Le gouvernement Trudeau fait appel d’un jugement sur les actions illégales des services secrets canadiens

Le gouvernement libéral de Justin Trudeau a porté en appel un jugement du 15 mai dernier contre le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Rendu par le juge Patrick Gleeson, le jugement concerne de nombreux cas où le SCRS a obtenu des mandats de surveillance intrusive de la Cour fédérale, en cachant délibérément que les informations fournies à l’appui de ses demandes avaient été obtenues en enfreignant la loi.

Selon des comptes-rendus de presse, la décision de 151 pages du juge Gleeson a mis en évidence 7 cas où le SCRS a agi de cette manière. Mais le nombre de cas était clairement plus élevé, puisque selon ces mêmes comptes-rendus, l'actuel directeur du SCRS, David Vigneault, a personnellement approuvé plus de 10 opérations impliquant des «activités potentiellement illégales».

Bien que tous les détails sur les sept cas aient été expurgés de la version publique de la décision de Gleeson, qui a été publiée le 16 juillet, il semble qu’ils portaient tous sur les efforts du SCRS pour infiltrer des groupes terroristes islamistes en Syrie (et peut-être ailleurs au Moyen-Orient) afin d’obtenir des informations sur des Canadiens qui auraient rejoint leurs rangs. En payant des membres de ces groupes pour espionner en son nom, le SCRS a violé (et savait qu'il violait) les interdictions de la loi antiterroriste sur le financement des activités terroristes.

La décision du juge Gleeson est le résultat d'une enquête ordonnée par la Cour fédérale après avoir soupçonné que le SCRS et les avocats du gouvernement lui avaient systématiquement caché des informations en violation de leur «devoir de franchise» – autrement dit, qu'ils avaient menti.

«Une fois ainsi approuvées, des opérations à première vue illégales», peut-on lire dans le jugement, «ont permis au Service de recueillir des informations qu’il a ensuite présentées à la Cour en appui à des demandes de mandat, sans l’aviser de cet état de fait».

C’est la troisième fois dans les dernières années que la Cour fédérale a jugé que le SCRS lui avait menti. Par exemple, dans l’affaire Données connexes de 2016, la Cour fédérale avait conclu qu’elle avait délivré sans le savoir des mandats sur la base d’informations obtenues illégalement via un vaste programme de collecte et de conservation de métadonnées.

Dans le cas des informateurs terroristes, la pratique impliquait non seulement le SCRS et les avocats du gouvernement, mais aussi les superviseurs qui ont autorisé des opérations qu’ils savaient illégales et même de hautes autorités au sein du ministère de la Justice et du Bureau du Conseil privé, un organisme chargé de conseiller directement le premier ministre Trudeau.

«Les circonstances», poursuit Gleeson dans son jugement, «soulèvent des questions fondamentales eu égard au respect de la primauté du droit, à la surveillance des activités de renseignement de sécurité et aux actions des décideurs».

Avec la bénédiction du ministère de la Justice, le SCRS a persisté dans ces opérations illégales et les a délibérément dissimulées au tribunal pour obtenir des mandats bien après que les propres avocats du ministère aient déterminé en janvier 2017 qu'elles étaient illégales.

Vigneault a cherché à se disculper en disant qu'à son entrée en fonction à la tête du SCRS en juin 2017, il n’aurait pas été correctement informé de la controverse entourant ces opérations. Brièvement interrompues après avoir été jugées illégales, celles-ci avaient repris en mars 2017.

Le gouvernement et le SCRS ont d’abord laissé entendre dans des communiqués de presse publiés le 16 juillet qu’ils allaient accepter la décision du juge Gleeson, tout en cherchant à minimiser et à justifier ce qui s'est passé. Ils ont présenté leurs actions comme une infraction technique mineure et ont caché le fait que le SCRS et le gouvernement avaient systématiquement menti à la cour.

Le SCRS a soutenu par exemple qu'en payant des informateurs, il faisait simplement ce que font toutes les autres agences de renseignement, tandis que les ministères de la Sécurité publique et de la Justice ont affirmé qu' «à aucun moment, la sécurité des Canadiens n'a été menacée, ni nos droits et libertés» – comme si le fait pour le gouvernement et la principale agence de renseignement d’enfreindre la loi et de mentir aux tribunaux ne constituait pas un sérieux abus de pouvoir et une atteinte implicite aux droits des Canadiens.

Tout cela est maintenant aggravé par leur tentative de faire annuler le jugement de Gleeson.

Malgré les agissements du SCRS et du gouvernement, le juge Gleeson refuse de leur faire subir quelque conséquence que ce soit. Il est même incapable de déclarer que la preuve ainsi obtenue devrait être systématiquement déclarée irrecevable, élaborant plutôt un test pseudo-juridique qui laisse entière discrétion au juge d’accepter cette preuve si cela est dans «l’intérêt de la collectivité [en raison] de la gravité ou imminence d’une menace à la sécurité du Canada».

Finalement, il se contente de recommander une enquête approfondie sur les pratiques du SCRS relatives au devoir de franchise. L’examen souhaité n’aura jamais lieu, tel que le démontre la réaction du gouvernement fédéral qui a annoncé un appel du jugement plutôt qu’un examen du SCRS.

La timidité du jugement n’a cependant rien de surprenant. La poignée de juges de la Cour fédérale désignés pour entendre à huis clos les affaires de sécurité nationale sont pleinement intégrés dans le dispositif de sécurité de l’État canadien. Leur rôle est de fournir une couverture judiciaire à un service réactionnaire dont la tâche principale est de surveiller et d’espionner la population canadienne au mépris des lois et des droits fondamentaux.

C’est ce qui explique la sympathie du juge pour les espions et leurs avocats à qui il reproche surtout d’avoir «brisé le lien de confiance entre la Cour et le SCRS et ses avocats». Les implications anti-démocratiques de la violation grossière des droits de citoyens canadiens à laquelle s’est livré le SCRS ne sont pas dignes de mention dans le jugement, si ce n’est une référence ou deux, pour la forme, à l’importance de la «primauté du droit».

Au final, le jugement, qui a été communiqué aux médias par la Cour fédérale malgré le sceau du secret qui entoure normalement les affaires de sécurité nationale, est une manœuvre de relations publiques de l’État canadien. C’est pourquoi le juge Gleeson formule plusieurs avertissements au SCRS que de tels comportements risquent de «min[er] la confiance qu’inspire au public le Service [canadien du renseignement de sécurité]» à titre «d’institution nationale essentielle».

L’objectif réel de la section de l’establishment au nom de laquelle parle le juge Gleeson n’est pas de réformer le SCRS ou même de mettre fin à ses pratiques illégales. Son but est plutôt de s’assurer que le SCRS collabore encore plus étroitement avec la Cour fédérale pour aider à préserver son image au sein de la population canadienne alors même qu’il continue à prêter son concours aux manœuvres répressives de l’élite dirigeante contre la population en général et la classe ouvrière en particulier.

Alors que la pandémie de Covid-19 continue de faire rage à travers le Canada, exacerbant les inégalités sociales et les tensions de classe, il règne une vive inquiétude dans les cercles dirigeants que l’opposition à ses politiques de droite ne prenne une forme de plus en plus militante.

Le gouvernement Trudeau se prépare à faire face à ce mouvement en continuant d’augmenter les pouvoirs des forces de sécurité, tout en camouflant ses préparatifs derrière l’image «progressiste» qu’il se donne depuis les élections de 2015, avec la pleine collaboration des grands médias, du NPD et des syndicats. En réalité, Trudeau n’a fait que continuer en catimini les politiques militaristes, anti-démocratiques et anti-ouvrières dont se vantaient ouvertement les conservateurs de Stephen Harper.

Juste avant les élections de 2019 qui ont vu Trudeau réélu à la tête d’un gouvernement minoritaire, le Parlement alors contrôlé par les libéraux a adopté le Projet de loi C-59 édictant la Loi concernant des questions de sécurité nationale. Cette loi a élargi les pouvoirs répressifs de l’État, particulièrement le SCRS et le Centre de la sécurité des télécommunications (CST), le principal organisme de surveillance de masse au Canada, impliqué dans l’affaire Données connexes.

Présenté comme une réforme de la loi adoptée en 2015 par le gouvernement Harper qui avait initialement conféré de vastes pouvoirs aux services secrets canadiens au prétexte de la «guerre au terrorisme», le Projet de loi C-59 en gardait en réalité toutes les dispositions fondamentales en plus d’ajouter des mesures anti-démocratiques de son cru.

L’une des modifications les plus importantes apportées par le Projet de loi C-59 a été de donner une immunité quasi-absolue aux agents du SCRS qui violaient les lois canadiennes dans le cadre de leurs opérations. C’est donc dire que depuis l’entrée en vigueur de la loi des libéraux, le 21 juin 2019, les activités criminelles révélées par le juge Gleeson sont parfaitement légales.

Afin de camoufler le caractère réactionnaire de sa nouvelle loi, le gouvernement Trudeau a vanté la création de supposés mécanismes de surveillance, notamment un commissaire du renseignement et l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement.

Or, comme l’a expliqué le WSWS dans son analyse du Projet de loi C-59, ces organismes, tout comme la Cour fédérale d’ailleurs, «ne sont rien de plus qu'une feuille de vigne, visant à fournir aux agences de renseignements une couverture juridico-constitutionnelle […]». Ils n’ont aucun pouvoir contraignant sur le SCRS et se livrent à leurs activités de «surveillance» dans le plus grand secret, bien à l’abri du regard de la population.

Le juge Gleeson écrit d’ailleurs que leur prédécesseur, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, bien au courant des activités illégales du SCRS depuis plusieurs années, n’avait ni réussi à y mettre fin, ni jugé bon de les révéler au public.

Dans la foulée de l’annonce de l’appel du jugement, il a été révélé au début novembre que le gouvernement Trudeau analyse la possibilité de créer un centre pour faciliter la déclassification des documents historiques des services secrets canadiens. Ce n’est pas une coïncidence.

La création de cet organisme ne servirait qu’à projeter une fausse image de transparence, tout en glorifiant les services secrets canadiens, notamment en donnant un accès privilégié à des historiens soigneusement choisis pour produire une histoire officielle favorable.

Les «experts en sécurité» cités par les médias dénonçaient le retard du Canada sur ses alliés en matière de littérature sur la sécurité nationale et le renseignement, tout en proposant de façon euphémique qu’un tel centre de déclassification permettrait de «sensibiliser les Canadiens à la pratique, à l'importance et aux défis de la sécurité nationale».

Tout comme le jugement Gleeson, la «sensibilisation» des Canadiens à une histoire glorifiée du SCRS s’inscrit dans les préparatifs auxquels se livre l’élite dirigeante pour réprimer tout mouvement de masse en opposition à ses politiques de droite.

Celles-ci comprennent non seulement une poussée du militarisme et de l’impérialisme canadiens dans le monde, mais aussi la politique meurtrière de «l’immunité collective» face à la pandémie de COVID-19 et le renflouement de la grande entreprise et des banques qui a mené à une augmentation fulgurante de la fortune des milliardaires et des multimillionnaires au Canada.

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