et son orientation autoritaire d’extrême droite. Cependant, il agit dans une position de faiblesse.
Lors des dernières élections de 2019, le PiS a pu élargir sa majorité au Sejm (parlement) mais a perdu la majorité au Sénat (chambre haute). Même la réélection du président du PiS, Andrzej Duda, est passée de peu.
Le fait que le gouvernement du PiS titube de crise en crise depuis sa réélection se trouve également démontré par le grand nombre de remaniements ministériels. Le chef du gouvernement, Mateusz Morawiecki, a déjà remplacé des ministres individuellement ou plusieurs à la fois, ou les a changés de ministère. En août de cette année, par exemple, il a remplacé les ministres des Affaires étrangères et de la Santé, et en octobre, les ministres de l’Éducation et de l’Agriculture ainsi que plusieurs autres ministres.
Il convient également de noter l’entrée de Jarosław Kaczyński au gouvernement, où il occupe la fonction de vice-premier ministre sans ministère. Depuis la fin de son mandat d’un an en 2007, Kaczyński n’a pas occupé de poste au sein de l’État. Il a guidé le travail du gouvernement et du président depuis l’arrière-plan en tant qu’éminence grise du PiS.
La pandémie de coronavirus et la politique gouvernementale négligente d’ouverture économique ont encore aggravé la crise. Les infections se multiplient en Pologne. Ces derniers jours, plus de 10.000 nouvelles infections se sont ajoutées chaque jour, atteignant un nouveau pic le mardi à plus de 16.000. Deux membres du gouvernement, l’ancien ministre de la Santé Lukasz Szumowski et le nouveau ministre de l’Éducation ont également contracté le virus.
L’épidémiologiste Tomasz Oszorowski a averti que la capacité des hôpitaux baisse rapidement et arrive au point de rupture. Son collègue Robert Flisiak a comparé la situation en Pologne avec celle de l’Italie au printemps, lorsque des photos de cercueils transportés dans des camions militaires ont fait le tour du monde.
Le gouvernement polonais a consciemment accepté l’augmentation des infections afin de ne pas mettre en danger les profits des grandes entreprises. En été, le nombre effréné de cas dans la région minière de Silésie a révélé le mépris de ce gouvernement pour la vie humaine. Bien qu’encore limité localement à cette époque, le nombre de nouvelles infections a explosé dans tout le pays lors de la réouverture des écoles en septembre. Alors que le nombre quotidien d’infections n’avait jamais dépassé la barre des 1.000 jusqu’en septembre, il a décuplé depuis lors.
Cette politique réactionnaire s’est déjà heurtée à des protestations de masse des étudiants, qui coïncident maintenant avec les protestations contre l’interdiction de l’avortement. L’indifférence du gouvernement face aux dangers de la pandémie montre également que les affirmations des opposants à l’avortement selon lesquelles ils se soucient de protéger la vie sont de l’hypocrisie pure.
Dans le passé, le PiS s’était assuré son pouvoir par un mélange de populisme de droite et de charité sociale, notamment en versant une allocation familiale de 500 zlotys (127 dollars) par mois. Mais, l’aggravation de la crise économique mondiale supprime la base de ces réformes limitées.
Selon les estimations de la Banque mondiale, la production économique de la Pologne a chuté de 8 pour cent au cours du deuxième trimestre de cette année, et la dette nationale a augmenté de 160 milliards de zlotys (environ 40,6 milliards de dollars). Compte tenu de l’aggravation de la crise, ce n’est qu’un avant-goût de ce qui va suivre.
Dans le même temps, les tensions internationales entre les grandes puissances s’intensifient, surtout entre les États-Unis et l’UE, avec en tête l’Allemagne et la France. Varsovie tente de manœuvrer entre ces deux camps. Récemment, le PiS a apporté son soutien au président américain Donald Trump lors de la campagne électorale présidentielle.
Comme par le passé, le PiS intensifie sa rhétorique d’extrême droite. Les paroles ouvertement fascistes et antisémites se font de plus en plus entendre. Comme la «guerre» de l’année dernière contre la communauté LGBT, la campagne contre l’avortement se caractérise par des accents fascistes qui la présentent comme une lutte contre le «marxisme culturel» ou «néomarxisme».
Le PiS cherche depuis longtemps à cultiver un milieu fasciste et à l’exploiter à ses propres fins. En 2018, Duda et Morawiecki ont tous deux participé à la «Marche de l’Indépendance», dominée par des organisations d’extrême droite telles que le Camp radical national (ONR) et la Jeunesse polonaise.
Aujourd’hui, ces mêmes extrémistes de droite travaillent à nouveau en étroite collaboration avec l’appareil d’État pour contrer les protestations. Dimanche dernier, à Varsovie, le camp fasciste ONR s’est positionné devant les portes de la basilique Sainte-Croix et a refusé l’accès aux manifestants. Sous les yeux de la police, il a attaqué les manifestants, les traînant de force.
Lundi, toujours à Varsovie, une BMW a foncé dans une manifestation, blessant une femme au point qu’elle a dû se rendre à l’hôpital. Cet incident rappelle celui de Charlottesville, en Virginie, où, en 2017, un extrémiste de droite a foncé avec son véhicule dans une manifestation contre l’extrême droite, tuant un participant; depuis lors, de telles attaques contre les manifestants sont devenues plus fréquentes aux États-Unis.
L’Église catholique étant l’un des principaux partisans de la campagne antiavortement, on a organisé des manifestations symboliques dans les églises de nombreux endroits. Alors que les voyous d’extrême droite ne sont pas inquiétés, le ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, condamne les manifestations non violentes contre l’avortement. Il a tweeté lundi: «Étant donné l’escalade sans précédent des comportements criminels contre les croyants, notamment l’intimidation, la destruction et la profanation de sites religieux, j’ai chargé les procureurs de l’État de suivre ces affaires».
Le premier ministre Morawiecki a chanté la même chanson mardi. Il a condamné les «actes de vandalisme, d’agression et de barbarie… sur les églises, sur nos lieux saints, sur les personnes et leurs droits». Il a annoncé le déploiement de la police militaire dans les rues à partir de mercredi.
Małgorzata Tracz, leader du Parti vert et membre de la Coalition des citoyens dirigée par Platforma Obywatelska (PO), a parlé d’une «guerre» dont Kaczyński est responsable et qu’il perdrait.
Derrière le langage militariste et en partie hyperbolique du gouvernement et de l’opposition se cache la crainte de la classe dirigeante d’un soulèvement révolutionnaire. Les protestations massives, qui se sont étendues aux zones rurales, la base traditionnelle du PiS, sont alimentées par la colère sociale générale contre la classe dirigeante.
Dans un commentaire paru dans le site Rzeczpospolita, Michał Szułdrzyński a explicitement averti que le PiS avait «libéré un élément qu’il ne peut plus contrôler» et que ce n’est pas l’opposition «qui va profiter le plus le plus des protestations». Dimanche, Szułdrzyński, ainsi que le rédacteur en chef Bogusław Chrabota, a déclaré que le verdict de la Cour constitutionnelle était l’étincelle qui avait mis le feu à la Pologne et il a exigé que «ce feu soit éteint immédiatement».
Les partis d’opposition du Bloc de gauche jouent un rôle clé dans le contrôle et l’étouffement des protestations. Mais surtout dans la prévention d’une mobilisation indépendante de la classe ouvrière contre le cours d’extrême droite du PiS.
Le groupe féministe «Grève des femmes» (Ogólnopolski Strajk Kobiet, OSK), qui organise les manifestations dans de nombreux endroits, a été fondé par le parti de pseudo-gauche Lewica Razem. La porte-parole de l’OSK est Marta Lempart, qui s’est présentée en 2019 au parti libéral Wiosna (Printemps), alors nouvellement fondé par Robert Biedroń. Lors des élections législatives de l’année dernière, Razem et Wiosna se sont présentés sur une liste électorale commune avec le SLD, parti social-démocrate. Le SLD est le parti officiel qui a succédé à l’ancien parti d’État stalinien. En tant que parti de gouvernement de longue date après la restauration du capitalisme, il a, comme le PO, lancé de féroces attaques sociales.
Les travailleurs et les jeunes doivent tirer les conclusions nécessaires de ces expériences. Les protestations pour les droits démocratiques et sociaux fondamentaux, pour une éducation sûre et des mesures de sécurité cohérentes dans la pandémie, nécessitent la mobilisation et l’organisation indépendantes de la classe ouvrière sur la base d’un programme socialiste international.
(Article paru en anglais le 29 octobre 2020)