L’état d’urgence imposé en Malaisie

L’état d’urgence a été déclaré la semaine dernière en Malaisie, reflétant l’aggravation de la crise politique et sociale du pays, qui a été accélérée par la pandémie de COVID-19. Si la propagation du virus était la raison invoquée, les pouvoirs antidémocratiques que le gouvernement a maintenant entre les mains sont surtout dirigés contre la classe ouvrière et la population en général.

Le roi, Al-Sultan Abdullah, a publié la déclaration d’urgence mardi dernier à la demande du premier ministre Muhyiddin Yassin. Un jour plus tôt, Muhyiddin avait annoncé un confinement de deux semaines de Kuala Lumpur et de cinq États ainsi qu’une interdiction de voyager dans tout le pays.

Muhyiddin a décrit la situation comme «très alarmante» et a déclaré que le système de santé du pays était «sous une pression énorme». Il a ajouté: «Comme je l’ai déjà dit, des situations sans précédent appellent des mesures sans précédent».

Le nombre de cas COVID-19 en octobre, lorsque Muhyiddin a réclamé la première fois un état d’urgence, se trouvait comparativement faible, à 13.000. Le roi a refusé la demande. Le nombre de cas a cependant fortement augmenté, le gouvernement ayant assoupli les restrictions.

Mardi dernier, les infections quotidiennes avaient atteint un nouveau record de 3.309, portant le nombre total de cas à plus de 141.000 et plus de 550 décès.

La Dr Suan Ee Ong, experte en santé publique malaisienne du groupe de réflexion «Recherche d'impact» (Research for Impact), basé à Singapour, a déclaré à l’Australian Broadcasting Corporation (ABC): «La plupart des lits de notre unité de soins intensifs sont très, très pleins. Même nos lits hors USI atteignent leur capacité, surtout dans les grands hôpitaux».

Début janvier, un groupe de près de 50 professionnels de santé d’expérience, anciens et actuels, a adressé une lettre ouverte au premier ministre, l’avertissant que les mesures prises par le gouvernement ne permettaient pas de maîtriser le virus. «Nos mesures nationales brossent un tableau très sombre de la gestion de la pandémie de COVID-19», pouvait-on lire.

La lettre réclamait une accélération des tests, l’isolement d’un plus grand nombre de personnes à domicile, et l’accélération de l’approbation des vaccins «afin que la vaccination puisse commencer dès que les premières doses de vaccins arrivent à l’aéroport». La Malaisie a commandé 25 millions de doses du vaccin Pfizer-BioNTech et a également un accord pour acheter le vaccin d’AstraZeneca.

Le premier ministre n’a toutefois pas expliqué pourquoi l’état d’urgence était nécessaire pour adopter des mesures qui visent à endiguer le virus et à préserver la santé publique. Une telle mesure n’était pas nécessaire l’année dernière, entre mars et mai, lorsque le gouvernement a imposé une interdiction stricte des rassemblements de masse et des restrictions de mouvement. La police et l’armée ont imposé le confinement, procédant à des milliers d’arrestations.

La proclamation de l'état d'urgence confère au gouvernement des pouvoirs étendus. Avec la suspension du Parlement, le cabinet peut adopter des lois sans pratiquement aucune restriction quant à leur portée. L'état d'urgence sera en vigueur jusqu'au 1er août, de sorte que la coalition gouvernementale chancelante, qui dispose d'une faible majorité parlementaire, évitera une motion de défiance.

Depuis la fin du régime colonial britannique en 1957, on n’a invoqué l’état d’urgence nationale qu’une seule fois auparavant, en 1969. Il y avait alors des émeutes raciales provoquées par l’élite dirigeante malaise, après des pertes substantielles à l’avantage des partis d’opposition lors des élections générales de cette année-là. La constitution fut suspendue et le Parlement dissout. Prenant le contrôle du gouvernement, un Conseil national des opérations imposa un couvre-feu, censura les médias et emprisonna des politiciens de l’opposition.

La crise politique actuelle est bien plus grave. L’Organisation nationale des Malais unis (UMNO), un parti de droite au pouvoir depuis l’indépendance, a été battue pour la première fois aux élections de mai 2018 par une alliance instable entre le parti mené par l’ancien premier ministre UMNO, Mahathir Mohamad, et une coalition dirigée par Anwar Ibrahim. En 1998, au milieu de la crise financière asiatique, Mahathir avait expulsé Anwar de l’UMNO avant de le faire arrêter sur la base d’accusations forgées de toutes pièces.

La fragile alliance au pouvoir s’est effondrée lorsque Mahathir a refusé de céder le poste de premier ministre à Anwar après deux ans, dans le cadre de leur accord de partenariat. Mahathir a été lui-même écarté par Muhyiddin, un ministre de son propre parti, qui a formé une nouvelle coalition gouvernementale avec l’UMNO. Anwar a contesté le gouvernement de Muhyiddin en septembre dernier en disant qu’il avait une majorité au parlement. Il a ensuite cherché à former un nouveau gouvernement, mais le roi a rejeté sa demande.

La pandémie de COVID-19 a accéléré la crise politique. Le gouvernement a procédé à une élection régionale à Sabah en septembre dernier, même si des experts de la santé avaient averti que cela entraînerait un pic des cas. Bien que son parti ait remporté les élections, Muhyiddin a reconnu par la suite que la campagne électorale, au cours de laquelle des électeurs et des politiciens se sont rendus à Sabah, avait contribué à l’augmentation du nombre de cas.

La hausse du mécontentement et de l’opposition envers le gouvernement est alimentée par un fort ralentissement de l’économie et une hausse du taux de chômage, qui oscillait entre 4,6 et 4,7 pour cent au cours des derniers mois, contre 3,2 pour cent à la fin de l’année dernière. La Banque mondiale estime que l’économie malaisienne s’est contractée de 5,8 pour cent l’année dernière. La projection de la banque d’un rebond de 6,7 pour cent de croissance pour 2021 est maintenant remise en question en raison du confinement et de l’interdiction de voyager.

Tengku Nur Qistina, chercheur principal à l’Institut d’études stratégiques et internationales, a commenté la déclaration d’urgence à la chaine ABC: «On peut dire que le gouvernement donne la priorité à la sécurité sanitaire de la nation au détriment de la démocratie. Avec la proclamation de l’état d’urgence, le Parlement ne se réunit plus. Beaucoup ont qualifié cela d’obstruction à la démocratie».

Comme ses homologues du monde entier, le gouvernement malaisien a décidé de lever les restrictions à partir du mois de mai après que la grande entreprise a exigé une reprise du travail pour garantir les profits au mépris de la santé et de la vie des travailleurs. Le plus grand fabricant de gants médicaux au monde, Top Glove, avait dû fermer la moitié de ses usines en novembre dernier lorsque des milliers de ses employés furent déclarés positifs au COVID-19.

L’establishment politique étant profondément divisé, le faible gouvernement de coalition a demandé l’état d’urgence pour concentrer les pouvoirs entre ses mains afin de réprimer toute agitation sociale. La classe dirigeante malaisienne, qui a une longue histoire de formes autocratiques de pouvoir, craint que la marée montante de la lutte de classe internationale ne pousse à l’action les travailleurs malaisiens, qui ont été contraints de porter tout le poids de la pandémie.

(Article paru en anglais le 18 janvier 2021)

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