Remarques introductives au débat: «Que reste-t-il de la démocratie américaine à la veille des élections de 2020?»

Le mercredi 28 octobre, le département des sciences politiques de l’université d’État de San Diego a organisé un forum en ligne avec le président du comité de rédaction international du WSWS, David North, et le professeur émérite de l’université de Pennsylvanie, Adolph Reed. Voici les remarques introductives de David North à l’événement.

Permettez-moi d’exprimer ma gratitude au département de science politique de l’université d’État de San Diego (San Diego State University, SDSU), ainsi qu’à Jonathan Graubart, Briana Wiley, Emanuele Saccarelli et Latha Varadarajan pour avoir organisé cette discussion et pour m’avoir invité à y participer. Permettez-moi également de déclarer que je suis heureux d’avoir l’occasion de partager la tribune avec un universitaire de principe aussi distingué, politiquement militant et dévoué à la cause de la classe ouvrière que le professeur Adolph Reed.

J’ai eu la chance de donner un certain nombre de conférences à la SDSU au cours des dernières années, mais toujours en personne et devant un public visible. Les réunions – en particulier la période de questions et réponses – ont toujours été à la fois animées et stimulantes. J’ai l’intention d’être assez bref dans mes remarques d’ouverture afin de laisser autant de temps que possible pour les questions et les échanges de vues.

Je pense que Latha a très bien ouvert cette discussion en soulignant les circonstances extraordinaires dans lesquelles nous nous réunissons. La pandémie est ce que nous avons appelé sur le World Socialist Web Site un «événement déclencheur». Il s’agit en un sens d’un événement aussi important dans l’histoire que le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

C’est un événement qui, si je peux m’adresser directement aux étudiants de la SDSU, changera profondément vos vies et aura un impact profond sur l’avenir. C’est un événement qui ne sera pas résolu uniquement par la science, ou même principalement par la science et la médecine, mais plutôt par l’action politique. Si l’on peut dire quelque chose de l’expérience de l’année passée – le nombre croissant de morts, la misère et la tragédie – c’est qu’elle a totalement et irrévocablement exposé la faillite politique, sociale, économique, et j’ajouterais même morale, du système capitaliste.

De la même manière que la Première Guerre mondiale a fait voler en éclats les mythes et l’optimisme d’une époque d’apparente invincibilité du capitalisme, du moins jusqu’en 1917, la pandémie a un impact sur des millions de personnes partout dans le monde, indépendamment de leur nationalité, ethnie ou religion. Latha a déjà évoqué le nombre de morts en Amérique, qui est probablement supérieur à 227.000. Plus d’un million de personnes sont mortes dans le monde entier. Au Brésil, le bilan est de 157.000 morts, en Inde de 120.000, en Italie de 57.000, en Grande-Bretagne de 46.000. Aujourd’hui, l’Allemagne a de nouveau annoncé qu’elle entrait dans une phase de confinement.

Toutes les tentatives de contrôle de ce virus ont échoué, non pas parce que la société n’est pas en mesure d’organiser une réponse efficace, mais parce que toutes les mesures de contrôle de ce virus se trouvent contrecarrées par les besoins et les intérêts du système capitaliste. Nulle part cela n’est plus vrai et plus brutalement exprimé qu’aux États-Unis. Ce qu’on a appelé le pays capitaliste le plus avancé du monde est mis à nu comme étant la société la plus socialement et culturellement appauvrie de toutes les sociétés.

C’est dans ce contexte que nous allons discuter de la situation actuelle aux États-Unis. Et envisageant de nouveau la pandémie comme un «événement déclencheur», elle intensifie et accélère toutes les contradictions qui étaient présentes avant même que la pandémie ne commence. Trump n’est pas sorti de l’enfer. Il n’est que l’expression la plus visible et la plus pourrie d’une maladie politique très, très avancée dans ce pays.

Si je voulais être très bref dans mes remarques d’ouverture, je pourrais répondre à la question posée dans le titre de ce forum – «Que reste-t-il de la démocratie américaine à la veille des élections de 2020» – en deux mots seulement: «Pas grand-chose.» Mais, de toute évidence, ce n’est pas une réponse suffisante.

Mais bien qu’une explication plus détaillée soit nécessaire, la réponse en deux mots est correcte. Nous nous réunissons moins d’une semaine avant l’élection présidentielle, et la question centrale qui occupe le devant de la scène dans l’esprit de millions de personnes n’est pas de savoir qui gagnera mardi prochain, mais si le jour de l’élection déterminera même qui occupera la Maison-Blanche le 20 janvier prochain.

Quelles sont les questions que des millions de personnes se posent ou auxquelles elles pensent?

Le processus de vote de mardi prochain s’accompagnera-t-il de violence? Les fascistes armés vont-ils intimider les électeurs opposés à Trump? Les votes exprimés contre Trump, en particulier ceux envoyés par la poste, seront-ils même comptés? La Cour suprême – dont la majorité se constitue désormais de réactionnaires endurcis – bloquera-t-elle le décompte des bulletins de vote ou invalidera-t-elle, pour l’une ou l’autre raison frauduleuse, les dizaines de milliers de votes exprimés contre Trump dans des États pivots critiques? Les législateurs, dans les États contrôlés par les républicains, vont-ils simplement ignorer le résultat du scrutin si Biden obtient la majorité des voix; puis procéder à la sélection – comme la Cour suprême a indiqué qu’ils peuvent – d’une liste d’électeurs qui voteront pour Trump lorsque le Collège électoral se réunira fin décembre?

Trump, même si l’on établit clairement qu’il a été battu aux élections, acceptera-t-il le résultat de l’élection? Tout indique, à l’heure actuelle, qu’il ne le fera pas. Trump déclarera que le total des votes rapporté par les médias est une «fausse nouvelle», qu’on a volé l’élection et qu’il restera président.

Et même s’il conclut qu’il doit renoncer à la Maison-Blanche, Trump restera une force politique importante, faisant appel à ses partisans au sein des forces de police dans tout le pays et des milices de droite, déclarant qu’on l’a «poignardé dans le dos», et continuant à constituer une force extra-constitutionnelle et paramilitaire sur laquelle lui et d’autres éléments de son entourage continueront – en recourant à la violence et à la terreur – à lutter pour reprendre le pouvoir.

Pas le moindre élément d’exagération n’existe dans les scénarios politiques que j’ai esquissés. En fait, ils ne sont pas de simples prédictions de ce qui pourrait se produire. La campagne électorale se trouve déjà dominée par des conspirations violentes. Il y a tout juste deux semaines, le FBI a révélé un complot très avancé qui visait à kidnapper et à assassiner la gouverneure du Michigan. Un complot similaire a été révélé en Virginie. C’est évident que les conspirateurs font partie d’un réseau national de terroristes de droite.

Ce qui était plus grave encore que le complot lui-même, c’est la réaction de Trump, des médias et du parti démocrate. Trump, sans surprise, a clairement exprimé sa solidarité politique et morale avec les assassins, et a presque ouvertement proclamé qu’il leur souhaitait bonne chance pour leur prochaine tentative. Il a continué à dénoncer la gouverneure du Michigan, Whitmer, et a explicitement menacé de violences physiques d’autres gouverneurs et élus démocrates.

Les médias ont pratiquement enterré ce qui est l’événement le plus inquiétant de cette campagne électorale. On a traité le complot qui visait à assassiner la gouverneure du Michigan et à renverser le gouvernement de l’État comme un événement mineur, ne nécessitant qu’une couverture superficielle. En deux jours, l’histoire a disparu des premières pages de la presse nationale, et en moins d’une semaine, presque entièrement des bulletins de nouvelles.

Quant aux démocrates, leur réaction au complot qui visait à assassiner un membre important de leur parti a frôlé l’indifférence totale. L’expression de leur solidarité politique avec la gouverneure Whitmer a été superficielle. Ni Biden, ni Charles Schumer, le leader du parti démocrate au Sénat, ni Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des démocrates, n’ont demandé une enquête approfondie sur un complot terroriste contre Whitmer et le gouvernement de l’État. On n’a même pas soulevé la question lors du dernier débat entre Biden et Trump.

Qu’est-ce qui explique la réponse extraordinairement discrète des démocrates? Pourquoi n’ont-ils pas fait de la conspiration fasciste de Trump qui vise à défier les résultats des élections une question centrale? Pourquoi n’ont-ils pas lancé un avertissement que la survie même de la démocratie américaine est en cause?

Répondre à cette question, c’est aller au cœur de la question posée par cette réunion. Cette campagne électorale présente toutes les caractéristiques, pour parler métaphoriquement, d’un déraillement au ralenti de la démocratie américaine. Trump et les forces qui l’entourent cherchent à créer les bases d’une dictature politique à caractère nettement fasciste. C’est la seule façon d’interpréter ses gestes.

Trump parle au nom des sections les plus impitoyables de l’oligarchie financière et industrielle, dont le programme politique consiste essentiellement à supprimer toutes les restrictions à l’exploitation de la classe ouvrière. C’est pourquoi il déclare si ouvertement et si brutalement son indifférence à la perte de vies humaines. Rien ne doit arrêter l’ouverture de l’économie. Rien ne doit empêcher l’enfermement des travailleurs dans les usines; des étudiants dans les écoles; des enseignants dans des salles de classe sans protection; tout cela dans le but de continuer à produire du profit pour remplir les coffres de l’élite financière.

Quant au parti démocrate, je pense que l’on peut presque l’appeler le parti «faisons comme si». Un parti qui prétend être dans l’opposition, qui prétend être un parti populaire, mais en fait un parti qui n’est pas moins lié à l’oligarchie au pouvoir que les républicains eux-mêmes. Leur fonction particulière dans la division du travail qui constitue la politique américaine est d’exercer toute leur influence pour empêcher le développement de tout mouvement de protestation populaire qui viendrait à menacer les intérêts financiers essentiels de ceux qui dirigent ce pays.

Ni les menaces de Trump contre la démocratie, ni le danger de la dictature, n’est leur préoccupation principale. Leur vrai souci est que la résistance à de tels efforts puisse acquérir le caractère d’un mouvement de masse qui menace les intérêts financiers et militaires mondiaux du capitalisme américain et de l’impérialisme américain.

Telle est, en substance, la nature de la situation. Qu’est-ce qui se cache derrière tout cela? Aucune discussion de la réalité politique en Amérique n’est valable si elle ne met pas en avant les niveaux stupéfiants d’inégalité sociale. Marx avait raison. L’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes. À l’ère moderne, c’est l’histoire de la lutte entre la classe capitaliste et la classe ouvrière.

Maintenant, si une seule élection est comparable à la situation actuelle aux États-Unis, c’est bien celle de 1860. C’était une élection où une partie importante du pays, dominée par les propriétaires d’esclaves, n’acceptait pas le résultat d’une élection qui mettait un président opposé à l’esclavage à la Maison-Blanche. Lorsque cette élection est allée à l’encontre de leurs intérêts, ils se sont insurgés et la guerre civile est arrivée. Le conflit irrépressible avait finalement éclaté en guerre ouverte.

Avant l'élection, Lincoln avait dit, de façon célèbre, que les États-Unis ne peuvent pas exister à moitié esclave et à moitié libre. Eh bien, la démocratie ne peut pas exister dans un pays où pratiquement toutes les richesses sont dominées par les 0,1 ou 5 pour cent les plus riches de la population, où il y a 10 pour cent de personnes relativement riches, tandis que les 90 pour cent restants se trouvent à divers niveaux de détresse économique et de pauvreté pure et simple.

C’est cette situation qui mine la démocratie américaine, et en fait la démocratie dans le monde entier. Les oligarchies règnent dans tous les pays. Aux États-Unis, c’est seulement la plus flagrante et la plus nue, mais la même situation existe dans le monde entier.

C’est la question qui est à la base de la crise ici, et c’est pourquoi il n’y a pas moyen de sortir de la crise et de défendre la démocratie si elle n’est pas reconstituée sur une base entièrement différente, sur la base du socialisme, sur la base du transfert du pouvoir à la classe ouvrière, la grande majorité de la population. Ce n’est pas seulement une question américaine, c’est une question mondiale. Ce n’est pas une question qui concerne une race, ce grand détournement des vraies questions. Elle concerne le sort de la grande majorité du monde et qui se constitue de travailleurs, de la classe ouvrière.

Lorsque nous parlons du sort de la démocratie américaine, ou des droits démocratiques partout dans le monde, nous devons reconnaître que nous sommes entrés dans une période où la grande question est que si démocratie il doit y avoir, elle n’est possible que sur la base de l’égalité sociale, sur la base de la fin du système capitaliste.

En ma qualité de rédacteur en chef du World Socialist Web Site et de président du Parti de l’égalité socialiste aux États-Unis, j’espère que ceux d’entre vous qui nous écoutent réfléchissent très attentivement à la situation à laquelle ils sont confrontés en tant qu’étudiants, jeunes et travailleurs. J’espère qu’ils parviennent à la conclusion qu’un changement fondamental et profond est nécessaire dans la société, un changement qui rassemble toutes les sections de la classe ouvrière.

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