La débâcle du programme européen de vaccination contre le COVID-19

Alors que la pandémie prend de l’ampleur dans le monde, et que dominent de plus en plus des variants plus contagieux, la distribution des vaccins en Europe s’enlise, victime de constants retards.

La situation est la plus grave en France, où seulement 3,2 millions de personnes ont reçu une seule dose et 1,7 million la deuxième dose, requise au 4 mars, soit un taux de vaccination légèrement supérieur à 2,5 pour cent. L’Allemagne a administré environ 6,2 millions de doses au total, pour la plupart la première dose seulement. La situation est similaire dans toute l’Europe. Trois pour cent ou moins de la population ont reçu le vaccin en Belgique, en Suède, en Espagne, au Portugal, en Italie, en République tchèque et aux Pays-Bas.

Un homme portant un masque de protection passe devant le centre Corona à Duisbourg, en Allemagne. (AP Photo/Martin Meissner, Dossier)

En Grande-Bretagne, où la vaccination est beaucoup plus avancée que dans l’ensemble de l’Europe, moins de deux pour cent de la population ont reçu la deuxième dose requise de leurs vaccins, alors que quelque 23 millions de personnes ont reçu une première dose. En comparaison, le nombre de personnes vaccinées en Israël a dépassé 4,9 millions cette semaine, soit plus de 50 pour cent de la population.

La campagne de vaccination en Europe a été chaotique dès le départ. Les gouvernements n’avaient aucun plan réel pour une distribution de vaccins coordonnée à l’international ; les infrastructures clés sont minées par des décennies de coupes d’austérité dans les systèmes de santé qui ont financé des réductions d’impôts pour les riches et les entreprises. En Allemagne, par exemple, depuis des mois, le portail en ligne qui permet de s’inscrire pour une vaccination ne permet de prendre qu’un premier rendez-vous, pour une seule dose, sans aucun moyen de s’inscrire sur une liste d’attente afin d’être avertis lorsque la deuxième dose serait disponible.

La pénurie de doses disponibles a été l’un des principaux facteurs de la lenteur de la vaccination, du moins depuis la fin du mois de janvier. Après d’âpres négociations pour des contrats de plusieurs dizaines de milliards d’euros avec les gouvernements européens, les géants de l’industrie pharmaceutique n’ont pas fourni suffisamment de vaccins.

Cela démasque la faillite du capitalisme européen. Depuis le printemps dernier, les autorités européennes et britanniques ont distribué des milliers de milliards d’euros et de livres sterling pour renflouer banques et entreprises. Les marchés boursiers ont bondi et des multimilliardaires comme le Français Bernard Arnault ont ajouté des dizaines de milliards d’euros à leur fortune personnelle. Pourtant, on n’a mis en place aucun programme de travaux publics pour augmenter massivement la capacité de production de vaccins, produire les infrastructures et les équipements nécessaires à leur distribution, ou augmenter les budgets de santé. Au lieu de cela, des milliards sont allés précisément aux sociétés privées qui ont tiré profit de la crise.

Il est urgent de mettre en place une politique mondiale de distanciation sociale et de vaccination de masse. Mais un telle politique est bloquée par les intérêts de profit des entreprises et les intérêts nationaux des puissances capitalistes concurrentes. Les gouvernements et les syndicats ont entassé à nouveau les travailleurs dans les lieux de travail et les jeunes dans les écoles pour imposer une politique d’«immunité collective» qui a coûté des centaines de milliers de vies. Quand il s’agit de mettre rapidement en place un système de production et de distribution de vaccins, le marché capitaliste a produit une débâcle.

En octobre dernier, l’UE, le Royaume-Uni et les États-Unis se sont opposés à la demande de l’Inde et de l’Afrique du Sud d’autoriser la fabrication générique d’un vaccin ; cela aurait menacé les intérêts des entreprises européennes et américaines et leur capacité à se servir d’un monopole sur les vaccins comme d’une arme diplomatique. Ils étaient, pour les mêmes raisons, hostiles à une distribution internationale de vaccins fabriqués par la Chine et la Russie.

En décembre, Pfizer/BioNTech a annoncé qu’il n’atteindrait pas son quota promis de 12,5 millions de doses pour l’UE d’ici la fin de 2020. Il s’est engagé à augmenter sa production en Europe, mais a précisé que cela dépendrait du résultat de ses négociations avec des fabricants européens.

En janvier, Moderna a annoncé une réductions de plus de 20 pour cent de ses livraisons à l’Italie et à la France.

Le seul autre vaccin dont l’utilisation a été approuvée par l’Agence médicale européenne, Oxford-AstraZeneca, a annoncé des retards permanents et des réductions dans ses livraisons. Le 23 février, Reuters a rapporté, citant un fonctionnaire européen anonyme, qu’AstraZeneca réduirait de plus de 50 pour cent ses livraisons du deuxième trimestre et ne fournirait que 90 millions de doses sur les 180 millions promises pour la période d’avril à juin. Le 6 mars, le Financial Times a rapporté que l’UE cherchait à avoir accès aux vaccins d’AstraZeneca fabriqués aux États-Unis.

AstraZeneca était au courant de la pénurie de production depuis début janvier, mais n’a annoncé qu’à la fin du mois qu’il ne livrerait que 40 des 90 millions de doses prévues pour le premier trimestre. La pénurie de vaccins disponibles a contraint la France à reporter pour des semaines tous les rendez-vous de vaccination en région Île-de-France et l’Espagne a elle aussi du remettre ses vaccinations à plus tard.

L’annonce d’AstraZeneca a déclenché un âpre conflit nationaliste entre l’UE et le Royaume-Uni. L’UE a exigé qu’une partie des vaccins produits dans deux usines basées au Royaume-Uni soit détournée pour respecter les engagements européens d’AstraZeneca, ce que le gouvernement britannique a rejeté. Pendant plusieurs heures le 28 janvier, l’UE a annoncé l’interdiction d’exporter des vaccins vers l’Irlande, disant qu’ils pouvaient être utilisés à fournir le Royaume-Uni. Elle n’a annulé cette décision qu’après que Johnson a appelé la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, pour lui faire part de ses «graves préoccupations» concernant cette action.

La même semaine, plusieurs pays européens ont annoncé des restrictions à l’utilisation du vaccin d’AstraZeneca, affirmant que cela était motivé par des préoccupations scientifiques quant à son efficacité. Les gouvernements et les médias européens, s’appuyant sur des sources gouvernementales, ont lancé une campagne de propagande irresponsable pour saper la confiance dans le vaccin d’AstraZeneca.

Le président français Emmanuel Macron a déclaré le 29 janvier, «nous pensons aujourd’hui que le vaccin [d’AstraZeneca] est pratiquement inefficace pour les personnes âgées de plus de 65 ans», sans apporter aucune preuve de ce qu’il disait. Le quotidien allemand Handelsblatt, citant une source gouvernementale allemande anonyme, affirma que le vaccin AstraZeneca avait « apparemment une efficacité de seulement 8 pour cent chez les personnes âgées.»

Ces déclarations ne reposaient sur aucun fait scientifique. Le chiffre de 8 pour cent correspondait en fait à la proportion de participants aux essais du vaccin AstraZeneca âgés de 56 à 69 ans. La plupart des participants avaient entre 18 et 55 ans, moins de 1.500 plus de 55 ans et 450 avaient plus de 70 ans.

L’Agence médicale européenne avait noté le nombre relativement faible de participants âgés aux essais lorsqu’elle a approuvé l’utilisation du vaccin d’AstraZeneca en janvier. Elle a déclaré qu’étant donné qu’on avait observé une réponse immunitaire dans ce groupe d’âge, et sur la base de l’expérience d’autres vaccins, on pouvait prévoir une efficacité similaire chez les patients âgés. Des données supplémentaires devaient continuer à être recueillies et analysées pour ce vaccin.

L’analyse initiale des essais cliniques d’AstraZeneca, basée sur un schéma de deux doses espacées de quatre semaines, estimait qu’il prévenait tous les cas symptomatiques avec une efficacité de 62 pour cent. Un article plus récent, publié par le Lancet le 6 mars, affirme que ce chiffre passe à environ 81 pour cent si l’on reçoit les deux doses du vaccin à des intervalles plus rapprochés.

Les essais cliniques de Moderna et de Pfizer ont tous deux enregistré des efficacités estimées de 94 à 95 pour cent.

De récentes études anglaises et écossaises montrent que, si l’on reçoit une seule dose du vaccin, en violation des protocoles des fabricants, mais conformément à la politique du gouvernement britannique, les vaccins AstraZeneca et Pfizer sont à peu près aussi efficaces pour éliminer les cas symptomatiques de COVID-19 (à environ 60 pour cent) et pour réduire les taux d’hospitalisation des patients âgés (à environ 80 pour cent).

Après publication de ces études, le gouvernement allemand a approuvé le vaccin d’AstraZeneca pour les personnes âgées de plus de 65 ans. Le gouvernement français a annoncé un virage abrupt similaire, déclarant que le vaccin AstraZeneca était aussi efficace que Moderna et Pfizer, sauf pour les groupes les plus âgés. Il conseille de l’utiliser pour tous les patients âgés de moins de 75 ans, dont ceux âgés de 65 à 74 ans présentant des comorbidités préexistantes. Les patients plus âgés continuent à recevoir les vaccins Moderna et Pfizer.

Jeudi, le Danemark, l’Autriche, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et le Luxembourg ont tous suspendu l’utilisation du vaccin AstraZeneca provenant d’un lot d’un million de doses envoyé en Europe. Une femme au Danemark et une infirmière de 49 ans en Autriche sont mortes de caillots sanguins après avoir reçu ce vaccin. Les autorités sanitaires danoises ont souligné qu’il ne s’agissait que d’une pause dans son utilisation, et le gouvernement espagnol a publié une déclaration indiquant qu’il ne cesserait pas d’utiliser le vaccin AstraZeneca. L’Agence européenne des médicaments (EMA) a déclaré, «rien n’indique actuellement que la vaccination ait provoqué ces troubles. Des caillots sanguins ne figurent pas sur la liste des effets secondaires de ce vaccin.»

Ce qui est clair, c’est que la politique de santé et la distribution des vaccins, doivent se faire sur la base des avis scientifiques des professionnels de la santé. Ces derniers ne doivent pas être influencés par les profits des grandes entreprises et les intérêts stratégiques des États, qui ont prévalu jusqu’à présent. Il est essentiel surtout d’assurer la distanciation sociale, notamment par des mesures de confinement, afin de limiter la propagation du virus, de donner du temps à la production de vaccins et de limiter l’apparition de nouveaux variants. Cela permettrait de sauver des millions de vies.

Mais le programme de vaccination, qui vient à peine de commencer en Europe, est utilisé par les divers gouvernements pour justifier la fin des mesures de distanciation ayant été mises en place, même des plus limitées. Cette politique criminelle garantira la propagation incontrôlée du virus et menace de causer d’innombrables morts inutiles. En outre, les scientifiques ont averti à maintes reprises que la propagation et les mutations continuelles ne font qu’augmenter la possibilité que les virus deviennent à l’avenir plus résistants aux vaccins actuels et aux anticorps qu’ils stimulent dans le corps.

Ainsi, le quotidien français Le Monde a récemment salué le refus de Macron de mettre en place un confinement et a soutenu «le quasi-consensus qui existe désormais pour rejeter cette solution radicale.» Appelant à promouvoir le vaccin d’AstraZeneca contre un confinement, il conclut ainsi: «Nous devons, de toute urgence, changer d’attitude vis-à-vis des vaccins, pour les considérer comme notre principal moyen de sortir de la crise. De ce point de vue, malheureusement, les messages du gouvernement sont loin d’être à la hauteur de ce qui est nécessaire.»

En accord avec toute sa politique d’«immunité collective» qui consiste à laisser le virus se propager tout en gardant les travailleurs au travail afin de stimuler les profits du patronat, la bourgeoisie européenne se sert des vaccins comme prétexte imposer de nouvelles réductions des mesures cruciales de distanciation sociale.

La question clé est la mobilisation politique de la classe ouvrière en Europe et dans le monde contre les mauvaises politiques de la classe dirigeante et pour une politique basée sur la science. Au centre de cette lutte, la lutte pour la distanciation sociale et les mesures de confinement sont décisives pour donner du temps à la vaccination. L’année de pandémie écoulée a montré qu’une telle lutte ne peut être organisée sous le contrôle des syndicats et de l’establishment politique, qui ont tous soutenu la politique d’«immunité collective». Les travailleurs ont besoin, pour mener cette lutte, de leurs propres organisations de la base.

Ces organisations doivent en même temps, pour combattre le virus, avoir une perspective et un programme socialistes. Les confinements ne peuvent être maintenus sans l’octroi de salaires décents aux travailleurs et aux petites entreprises pour que puissent fermer les lieux de travail non essentiels. Pour transformer les géants pharmaceutiques en services publics, soumis au contrôle démocratique des travailleurs et non au profit privé et aux intérêts stratégiques des banques et des gouvernements impérialistes, il faut une lutte révolutionnaire contre toute l’UE, pour les États socialistes unis d’Europe.

(Article paru d’abord en anglais le 12 mars 2021)

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