L'amnistie militaire pour l'Irlande du Nord est plus étendue que celle du Chili de Pinochet

Le gouvernement britannique a l'intention de mettre fin à toutes les enquêtes sur les crimes commis par les forces armées britanniques pendant et après les trois décennies de conflit armé en Irlande du Nord, connues sous le nom de « Troubles ». La mesure, annoncée dans un document de commandement parlementaire « Addressing the Legacy of Northern Ireland's Past » (Faire face à l’héritage du passé de l’Irlande du Nord), a été analysée par une équipe d'universitaires d'Irlande du Nord et jugée plus vaste que celle proposée à l'armée chilienne en 1978 sous la dictature sanglante du général Augusto Pinochet.

Une fresque à Belfast commémorant les victimes du massacre de Ballymurphy en 1971, lorsque 11 civils non armés ont été tués par des soldats britanniques. (source: photographie de l'œuvre de l'artiste public R. Ó Murchú--Flickr PPCC Antifa)

La proposition équivaut à une amnistie inconditionnelle pour les agents, les indicateurs et le personnel des forces britanniques, ainsi que les membres de groupes paramilitaires, et cherche à tirer le rideau juridique sur le rôle du gouvernement britannique et de ses services de renseignement au cours des décennies de sale guerre dans sa plus ancienne colonie. Si le document devait être adopté comme loi, les seules personnes risquant des poursuites en raison d'enquêtes plus poussées seraient celles qui cherchent à partager de nouvelles informations avec le grand public.

Présentant le document, le secrétaire d'Irlande du Nord, Brandon Lewis, a indiqué que le gouvernement se sentait sous pression sur la question. « Le temps », a écrit Lewis, « ne joue pas en notre faveur ».

« Sans nous saisir rapidement de la question, nous (...) ne parviendrons pas à expliquer la complexité des Troubles de manière impartiale et sous tous les angles aux enfants d'Irlande du Nord aujourd'hui, les condamnant à porter une vision partielle des Troubles qui agit comme une barrière à l'intégration et à la compréhension de la communauté ».

Expliquer la vérité « de manière impartiale » pour Lewis signifie faire le contraire. Le problème pour Lewis est que même les enquêtes judiciaires lentes déjà en cours menacent de révéler bien plus que ce que le gouvernement britannique peut tolérer sur ses méthodes meurtrières et abominables en Irlande. Toute menace de poursuite en justice de soldats individuels comporte le danger que le personnel en question puisse, pour sa défense, faire ressortir le rôle de ses supérieurs militaires et du gouvernement britannique.

Le paragraphe 34 stipule explicitement que « le PSNI [Service de police d'Irlande du Nord] et le médiateur de la police d'Irlande du Nord seraient juridiquement interdits d'enquêter sur les incidents liés aux Troubles ». Cela « mettrait fin immédiatement aux enquêtes criminelles [...] et supprimerait la perspective de poursuites ».

Au paragraphe 37, le gouvernement affirme qu'il est « engagé à offrir une plus grande certitude à toutes les personnes directement touchées par les Troubles et à permettre à toutes les communautés d'Irlande du Nord d'aller de l'avant ». Mais la seule certitude est que personne ne sera tenu responsable et personne ne sera poursuivi. Les révisions judiciaires et la constitution de parties civiles seraient également interdites. Celles-ci, selon le gouvernement, « comportent une approche pouvant créer des obstacles à une réconciliation plus large ».

Au lieu d'une procédure judiciaire, le gouvernement propose un nouvel Organisme de récupération d'informations, qui permettrait aux familles et aux proches de se voir proposer un dossier plutôt qu'une affaire judiciaire. Le gouvernement a affirmé qu'il s'était engagé à une « divulgation complète » tout en prenant des mesures pour garantir l’absence « de divulgation par inadvertance dans le domaine public d'informations pouvant menacer la sécurité nationale », c'est-à-dire rien impliquant les services de renseignement.

Il y a plus de cinq décennies, en 1969, le gouvernement travailliste britannique envoya des milliers de soldats pour renforcer le gouvernement unioniste pro-britannique d'Ulster dans les six comtés d'Irlande du Nord. Les Unionistes cherchaient à réprimer un mouvement populaire pour les droits civiques. Depuis la partition de l'Irlande en 1921, l'Irlande du Nord avait été gouvernée comme une semi-dictature par des pouvoirs d'urgence, la violence des bandes loyalistes fascisantes, des élections truquées pour assurer la victoire des Unionistes et une discrimination systématique contre les catholiques, en particulier la classe ouvrière, dans tous les domaines de la vie sociale.

Au cours des trois décennies suivantes, les six comtés d’Irlande du Nord ont été occupés en permanence par des dizaines de milliers de soldats britanniques et la frontière avec la République d'Irlande a été fortement militarisée, tandis que les forces armées britanniques, soutenues par la police d'Irlande du Nord et les forces paramilitaires étatiques, ont mené une sale guerre de « basse intensité » contre les républicains irlandais. Une vaste opération de sécurité, de surveillance, d'infiltration, d'assassinat et de propagande fut déclenchée. Au total, au cours des Troubles, quelque 3 500 personnes ont été tuées et 40 000 blessées par les forces britanniques, l'Ulster Defence Regiment, la police du Royal Ulster Constabulary, les paramilitaires loyalistes et nationalistes. D'innombrables autres personnes ont souffert, et continuent de souffrir, de traumatismes physiques et mentaux à vie.

Les Troubles n'ont pris fin qu'en 1998 lorsque le gouvernement britannique – cherchant à réduire son engagement militaire et l'Irlande du Nord étant confrontée à la ruine économique et incapable d'attirer des investissements – conclut un accord dit ‘du Vendredi Saint’ soutenu par le capitalisme américain et européen. On offrit au Sinn Fein, à l'Armée républicaine irlandaise (IRA), une voie vers un gouvernement dévolu de partage du pouvoir avec leurs opposants unionistes. L'Assemblée d'Irlande du Nord a, depuis lors, fonctionné par à-coups, toutes ses activités se conformant aux clivages sectaires.

Parallèlement à l'accord du Vendredi Saint, des mécanismes ont été mis en place pour permettre des enquêtes juridiques à la fois sur les meurtres non résolus et sur les nombreux attentats des Troubles. Un certain nombre d'enquêtes publiques très médiatisées furent mises en place, dont les résultats étaient invariablement des rapports partiels mais néanmoins dommageables.

Une enquête publique fut autorisée en 1998, par exemple, sur la fusillade du ‘Bloody Sunday’ à Derry, le 30 janvier 1972, au cours de laquelle 13 personnes avaient trouvé la mort. L'enquête Saville a finalement rendu compte en 2010, accusant des parachutistes britanniques d'avoir tiré sur des civils non armés. Un soldat anonyme fut finalement inculpé, mais l'affaire contre le « Soldat F » a été abandonnée plus tôt cette année.

Plus tôt cette année, une enquête du coroner a rendu un verdict sur le massacre de Ballymurphy – la fusillade de dix civils non armés dans le grand ensemble de Ballymurphy à Belfast en 1971 lors de l'opération Demetrius. Le verdict rendu de l'enquête sur la culpabilité de l’armée a été obtenu seulement grâce à la campagne acharnée et déterminée des proches et des partisans des habitants assassinés. Pourtant, il n’y aura pas de poursuites contre quiconque.

Une équipe d'enquête historique (HET), composée de pas moins de 100 détectives, a fonctionné de 2006 à 2014 pour être ensuite dissoute, après qu'une enquête officielle a reconnu qu'elle n'enquêtait pas sur les « cas d'implication de l'État » avec la même rigueur que les autres dossiers. La HET a été remplacée par une Legacy Investigation Branch, moins coûteuse, qui n'a condamné personne depuis le début de ses enquêtes. La moitié des 19 dossiers sur lesquels elle a enquêtés, sur 953 en cours, concerne des militaires.

Certains des dossiers les plus sensibles font l'objet d'une enquête par l'Opération Kenova, l'enquête policière sur les activités meurtrières de l'agent britannique au sein de l'unité de sécurité de l'IRA, connu sous le nom de « Stakeknife », Freddie Scappaticci. L'opération a étendu ses activités à plus de 200 dossiers. Dirigé par l'ancien chef de la police Jon Boutcher, Kenova a jusqu'à présent amassé plus de 50 000 pages de preuves couvrant 17 meurtres et 12 enlèvements. Plus de 300 personnes ont été interrogées.

Depuis 2019, Boutcher enquête également sur le gang Glenanne de l’Ulster Volunteer Force loyaliste, qui comprenait des membres des forces de sécurité d'Irlande du Nord. Le gang Glenanne est soupçonné d'avoir commis jusqu'à 90 attentats, y compris ceux qui ont coûté le plus de vies lors de telles atrocités pendant les Troubles, comme les attentats de Dublin et de Monaghan en 1974.

Le 17 mai 1974, lors d'une attaque coordonnée, trois bombes avaient explosé dans les rues bondées de Dublin à l'heure de pointe à deux minutes d'intervalle. Un quatrième engin a explosé dans la ville de Monaghan, près de la frontière, une heure et demie plus tard, comme tactique de diversion lorsque les assaillants traverseraient la frontière vers les six comtés. 33 personnes, ainsi qu'un enfant à naître, ont été tuées dans les attaques, 258 ont été blessées. Personne n'a jamais été inculpé pour ces atrocités et le gouvernement britannique a refusé de divulguer les documents pertinents.

Deux ans plus tôt, deux agents britanniques, Kenneth et Keith Littlejohn, étaient impliqués dans une opération du renseignement britannique qui a fait exploser deux bombes à Dublin au moment où avait lieu un débat parlementaire du Dáil Éireann sur la criminalisation du Sinn Fein. Deux personnes ont été tuées et une centaine blessées dans une attaque imputée à l'IRA. Les infractions contre l'État (amendement) devaient être rejetées par le parlement jusque-là lorsque les bombes explosent à proximité, faisant basculer le vote. L'affaire Littlejohn a été largement couverte à l'époque par les trotskystes de la Socialist Labour League, qui ont publié une brochure « Anatomie de la dictature - l'affaire Littlejohn ».

Ce ne sont pas seulement là des questions de sensibilité historique. La proposition d'amnistie fait suite à la loi de 2021 sur les opérations à l'étranger (personnel de service et vétérans) qui impose un délai de six ans aux poursuites judiciaires contre les crimes commis par les troupes britanniques à l'étranger. En tant que tel, la proposition fait partie des préparatifs britanniques pour de nouveaux conflits majeurs à l'étranger et des mesures dictatoriales pour affronter la classe ouvrière britannique.

Le document de commande a été soumis à une analyse critique par une équipe d'universitaires du droit et des droits de l'homme de l'Université Queen's de Belfast et de l'Université d'Ulster, la Model Bill Team, qui avait considéré l'Accord de Stormont House de 2014 comme capable d’engendrer des mécanismes juridiques conformes aux pratiques actuelles des droits de l'homme.

L'une des découvertes les plus surprenantes de l'équipe a été le résultat d'une comparaison entre l'amnistie proposée par le gouvernement britannique et des mesures similaires dans le monde entier, y compris une amnistie de 1978 adoptée par le dictateur chilien Augusto Pinochet. Selon l'équipe, celle-ci est « largement considérée comme l'un des exemples les plus flagrants d'amnistie ». La proposition du gouvernement britannique, comme celle de Pinochet, couvre « les violations graves des droits humains, y compris les exécutions extrajudiciaires, les détentions arbitraires, la torture et les disparitions ».

Cependant, la proposition britannique va beaucoup plus loin. Contrairement au Chili, aucune infraction n'est exclue, aucun délai n'est imposé et toutes les procédures en cours cesseront, y compris toutes les procédures judiciaires et d'enquête.

L'équipe a également noté que l'Organisme de récupération d'informations, proposé pour prétendre faire avancer les enquêtes, sera entièrement volontaire et donc ignoré, tandis que ses pouvoirs d'extraire des documents à l'État seront moindres que ceux existant actuellement.

Par contre, associée à des mesures visant à renforcer les lois sur les secrets officiels, l'équipe a noté que « les journalistes, les enquêteurs et les défenseurs des droits humains qui divulguent des preuves de violations des droits humains dans le domaine public [...] seraient les seules personnes susceptibles d'être poursuivies pour des questions liées au conflit [Troubles]».

(Article paru en anglais le 9 octobre 2021)

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